Comment caractériser le zemmourisme ? Le philosophe Gérard Bensussan considère la manière dont Eric Zemmour s’affirme comme Juif-berbère et nostalgique de l’israélitisme, interrogeant la vision de l’histoire qui sous-tend la nostalgie aveugle du polémiste en même temps que son adoration de la force. Dans son texte pour K., il pointe ce qui lui apparait comme une curieuse affinité du candidat de « la Reconquête » avec une forme de marxisme éculée qui imprègne aussi en profondeur l’idéologie de la gauche radicale.
Le zemmourisme, disons ainsi, a fait une irruption fracassante dans le paysage politique français — alors qu’on pouvait le croire simple appendice idéologique du lepénisme, accessoire journalistique d’une pensée élaborée de longue date, liée à la vieille tradition ultranationaliste, et revivifiée dans les années 1970 par Jean-Marie Le Pen. Le zemmourisme est sans doute tout cela et ses radicelles maurassiennes, barrésiennes, voire boulangisto-déroulédiennes, ne sont plus à montrer, elles s’exhibent d’elles-mêmes au fil des jours et des discours. Ce qui intrigue toutefois dans cette effraction, c’est son piment « judéo-berbère », profondément étranger à ce double titre au courant du vieux nationalisme français, et antisémite et xénophobe. Éric Zemmour lui-même ne s’explique jamais sur son auto-affirmation de Juif berbère au nom d’olivier, il se contente de la contreposer, face à certains détracteurs, comme un ingrédient inattendu de son identité politique, une provocation, un pare-feu, en tout cas un utile instrument multifonctionnel.
On a pu dire du coup, pour pallier l’incompréhensible incongruité de cet étrange attelage de l’exotique et du terroir, du lointain et de la racine, qu’il était un Juif honteux, en proie à la « haine de soi » thématisée il y a près d’un siècle. Or, si l’on se reporte à l’ouvrage classique de Theodor Lessing, La haine de soi juive, aux considérants structurels et aux trajectoires singulières qui s’y trouvent décrits, ceci n’est pas exact. Zemmour, sur ce point comme sur d’autres, est avant tout nostalgique d’une situation historique, politique et culturelle où les « Israélites français » entendaient être considérés avant tout comme des citoyens français, de « confession mosaïque » comme on disait en Allemagne au même moment, vers la fin du XIXe siècle. Les Juifs de France étaient alors soucieux de se fondre dans le paysage national dans la forte conscience d’y appartenir de plein droit, quitte à devoir effacer toutes les différences qui pouvaient les distinguer de leurs compatriotes, en particulier dans la pratique de leur religion (on parlait encore dans l’Algérie de mon enfance de baptême, de communion et même de carême — pour dire en bon français la brith milah, la bar mitzvah ou le yom kippour). On avait alors affaire à ce que Hermann Broch a appelé une « surassimilation », typique de la réaction juive devant l’Émancipation, l’autre tendance endogène consistant en une ghettoïsation rejouée sur la scène de la modernité. Cette figure de l’Israélite français, bourgeois et patriote surassimilé, raillée par Bernard Lazare, n’est nullement méprisable. Il se trouve qu’elle a abouti circonstantiellement à l’Affaire Dreyfus et, plus lointainement, aux lois de Vichy. Elle s’est donc soldée par un échec sur le terrain même où elle entendait réussir, l’intégration à la nation. C’est du constat de cet échec aussi qu’est sorti le sionisme de Herzl. Zemmour, qu’on ne cesse de présenter comme un intellectuel féru d’histoire, est incapable de prendre en compte historiquement et donc politiquement l’entièreté de ces deux siècles d’une histoire qui remonte à l’Émancipation obtenue par le vote de la Constituante de 1791 et stabilisée par le Grand Sanhédrin de 1806. Cette histoire ne se réduit ni à la déclaration de Clermont-Tonnerre, « tout leur refuser comme nation, tout leur accorder comme individus », citée à profusion par Zemmour qui en oublie le principe, « réparer par la loi ce que le préjugé refuse » — ni au Grand Sanhédrin napoléonien qui n’est sûrement pas le modèle unique et obligatoire de toute intégration ou assimilation.
Les Juifs de France ont traversé cette histoire biséculaire, mouvementée et contrastée, comme ils ont pu. Ils ont fini par acquérir et vivre dans une situation singulière, produit de cette histoire elle-même, surdéterminée par plusieurs vagues d’antisémitisme, par la terrible épreuve de l’extermination puis par le retour à un incontestable apaisement au fil des années d’après-guerre et dans la suite de la création de l’État d’Israël. Pleinement français, le plus souvent heureux de l’être, ils n’en conservaient pas moins une vraie fidélité à leur mémoire propre, un attachement à Israël, lequel n’amoindrit pas leur patriotisme français. Au contraire, ceux qui ont fait leur alyah se vivent souvent comme les représentants de la France au pays de leurs aïeux. C’est l’irruption récente de l’islamisme dans le champ politique qui est venu troubler cette situation, redistribuer une partie des cartes et engager à coup sûr une nouvelle période de cette longue histoire. En tout état de cause, l’idée d’un retour à l’assimilation sans reste à la napoléonienne ou au statut d’Israélite français à l’ancienne, avant l’Affaire, avant Vichy, avant le sionisme, est stérile.
Sauf à effacer la première en feignant d’interroger en toute innocence l’innocence du capitaine Dreyfus, sauf à dédouaner Pétain d’une part des crimes qui en entachent définitivement le statut et l’image, sauf enfin à délier leur patriotisme français de toute attache unissant à des degrés très divers les Juifs à Israël, en leur reprochant le choix d’un prénom ou d’un lieu d’inhumation, ou encore en mettant en cause le CRIF comme porte-voix d’un communautarisme de la double allégeance, hostile, en fin de compte, à l’appartenance nationale pleine et entière.
Dans ces gestes de révision au moins partielle de l’histoire, tels que les surimpose Zemmour, est posée la condition préalable d’une restauration fantasmée de l’israélitisme français. Sur ce sujet comme sur d’autres, le rêve réactif zemmourien s’invente sous des modes narratifs d’une grande brutalité, des forçages et des violences discursives continues.
Sous cet aspect extérieur, il y a dans le zemmourisme, c’est un trait qui mérite d’être relevé, une curieuse affinité (répulsive) avec ce qui, du marxisme, imprègne en profondeur l’idéologie générale de la gauche radicale, ses façons de penser et la structure de ses analyses politiques. Ceci vaut tout particulièrement pour ce qui les immerge dans un pseudo-réalisme des intérêts (des classes pour les marxistes, des nations pour les souverainistes, des deux cumulés souvent), s’agissant de l’agir politique ou encore de la compréhension de l’histoire dans leurs supposées vérités déchiffrées. On se souvient de la question apocryphe de Staline confronté à une critique de l’Union Soviétique par l’Église catholique : « le Vatican, combien de divisions ? » Interpellation exemplairement zémmourienne, malgré l’anachronisme, d’une simplicité naïve, voire touchante sous son aspect enfantin, entièrement liée à la croyance superstitieuse au seul paradigme des rapports de force comme déterminant foncièrement et de façon univoque le cours de l’histoire, jusqu’à en former la loi universelle et intangible.
Sous cet aspect, le de Gaulle incantatoire de Zemmour est en large part une fiction. S’agissant de l’homme du 18 juin 1940, Zemmour ne voit pas qu’il fut d’abord le symbole de « tout ce qui en l’homme refuse la basse adoration de la force » (Simone Weil). Zemmour est coincé entre cette adoration de la force dont il se revendique expressément au titre d’une sobriété constative et neutre (dont procède son pétainisme) et une idéalisation projective du passé poussé devant soi. Tenaillé entre « réalisme » et nostalgie, historicisme implacable et valeurs « éternelles », il cherche désespérément une hauteur dont il incrimine le défaut chez les autres, les politiques en particulier, tout en en moquant l’inauthenticité dès qu’il croit la déceler.
Quand il brocarde, jusqu’à l’offense, Bernard-Henri Lévy pour ses grands mots sur l’Homme et l’Universel, comme autant de belles paroles destinées à dissimuler des intérêts, ceux des dominants mondialistes ou des grandes puissances impérialistes, il retrouve spontanément le ton et l’argument du Marx de la Question juive ou encore de Burke et Joseph de Maistre et de l’anticolonialisme douteux du Voyage au bout de la nuit. Mais on ne voit pas pourquoi son discours sur la Nation, le Peuple, la France, ne relèverait pas du même traitement, la « déconstruction » (!) par les « intérêts », maître-mot d’une rhétorique envahissante et simpliste, d’un marxisme du pauvre devenu le catéchisme des réseaux sociaux.
Une vision de l’histoire réduite à son plus petit commun dénominateur néo-hégélien ou méta-marxiste sous-tend ainsi la pensée zemmourienne — et des journalistes croient y discerner du coup la marque d’une culture historique remarquable. On le voit bien à propos du « choc des civilisations ». Un désir d’histoire anime le tableau général qu’en présente souvent Zemmour, animé par la loi de succession conflictuelle des « civilisations » — qui n’est pas sans faire songer à la théorie des modes de production comme structures d’intelligibilité linéairement découpées à même le flux historique. Il y aurait donc une légalité historique objective, Gesetzmässigkeit disaient Marx, Engels et les autres. Et cette objectivité processuelle serait gouvernée par la bonne vieille loi dialectique du changement qualitatif : « au-delà d’un certain seuil, la quantité se transforme en qualité ». Il aura donc fallu l’entrée en scène de Zemmour qui l’invoque très souvent sur toutes sortes de sujets, mais en particulier à propos de l’immigration et du « grand remplacement », pour que je me souvienne de ladite « loi » lue jadis dans les manuels de matérialisme dialectique des Éditions de Moscou ! Et il évoquait récemment pour la France une « lutte des classes vaccinale ». Les concepts élucidatifs du marxisme lui conviennent d’un point de vue épistémologique, on pourrait presque dire cognitif, même si, on s’en doute, leurs contenus substantiels et les objets socio-politiques qu’ils recouvrent n’ont rien à voir (encore faudrait-il y regarder de plus près) avec sa politique et ses analyses concrètes. Si Marine Le Pen, depuis des années, emprunte à la gauche quelques-uns de ses repères programmatiques, sa politique sociale, certaines de ses approches sociétales, voire son « progressisme », Zemmour, lui, s’en démarque avec agressivité sur le plan politique mais il s’empare culturellement des instruments conceptuels que lui lègue cette tradition de pensée, quitte à les vider d’abord de leur sens pour mieux les emplir ensuite de « valeurs » nouvelles — mais c’est ainsi qu’opère toute réappropriation idéologique, à l’instar du national-socialisme, comme son nom même l’indique.
Zemmour ne cache pas une sorte de respect pour ses concurrents en radicalité qu’il épargne souvent (dans la galerie de portraits qui défilaient dans son clip de lancement électoral, pas de Mélenchon !), tout comme il le fait avec les djihadistes et pour de semblables motifs. Les millions de morts du stalinisme ou les massacres imputables à l’islamisme armé ne constituent pas le reproche principal que Zemmour leur adresse ni l’angle d’attaque qu’il privilégie. Sa critique ne porte pas sur les crimes, il laisse cela aux « droits-de-l’hommiste » de tous poils et autres belles âmes démocratiques. Comme les intellectuels marxistes d’autrefois, déterminés à mettre au tapis les penseurs bourgeois piteusement attachés aux libertés formelles, aux institutions démocratiques, aux normes juridiques, Zemmour mène la guerre idéologique à l’État de droit, paravent d’une souveraineté bafouée, à l’unité apaisée de la nation, vêtement idéologique inventé à leur seul bénéfice par des élites cosmopolitiques, et à l’Europe « sans-frontiériste » empêcheuse d’indépendance nationale. Ces chimères et illusions, funestes à ses yeux, le droit, la démocratie, l’Europe, sont vouées selon lui à se fracasser sous l’effet de la « lutte des classes » et du « choc des civilisations », dont les victimes sont les mêmes individus et les mêmes groupes sociaux — c’est le sens de ce qu’on appelle globalement le populisme. Zemmour capitalise électoralement les retombées de la vague de gilet-jaunisse qui a frappé naguère une partie des intellectuels français, et bien au-delà. Il y a au moins une congruence notable entre ce que dit Zemmour et les mots d’ordre qui furent ceux du mouvement social de 2018-2020. Le Realpolitiker brutal et cynique, fasciné par les Trump, Poutine et autres Orban, adorateur de la loi du rapport de forces nu, est logiquement le même que le contempteur de la démocratie, bourgeoise, formelle, bruxelloise, juridique, attachée à l’efficience des corps intermédiaires et à l’existence de juridictions indépendantes.
C’est peut-être à une nouvelle réflexion sur la démocratie que nous invite le cas Zemmour. La démocratie, si l’on entend par là un esprit autant qu’un régime, repose sur la circulation de formes symboliques produites par ce que Broch, déjà cité, analysait comme des conversions substitutives. Ces formes sont le plus souvent négligées, voire méprisées par les ennemis de la démocratie. La substitution biblique du bélier à Isaac constituerait en ce sens une action « démocratique », une première conversion à une forme d’échange. Ce renoncement « démocratique », prometteur et heureux, passe par le refus lucide du sacrifice total, extrême, sans concession, au bénéfice d’une transaction symbolique. L’esprit démocratique est animé par ce que j’ai appelé ailleurs une « responsabilité transactionnelle », l’entrée dans un partage difficile, parfois sous la contrainte d’exigences cruelles. Il maintient interminablement ouverte, en tout cas, cette différence entre le réel transfiguré et la fécondité du symbole qui s’y substitue. L’illibéralisme contemporain entend au contraire réduire le symbolique incorporé dans des institutions et restaurer contre elles un pseudo-réel dont il aura préalablement écrit le roman nostalgique en en expulsant les ferments d’hétérogénéité, à commencer par le judaïsme.
Le programme et les propos répétés de Zemmour menacent d’une pareille dérive, à la hongroise, qui mettrait évidemment en péril les libertés publiques — d’autant plus que l’esprit démocratique, si l’on en croit quelques sondages récents, ne va pas de soi aujourd’hui, en particulier chez les plus jeunes, notablement concurrencé dans l’opinion par d’autres principes tendanciellement hégémoniques. Dans une telle situation, on le constate une fois encore, le sort des Juifs — pour ne parler que d’eux, ici — est lié en profondeur à la pérennité de la démocratie.
Gérard Bensussan
Philosophe, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, Gérard Bensussan a travaillé sur la philosophie classique allemande et la philosophie juive. Il a publié une vingtaine d’ouvrage dont ‘Le temps messianique. Temps historique et temps vécu’ (Vrin, 2001), ‘Dans la forme du monde : Sur Franz Rosenzweig’ (Hermann, 2009) et dernièrement ‘L’Écriture de l’involontaire. Philosophie de Proust’ (Classique Garnie, 2020).