Ascension sociale, arnaque et judaïsme, par David Haziza

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La plupart des personnages du film les Rois de l’arnaque – diffusé par Netflix, où ce documentaire a rencontré un grand succès et suscité la fascination – partagent un point commun : ils sont Juifs. En revenant sur la trajectoire de ses différents protagonistes, David Haziza s’interroge sur la criminalité juive et les chemins sinueux de l’ascension sociale.

Quelle est la propension au crime du juif ? Voilà l’un de ces thèmes, naguère cantonnés à la sous-littérature antisémite, qui se sont vus réévalués ces derniers temps par le monde des études juives, notamment en Israël et aux États-Unis[1]. À cet égard, qu’en serait-il de Mardoché Mouly, Grégory Zaoui, Arnaud Mimran et autres « rois de l’arnaque » ? Devrions-nous détourner pudiquement le regard en les voyant et saintement crier au hillul hashem ? Ou, comme Kafka dans « Chacals et Arabes », constater sans jugement que la mission historique du peuple juif n’est pas toujours dissociable d’une existence aux marges du monde – pour le meilleur mais aussi pour le pire ?

« C’est l’intelligence de la rue, des gens qui ont faim, qui ont baisé l’élite », est-il dit de Mouly dans le film de Guillaume Nicloux. Mouly est né pauvre, il a grandi dans un Belleville que n’avait pas encore gagné la boboïsation de notre début de XXIsiècle. « Tu gagnes un max, tu prends des jets, des bateaux… Les gens viennent te voir avec des costumes à 25 000 et te disent : “Comment allez-vous, Monsieur ?” T’as jamais parlé avec eux, tu viens de Belleville et tu manges des carottes ! » résume lui-même, goguenard, Marco Mouly. D’où cette considération étonnante : « En vrai, je sais ni lire ni écrire : comment je connaîtrais la puissance de l’argent ? » Ce que peut l’argent, ce qu’il donne à ceux qui le servent, et ce qu’il leur retire aussi, un pauvre « mangeur de carottes », un Bellevillois illettré n’en sait rien.

On sent d’ailleurs chez cet escroc, comme chez le Shylock de Shakespeare, une sorte de mélancolie. Non pas celle, certes, que désigne la critique traditionnelle de l’argent (et du judaïsme), laquelle stipule que le métal et le papier figent la réalité et attristent l’âme de ce fait. Au contraire, c’est parce qu’ils la fluidifient et la démultiplient que Mouly, cet homme d’argent et donc aussi de vent, cet homme inexorablement fluide, rêve, tel l’Ecclésiaste, mais sans succès, de s’arrêter un instant. En contrepoint d’un plan-séquence qui le montre se douchant, on l’entend ainsi s’exprimer : « Ma vie a été faite d’adrénaline, tellement rapide, tellement… J’ai pas vu passer ma vie, aujourd’hui j’ai cinquante-cinq ans. Je suis jaloux des gens qui travaillent normalement. »

« Je suis arrivé de Tunis, j’étais très jeune, dit-il encore. J’ai ramené du soleil, mais j’ai ramené un peu le vice de Tunis. » Le vice, dans le parler d’Afrique du Nord, c’est la méchanceté et c’est la ruse, c’est le mouvement qui louvoie sans se fixer, qui se saisit de sa proie comme en passant. Mouly est un corrupteur qui se sait tel. Il n’empêche que c’est aussi un homme influencé, corrompu peut-être, à sa manière, par son environnement et surtout par ce qui dépasse son environnement. Il est montré – en fait, c’est lui-même qui le raconte – comment il s’est méthodiquement employé à « apprendre leur monde », notamment en gravissant les échelons de la géographie parisienne. Ainsi dit-il avoir été « un des premiers à aller dans le XVIe » : l’un des premiers quoi ? est-on tenté de lui demander. La réponse est évidente : l’un des premiers parmi ces Juifs de Belleville qui l’entouraient, quand à peine quelques familles alsaciennes et polonaises, quelques anciennes fortunes du Maroc étaient déjà établies entre la place Victor Hugo et la porte de la Muette. Puis le VIIparce que « les vrais riches » y sont. « Après, on m’a dit d’aller à Saint-Germain », le quartier de l’élite intellectuelle, artistique et politique, la véritable aristocratie : qui, on ? La voix tonitruante et silencieuse du chic, de la frime et de l’intégration. Les amis mais aussi les ennemis. « J’ai suivi les gens en même temps que ma carrière », conclut Mouly.

Reste qu’il n’a pas oublié d’où il venait. Lui, qui n’a pas eu droit à une telle célébration pour la sienne, a invité le monde entier à la fête de bar-mitsvah de son fils : « ma bar-mitsvah », dit-il en une formule transparente. « Sa » bar-mitsvah, celle de son fils, c’est sa revanche. Quant au monde entier, ce sont les riches et les puissants, mais aussi les pauvres, ses copains de Belleville. Mimran, précise Mouly, ne peut pas en dire autant : celui-là est né riche et ne connaît personne qui ne le soit aussi.

Mimran, pour le coup, a grandi dans le XVIe. Fils d’un ingénieur juif marocain et de la secrétaire d’un général d’armée, riche depuis toujours et depuis toujours assoiffé d’argent, il a fait un « beau mariage », épousant la fille d’un homme d’affaires prospère, d’un esthète collectionneur d’art. On est bien loin de Kifolie et du « vice de Tunis », bien qu’il cultive un look et des goûts plus vulgaires que flamboyants. Et c’est lui qui va, plus que tous les autres, s’abîmer dans le gouffre du crime et de la corruption, allant peut-être jusqu’à faire assassiner son beau-père.

Quel plaisir prenons-nous à regarder se dérouler ces récits pleins de « vice » et de sang ? Et qu’est-ce que ce plaisir dirait de la judéité, de l’Europe ? Mimran démontre par sa trajectoire l’obscure continuité liant les lois de la bourgeoisie et leur négation même, l’ordre et le désordre, le centre et ses marges. C’est d’abord là que réside, dans Les rois de l’arnaque, ce romanesque, cette esthétique du crime qu’on goûte tant. Mais d’ailleurs, si le criminel est artiste, l’artiste ne saurait résister à la fascination du mal : Grégory Zaoui, un autre escroc mis en scène par Nicloux, le « cerveau » de la fraude, s’est inscrit au Cours Florent ; Mouly, lui, rappe, et invite des artistes célèbres à « sa » bar-mitsvah… En une remarquable mise en abyme, il évoque la saisie de ses biens en disant qu’il y eut à ce moment « une cassure d’image », que « le film s’est arrêté », comme si sa vie était un film. À plusieurs reprises, il est montré dans un cirque, cette matrice du cinéma aux accents mi-juifs, mi-gitans. La raison nous en est donnée, là encore, par lui-même : « Vas-y, jongle, dit-il à deux pas d’une acrobate qu’on le voit ensuite admirer, la vie, elle est faite de jonglage, c’est que du jonglage ! […] Tu dois jongler avec l’argent, tu dois jongler avec la police, tu dois jongler avec les voyous. » Et d’ajouter : « J’adore la voir jongler. Parce qu’elle fait son métier comme je fais mon métier. » S’il y a du chacal chez lui, il y a donc aussi du saltimbanque, et il y a peut-être, dès lors, du Mouly également chez quiconque jongle avec sa vie ou son art.

Amar, le moins explicitement juif de tous les hommes filmés par Nicloux, constitue face à ce vivant pandémonium une césure de calme et de loyauté. C’est un enfant de ce qu’il est parfois encore convenu d’appeler la « méritocratie républicaine ». En fait, à deux républiques près, on décèle même chez ce magistrat impeccable quelque chose de ces « fous de la République » des deux siècles passés étudiés par Pierre Birnbaum. Une réussite honnête, certes solide mais tout de même raisonnable.

Qu’y a-t-il au juste de juif chez Amar ? Pour cet homme, dina demalkhuta dina, « la loi du pays est la loi ». Il est le Juif qui, fidèle à Jérémie, « prie » pour la terre de son exil, celui qui, pareil à Joseph, Mardochée et Néhémie, est plus égyptien que les Égyptiens, plus perse que les Perses, d’un exemplaire dévouement envers sa patrie et sa culture.

Or il est possible aussi de supposer qu’est juif son zèle à poursuivre le crime, le crime dont l’État qu’il chérit et auquel il doit tout est la victime. À ce titre, les truands, juifs aussi, le compareraient à un autre Joseph, au traître auteur de la Guerre des Juifs, au malshin et au moser, l’informateur tant redouté des sources médiévales. Zaoui s’écrie à un moment qu’il est normal que les réquisitions visant Mouly en Cour d’appel aient été moins sévères que celles dont il a, lui, été l’objet. « Parce qu’ils ont mis un goy en avocat général à la Cour d’appel ! » Un goy, et non ce Juif d’Amar, soupçonné donc par les « rois de l’arnaque » de montrer trop de zèle à les faire condamner quand ils tombent en son pouvoir. « Je vais tous leur mettre la treha, il a dit ! » assure encore Zaoui. Croit-il que si Amar n’avait pas eu à faire oublier, au fond, d’où il venait, il n’aurait pas été si sévère avec lui ? Mais d’ailleurs, qu’en est-il ? Dans cette suggestion choquante pourrait se déceler une forme réfractée de vérité : si l’arnaque est une « valeur juive », l’honnêteté et la gratitude le sont aussi.

David Haziza

Notes

  1. Voir, par exemple, A Goy Who Speaks Yiddish, d’Aya Elyada (Stanford University Press, 2012); Impure Migrations: Jews and Sex Work in Golden Age Argentina, de Mir Yarfitz (Rutgers University Press, 2019); Jews and Crime in Medieval Europe, d’Ephraim Shoham-Steiner (Wayne State University Press, 2020); A Murder in Lemberg, Michael Stanislawski (Princeton University Press, 2007); ou But He Was Good to His Mother: The Lives and Crimes of Jewish Gangsters.

Source k-larevue