Pierre-André Taguieff : « Si les juifs n’existaient plus, les antijuifs les réinventeraient »

Abonnez-vous à la newsletter

Philosophe, politiste et historien des idées, Pierre-André Taguieff a publié récemment « Sortir de l’antisémitisme ? » (Odile Jacob), réflexion aussi bien sur l’histoire du concept que sur le mot lui-même au travers du cheminement et des variations idéologiques de nombreux intellectuels. Il a accepté de répondre aux questions de « Marianne ».

Pourquoi le mot « antisémitisme » est inapte à définir ce qu’il est censé désigner

Pierre-André Taguieff  : Les antijuifs d’aujourd’hui n’imaginent plus combattre les « Sémites » ou la « race sémitique ». Faisons un bref rappel historique. L’adjectif « antisémite » fut forgé en 1860 par l’orientaliste juif autrichien Moritz Steinschneider dans un texte où il critiquait Ernest Renan pour ses« préjugés antisémites », faisant référence à la fameuse affirmation racialiste de l’historien philologue qu’on trouve au tout début de son  Histoire générale et système comparé des langues sémitiques (1855) : « Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine. « Mais celui qui, à l’automne 1879, a fait du mot « antisémitisme » un drapeau militant, c’est l’idéologue et agitateur antijuif Wilhelm Marr. Après avoir publié en mars 1879 son livre-manifeste, La Victoire de la judéité sur la germanité, Marr a fondé une « Ligue des antisémites » en septembre de la même année. Il voulait par l’emploi de ce néologisme marquer la nouveauté du mouvement social, culturel et politique qu’il se proposait d’incarner et d’orienter. Il appelait donc « antisémitisme » la doctrine racialiste et nationaliste qui justifiait le rejet des juifs en tant que Sémites, en la distinguant de la vieille haine des juifs et du judaïsme transmise par la culture chrétienne et centrée sur la vision du juif déicide.

Mais le mot n’a pas été employé que par les adversaires des juifs

Non. En 1882, le grand Brockhaus, dictionnaire encyclopédique de référence en Allemagne, donnait cette définition lexicale du mot nouveau qu’était alors, en langue allemande, le mot « Antisemitismus » : « Haine des Juifs. Adversaire du judaïsme. Combat contre les qualités, l’apparence et les intentions du sémitisme. »  Le « sémitisme » a depuis été relégué dans le musée des fictions et la « race sémitique » s’est perdue dans l’océan des chimères pseudo-scientifiques. Mais le mot « antisémitisme » a survécu au naufrage, et continue aujourd’hui d’être employé pour désigner toutes les formes d’hostilité envers les juifs. Son sens racialiste a été enregistré dans les dictionnaires de langue, qui continuent de définir l’antisémitisme en tant que « racisme dirigé contre les juifs »  (Le Petit Robert).Mais comment désigner la haine des juifs lorsque ses idéologues et ses propagateurs se réclament de l’antiracisme et accusent les juifs de racisme ? Dès 1982, j’avais diagnostiqué le surgissement de cette nouvelle figure de l’hostilité antijuive et l’avais baptisé « antiracisme antijuif », pseudo-antiracisme dont le présupposé central est l’équation « sionisme = racisme », qui fonde l’antisionisme radical, dont la conclusion pratique est la destruction de l’État d’Israël.

Comment désigner sans ambiguïté l’hostilité antijuive ? 

Convaincu que l’emploi du mot « antisémitisme » n’était plus qu’une survivance devenue source d’équivoques, j’ai proposé, au cours des années 1980, de recourir au terme de « judéophobie », forgé en 1882 par Léon Pinsker, l’un des pionniers du sionisme politique. Encore faut-il rappeler que les peurs se colorent de haine : face aux juifs, il n’est point de « phóbos  » (peur) sans « mîsos  » (haine), comme dans la xénophobie ou la misoxénie faisant de l’étranger un objet de peur et de haine mêlées. Pour désigner cette haine mêlée de crainte dont les juifs sont la cible, j’ai forgé le néologisme « judéomisie »

Le mot « sémitisme », à partir duquel ont été formés les mots « antisémitisme » et « philosémitisme », est porteur de malentendus, puisqu’il ne renvoie qu’aux juifs. Régulièrement, des intellectuels arabo-musulmans accusés d’être antisémites répliquent en déclarant qu’en tant que « sémites », ils ne peuvent être « antisémites ». C’est pourquoi il serait plus clair d’employer les mots « judéophobie » ou « judéomisie », et de désigner par « judéophilie », plutôt que par « philosémitisme », une amitié pour le peuple juif ou un intérêt admiratif pour le judaïsme, la pensée et la culture juives. Mais, en attendant le grand jour de la réforme du vocabulaire spécialisé, il faut bien se contenter, pour se faire comprendre, de recourir au vocabulaire courant.

Comment expliquer le fait qu’autant d’intellectuels aient oscillé entre « antisémitisme » et « philosémitisme » pour employer le vocabulaire courant ? 

Il ne faut pas oublier le terme médiateur : l’anti-antisémitisme. Le philosémitisme suppose l’anti-antisémitisme, mais il ne s’y réduit pas. Non seulement tout anti-antisémite n’est pas voué à devenir philosémite mais on observe de nombreuses variétés de philosémites. Par ailleurs, il est difficile de trouver, dans l’histoire intellectuelle, une illustration d’un philosémitisme parfait ou d’une judéophilie sans mélange, si ce n’est en Péguy. Léon Bloy fut à la fois antisémite et philosémite, et Nietzsche fut anti-antisémite sans être devenu philosémite. L’ambivalence et l’oscillation permanente sont la règle. La première raison de cette oscillation est l’indistinction et l’instabilité des frontières entre antisémitisme et philosémitisme. Car on observe des différences de degré : on est plus ou moins antisémite, plus ou moins philosémite. La seconde tient à la pluralité des manières d’être antisémite ou philosémite. La troisième est la banale ambivalence des sentiments et leur évolution imprévisible en ce que leurs causes sont multifactorielles. La quatrième est le fait que les intellectuels sont particulièrement exposés aux modes culturelles et idéologico-politiques et que les variations de leurs opinions dérivent le plus souvent des débats et des controverses dans lesquels ils s’engagent. Et il ne faut négliger ni le conformisme ni l’opportunisme.

Comment expliquer les reproches totalement contradictoires faits aux juifs au cours de l’histoire ? 

On continue en effet de reprocher contradictoirement aux juifs d’être trop « communautaires » et trop « nomades », trop « séparés » et trop « cosmopolites », trop secrets et trop visibles (voire ostentatoires), trop traditionalistes et trop modernes. On les accuse en même temps d’être nationalistes et internationalistes ou mondialistes, capitalistes et révolutionnaires, racistes et antiracistes. Autant d’indices de l’indétermination de l’identité juive vue par ses ennemis, qui n’arrivent pas à la saisir bien qu’ils en supposent l’existence. Comment la définir lorsqu’on ne la réduit pas à une question d’identité ethnoraciale (la pseudo-race « sémitique »), culturelle ou religieuse. Le problème a été fort bien posé par Albert Memmi : « On se découvre juif, puis l’on y consent ou l’on s’y refuse… sans cesser de l’être. »  Mais, en dépit d’une immense littérature savante sur l’identité juive, le problème s’avère sans solution. L’identité juive reste une énigme. Peut-être faut-il se résoudre à reconnaître, à la suite de Dominique Schnapper, que l’identité juive est ineffable. Et pourtant, elle existe et persiste. Elle reste néanmoins une évidence pour les juifs, les antisémites et les philosémites. Le destin de cette évidence est d’être indéfiniment questionnée. Dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste , Freud a suggéré l’existence d’une relation entre la persistance surprenante du peuple juif et la haine qu’il suscite d’une façon récurrente : « Nous osons dire que ce fut le seul homme Moïse qui a créé les juifs. C’est à lui que ce peuple doit la ténacité qu’il met à vivre, mais aussi une grande part de l’hostilité qu’il a suscitée et suscite encore. »

Les mesures et les lois peuvent-elles être utiles pour lutter contre l’antisémitisme ?

Les représentations et les croyances hostiles aux juifs ne peuvent être éliminées par décret. La menace de la sanction permet seulement de contenir provisoirement leur expression dans l’espace public et d’empêcher un certain nombre de passages à l’acte. D’où la relative impuissance des lois et des mesures antiracistes, qui ne s’attaquent qu’aux effets socialement visibles, aux symptômes, non sans engendrer des effets pervers, dont la limitation de la liberté d’expression n’est pas le moindre. Les déclarations tonitruantes de guerre à « la haine » ou aux « contenus haineux », qui ne peuvent que buter sur l’impuissance à résorber une passion aussi forte et répandue que la haine, ne font qu’étendre le champ de la haine ou du soupçon de haine. Il est difficile d’échapper au cercle vicieux et au mauvais infini de la haine de la haine. Une éducation à la pensée critique engendre moins d’effets pervers. Mais, parce que les passions et les croyances résistent aux arguments rationnels, elle est toujours à recommencer. Il est par ailleurs douteux que le simple recours à l’universalisme suffise à mettre fin à l’hostilité envers les juifs. Car le projet de dissoudre l’identité juive dans l’universalité du genre humain fait précisément partie de la batterie des thèmes antijuifs. En outre, si l’identité juive s’effaçait réellement au terme d’un processus d’assimilation des juifs, elle serait inévitablement recréée par les antijuifs sur la base de préjugés et de stéréotypes toujours présents dans l’imaginaire social. Si les Juifs n’existaient plus, les antijuifs les réinventeraient.

Le journaliste et homme politique d’extrême droite Xavier Vallat considérait que le sionisme était la seule solution raisonnable au « problème juif ». Peut-on dire que la situation s’est totalement inversée aujourd’hui ? 

Elle s’est inversée pour ceux qui, convaincus que la vieille « question juive » est devenue la « question sioniste », pensent qu’elle ne peut être résolue que par la disparition de l’État d’Israël. Mais les milieux antijuifs contemporains, qu’ils soient d’extrême droite, d’extrême gauche ou islamistes, restent divisés sur la stratégie prioritaire à suivre dans la lutte antijuive. Car, s’ils se sont tous convertis à l’antisionisme, ils partagent aussi la croyance que les juifs sont les maîtres de la finance internationale et qu’ils exercent ainsi une influence maléfique sur la marche du monde. À l’antisionisme exterminateur s’ajoute donc un anticapitalisme rédempteur.

Peut-on totalement occulter, dans la résurgence de l’antisémitisme, la dimension spirituelle et religieuse ?

Moins que jamais depuis que l’islamisation des passions antijuives est passée au premier plan. Avec cette transformation, impliquant une refonte doctrinale en même temps qu’un déplacement du principal foyer de l’hostilité antijuive, s’est opéré un « retour à la théologie comme justification, puis comme source de la haine des juifs »  , comme l’a noté l’historienne Rivka Yadlin. Il s’agit désormais d’une théologie non plus chrétienne mais musulmane. Pour comprendre la récente vague antijuive mondiale, il faut commencer par reconnaître cette matrice théologico-politique islamique. C’est principalement sur cette nouvelle base politico-culturelle que s’accomplit et se légitime désormais la démonisation des juifs.

Votre essai est aussi une réflexion sur les mots. En dehors de ceux dont vous expliquez l’imprécision comme « antisémitisme » ou « islamophobie », quels sont les mots qui aujourd’hui vous semblent particulièrement mal choisis ?   

Ce sont surtout des mots ou des expressions qu’on rencontre à la fois dans les textes savants et le langage politique ordinaire. Pour certains, leur valeur conceptuelle ne cesse d’être parasitée par leur fonction polémique, qui les transforme en termes insultants ou injurieux, ou en modes de diabolisation de l’adversaire. Il en va ainsi des mots « réactionnaire », « racisme », « fascisme », « extrémisme », « déclinisme », « communautarisme » ou « identitarisme », voire « populisme » et « complotisme ». Loin d’être réservé aux partisans du « retour en arrière », le qualificatif « réactionnaire » est employé pour stigmatiser tous ceux qui critiquent des visions politiques aussi différentes que la social-démocratie, le communisme, le libéralisme ou le multiculturalisme. Un « réactionnaire », dès lors, est un individu qui, quels que soient ses arguments, refuse d’aller dans le « sens de l’histoire » tel qu’il est fixé par les contre-réactionnaires qui le dénoncent. D’autres termes, comme « antiracisme » ou « antifascisme », ont perdu tout sens précis en raison de l’extension indéfinie de leurs champs d’application respectifs. De plus en plus nombreux sont les « antiracistes » et les « antifascistes » déclarés qui luttent contre des racismes et des fascismes imaginaires, et qui pensent ou se comportent comme des racistes et des fascistes. Il en va ainsi des milices violentes appelées « antifas », qui voient du fascisme partout, ou des pseudo-antiracistes qui ont professionnalisé la délation et la censure selon les normes du « wokisme » et de la « cancel culture ». Faut-il souligner enfin que l’un des plus farouches « antifascistes » contemporains n’est autre que Vladimir Poutine, qui déclare vouloir « dénazifier » l’Ukraine ?

Pierre-André Taguieff, Sortir de l’antisémitisme ? Le philosémitisme en question

Source marianne