Michel Houellebecq : «C’est avec les bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature»

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L’écrivain, star mondiale de la littérature française contemporaine, se confie au « Monde » en exclusivité, peu avant la parution, le 7 janvier, d’« Anéantir », son nouveau roman. Premier volet d’une rencontre en deux parties.

Sur le lit aux draps froissés, il y a un paquet de cigarettes, un briquet, un cendrier débordant de mégots, une télécommande, une paire de lunettes, un pyjama en boule et aussi, vêtu d’un ensemble en jeans qui a manifestement déjà bien vécu, Michel Houellebecq. Les genoux légèrement repliés, la star mondiale de la littérature française contemporaine tire sur sa cigarette et interrompt soudain ce qu’elle était en train de dire pour constater, sans trop articuler : « Je suis allongé, vous êtes assis, c’est un peu bizarre quand même, j’ai l’impression de faire une psychanalyse, là. »

C’est, en effet, d’autant plus troublant que, dès le début de notre rencontre dans le studio parisien où l’écrivain a rédigé Anéantir, un nouveau roman aussi épais (730 pages) qu’exaltant, il me raconte ses rêves. Il faut dire que son livre, thriller politique qui tourne à la méditation métaphysique, en est plein. Page après page, nous voilà propulsés dans les aventures oniriques du personnage principal, Paul Raison, 47 ans, haut fonctionnaire au ministère de l’économie et des finances, qui va peu à peu sortir de son vide existentiel, et renouer avec son père, en affrontant la mort.

Des rêves, on en trouvait déjà dans les livres passés, Les Particules élémentaires ou Sérotonine, mais c’est la première fois que Houellebecq les utilise de manière aussi systématique : « Moi, je ne m’intéresse pas trop à Freud, j’ai beaucoup de reproches à lui faire, dit-il, mais je m’intéresse vraiment aux rêves, et je suis très content d’en avoir mis autant dans Anéantir. Le rêve est à l’origine de toute activité fictionnelle. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que tout le monde est créateur, parce que tout le monde reconstruit des fictions à partir d’éléments réels et irréels. C’est un point important. Moi, j’écris quand je me réveille. Je suis encore un peu dans la nuit, il me reste quelque chose du rêve. Je dois écrire avant de prendre une douche, en général dès qu’on s’est lavé, c’est foutu, on n’est plus bon à rien. »

Un éclat de rire sincère, ingénu

C’est donc dans cet antre enfumé, sur ce lit, que Houellebecq a rêvé Anéantir. Pour s’installer au bureau où il a travaillé, et où je l’écouterai cinq heures durant avant de continuer au restaurant, il n’avait qu’un pas à faire. Sur le mur de ce studio situé dans le quartier asiatique du 13e arrondissement, et meublé de façon désespérément fonctionnelle, on peut encore contempler les photos qui l’ont accompagné durant la rédaction du roman.

On y voit, entre autres : Bruno Le Maire dans son ministère, que Houellebecq a longuement arpenté et dont les couloirs labyrinthiques fournissent matière à l’un des rêves de Paul Raison ; l’église Notre-Dame-de-la-Nativité de Bercy, non loin de là, où le même Paul trouve confirmation qu’il est décidément peu doué pour l’espérance ; Carrie-Anne Moss, l’actrice qui joue Trinity dans Matrix, et dont la femme de Paul, Prudence, l’un des personnages les plus admirables du roman, est le portrait craché ; une chambre d’hôpital propre à accueillir les patients en « état végétatif chronique » (EVC), où l’on découvre le père de Paul, Edouard Raison, ancien des services secrets réduit au silence par un accident cérébral, au moment même où le monde est déstabilisé par une série d’attentats énigmatiques ; ou encore des paysages du Beaujolais, vertes collines et vignes écarlates, qui abriteront bientôt les poignantes retrouvailles de Paul avec son père.

Je suis justement en train d’observer cette image de vignes quand Houellebecq se lève d’un bond pour chercher un tire-bouchon : « A mon avis, le mieux, c’est le vin blanc. Personnellement, je suis un peu alcoolique. Vous voulez boire quelque chose ? », souffle-t-il dans un éclat de rire sincère, ingénu. On dirait un bébé brandissant son hochet.

Profitons-en pour aborder de front la question-clé, celle que je brûlais de poser, celle des enfants nés ou qui auraient pu naître, tels qu’ils apparaissent au détour d’une belle page qui m’a sauté au visage, la 169. A ce stade du récit, Paul se retrouve pour la première fois seul, à l’hôpital, avec son père mutique. Après lui avoir parlé de Prudence, avec laquelle les relations sont au point mort, ainsi que de Bruno, son ami ministre, pressenti pour la prochaine élection présidentielle (nous sommes en 2027) et dont les mystérieux terroristes mettent en scène la décapitation, Paul livre un aveu inattendu : « Il ajouta qu’il regrettait de ne pas avoir eu d’enfants, et ce fut un vrai choc quand il entendit ces mots sortir de sa bouche », peut-on lire.

Déjà, dans Sérotonine, l’écriture de Houellebecq laissait émerger, malgré la noirceur du monde, la possibilité d’un amour authentique. Avec Anéantir, comme en témoignent ces lignes, il va de l’avant et installe le bonheur enfantin, avéré ou même manqué, comme une manière de braver la mort qui vient. A l’instar de Paul, l’écrivain se laisse submerger par des mots qui sont plus forts que lui : « Vous savez, au moment où on corrige les épreuves d’un roman, on peut supprimer tout ce qu’on veut, confie-t-il. Il y a des choses qu’on n’a pas écrites de façon préméditée mais qu’on décide quand même de garder. Ce passage en fait partie. J’aurais pu l’enlever, par pudeur, mais non. »

Cet enfant qui surgit page 169, Houellebecq a donc décidé de le garder. De même qu’il a gardé le bébé sur lequel Prudence se jette avec « avidité », et qu’elle berce et promène le jour où sa sœur vient le lui présenter : « Quand Prudence fait ça, précise Houellebecq, ce n’est pas moi qui lui dis de le faire, c’est elle, c’est la logique interne au personnage. Ces deux passages qui vous ont frappé, je ne les ai pas pensés, ils se sont imposés. A un moment, si vous voulez prendre au sérieux ce que j’écris, il faut adopter un présupposé irrationnel selon lequel les personnages agissent par eux-mêmes. »

La littérature comme rêve maintenu

Oui, adoptons ce présupposé, d’autant plus volontiers qu’il jette une douce lumière sur la conception houellebecquienne de la littérature comme rêve maintenu, comme enfance déployée. Quand Anéantir évoque « ce bonheur irréel et brutal de l’enfance », peut-être célèbre-t-il cette sensibilité rêveuse qui fait de l’enfant un poète-né. « La poésie est un état d’enfance conservé », disait Goethe. « L’enfant est un poète élémentaire », complétait Jean Cohen, théoricien du langage que Houellebecq chérit, et qu’il m’avait demandé de lire avant de venir au rendez-vous.

« Quand j’étais enfant, je ne marchais quasiment pas, se souvient l’écrivain à travers un rideau de fumée. Pour aller d’un endroit à un autre, je courais. Et puis, à un moment donné, j’ai arrêté de courir. Quand il m’arrive de courir aujourd’hui, mais ça ne m’arrive quasiment plus, je redeviens enfant. Lorsque j’écris de la poésie, j’en suis moins sûr. Pourtant, mon enfance me renvoie à une absence de distinction entre réel et imaginaire qui, dans une certaine mesure, persisteLe premier livre qui m’a marqué, c’est les contes d’Andersen. J’y croyais totalement. Pour moi, la Petite Sirène était une personne réelle, et aujourd’hui encore je ne suis pas très loin de penser que la Petite Sirène existe en vrai. De la même manière, je peux vous dire, là, sans mentir, que Prudence me manque. Mais, en vieillissant, on sort plus difficilement de l’état de veille, le monde accroche plus. Quand j’étais jeune, les gens se droguaient beaucoup, je crois qu’ils se droguent encore beaucoup, d’ailleurs. On cherche à échapper à la claire conscience de la situation, car un état de pleine lucidité est incompatible avec la vie. »

La poésie est un jeu d’enfants, l’élan des rêveurs qui se tiennent debout. Mi-novembre 2021, lors d’un spectacle son et lumière accueilli par le Rex Club, à Paris, Michel Houellebecq a incarné cette conviction en lisant ses poèmes avec trois jeunes comédiens. L’ambiance était nébuleuse, la musique électronique (et signée Traumer), le public heureux. Cela glissait d’un texte à l’autre, c’était à la fois très pro et enthousiaste, on avait l’impression que, pour retrouver des forces, Houellebecq, comme Paul, devait renouer avec ses jeunes années.

Jadis, en effet, tout avait commencé comme ça, par des lectures de poèmes en public. « A l’époque, déjà, je voyais les gens vibrer, se souvient l’auteur d’Anéantir. Au départ, je faisais ça pour plaire aux filles, voilà, c’est tout. Il s’agissait de montrer que j’étais quelqu’un d’intéressant, ce qui n’était pas évident au premier abord. Donc, faut pas non plus exagérer avec l’enfance, l’esprit d’enfance, tout ça. Fondamentalement, je suis une pute, j’écris pour recueillir des applaudissements. Pas pour l’argent, mais pour être aimé, admiré. Après, faut pas prendre négativement le mot “pute”. On est content de faire plaisir, en même temps. »

Tenir à distance les médiocres, les méchants

Disant ces mots, Houellebecq prend un air bravache, assez fier de lui. Mais on n’y croit pas. A lire ses poèmes comme son nouveau roman, à mesurer la nécessité et la puissance qui commandent sa plume, on sent bien que, succès ou pas, il aurait tenu bon sur son désir.

On sent bien, surtout, que son écriture cherche plus que jamais à fonder, sinon une espérance, en tout cas des valeurs. On le perçoit là, tout près, disponible, prévenant, en pleine possession de ses forces, heureux de nous proposer une morale qui permet d’habiter le monde, de supporter la vie, de tenir à distance les médiocres, les méchants. Dans Anéantir, ils sont remarquablement peu nombreux, ils ne sont même qu’un, ou plutôt une, en la personne d’Indy, une journaliste sans foi ni loi (évidemment), dont le portrait est à hurler de rire.

La force à laquelle cèdent les personnages de Houellebecq, ce n’est pas le Mal, c’est la tentation du Bien. Et les pages les plus poignantes de son roman sont celles où il parvient à faire surnager, au milieu de la solitude et de la déréliction, des gestes fugaces qui vous font pleurer.

« Contrairement à ce que prétend une formule célèbre, tranche l’auteur d’Anéantir, je pense que c’est avec les bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. Tout au long du XXe siècle, la littérature a été traversée par une fascination pour la transgression, le Mal. D’où la complaisance à l’égard d’auteurs collabos comme Morand, Drieu, Chardonne, que je trouve médiocres. Il n’y a pas besoin de célébrer le Mal pour être un bon écrivain ! Dans mes livres, comme dans les contes d’Andersen, on comprend tout de suite qui sont les méchants et qui sont les gentils. Et s’il y a très peu de méchants dans Anéantir, j’en suis très content. La réussite suprême, ce serait qu’il n’y ait plus de méchants du tout ! »

(A suivre)

Par Jean Birnbaum

Source lemonde