Kazimierz Sakowicz, scribe clandestin de la Shoah par balles

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Photo rare, prise à Ponary en juillet 1941 par Otto Schroff, un soldat de la Wehrmacht. Des centaines de Juifs, maintenus en file indienne dans une tranchée, sont emmenés par groupes vers leur exécution. Au milieu, un tas d’affaires et de petites valises Centre d’archives de Yad Vashem à Jérusalem, de l’Holocaust Memorial Museum de Washington et de la Maison des combattants des ghettos en Israël.
Depuis son grenier dans la forêt de Ponary en Lituanie, le journaliste polonais a vu les exécutions de juifs par les nazis, de 1941 et à 1943, qui se déroulaient à deux pas de chez lui. Son récit est aujourd’hui traduit en français.

Kazimierz Sakowicz les entend dire qu’ils ont «hâte d’aller travailler», c’est-à-dire d’exécuter des juifs en rafale : «La rangée suivante assiste à l’exécution de la rangée précédente et les tueurs ne se préoccupent même pas de recouvrir les corps entre deux. Non ! Ils obligent les nouveaux “candidats” à prendre place sur les cadavres gisant déjà dans la fosse et ils les fusillent par couches successives. Parfois ils les abattent à coups de crosse, les enfants notamment.» Le registre tenu entre juillet 1941 et novembre 1943 par Sakowicz, journaliste polonais et catholique, est épouvantable à lire. Mais il constitue un document «sans équivalent», remarque la préfacière Alexandra Laignel-Lavastine, sur la Shoah par balles menée en Lituanie dans la «belle forêt» de Ponary, à une dizaine de kilomètres de Wilno (désormais Vilnius).

Conformément au pacte germano-soviétique, cette partie de la Lituanie est envahie par l’Armée rouge en 1939. En juin 1941, le pacte est rompu et les nazis envahissent Vilnius. Ironie tragique : des fosses énormes ont été creusées par l’Armée rouge dans la forêt de Ponary afin de stocker «des citernes de carburant destinées à approvisionner une base aérienne voisine. Ces cavités sont reliées entre elles par des tranchées où devaient être installés des pipelines. Les nazis, eux, y voient un dispositif idéal pour y massacrer des dizaines de milliers de personnes», précise la préface. A l’arrivée des Allemands, des nationalistes lituaniens antisoviétiques, «des adolescents attirés par l’ivresse de la violence et l’appât du gain» se mettent à tuer des juifs. Ceux-ci représentent alors 40% de la population lituanienne ; Vilnius est surnommée la Jérusalem du Nord. Un tiers des habitants lit et s’exprime en yiddish. Aujourd’hui, la Lituanie compte 3 000 juifs pour 2,8 millions d’habitants. Et comme en Pologne, les crimes antisémites commis par les Lituaniens sont demeurés longtemps maquillés dans la mémoire nationale.

Texte caché dans des bouteilles enterrées

Né à Vilnius en 1894, Sakowicz fut pendant la guerre un sympathisant de l’armée clandestine polonaise, organe de la résistance installée à Londres. Jusqu’en 1939, il possède une imprimerie dans sa ville natale, mais avec l’invasion soviétique il fait faillite. La vie quotidienne à Ponary étant moins chère qu’à Vilnius, il achète une datcha dans la forêt. Depuis la fenêtre de son grenier, il assiste aux exécutions. Des nourrissons sont arrachés à leurs mères et tués sur-le-champ. Sakowicz glisse les feuilles de son journal dans des bouteilles qu’il enterre dans son jardin. Ses voisins les déterrent après les combats. Sakowicz meurt en juillet 1944. On l’a retrouvé inanimé dans la forêt et l’on ignore la cause de son décès. Proche de ce que met au jour l’historien polonais Jan T. Gross dans les Voisins, un massacre de Juifs en Pologne (Fayard, 2002), son journal rend compte de la joie mauvaise avec laquelle la population locale mène l’extermination de leurs voisins qu’ils haïssaient. Ils souhaitaient une Lituanie «judenrein», sans juifs. Sakowicz tient le greffe des horreurs qui se déroulent sous ses yeux avec froideur.

Si Vassili Grossman, dans ses reportages, tient le sentimentalisme à bout de gaffe, sa souffrance face à ce qu’il constate est sensible. Exemple du style de Sakowicz avec un paragraphe daté de décembre 1941 : «Comment ils tuent les Juifs […] Au début, Méthode 1 : ils installent une sorte de tremplin au-dessus de la fosse, forcent les Juifs à y monter un par un et leur tirent dessus. Puis, Méthode 2 : Des groupes d’une douzaine de personnes sont alignés au bord de la fosse et exécutés de dos ; Méthode 3 : les gens sont amenés dans la fosse même, après quoi ils leur jettent des grenades ; Méthode 4 : à l’intérieur des fosses. Ils obligent les Juifs à descendre avec leurs habits, leur ordonnent de se dévêtir sur les cadavres qui les ont précédés et les abattent à coups de rafales de mitraillette. Les autres condamnés attendent près de la route, sans se douter que leur tour approche.» Au début, les victimes sont seulement des hommes, afin d’accréditer «la fable selon laquelle la nouvelle administration mobiliserait des travailleurs forcés». D’ailleurs Sakowicz entend des femmes demander, une fois amenées aux abords des fosses, où se trouve le camp de travail. Rapidement, les «affaires juives», manteaux, chapeaux, etc., font l’objet d’un commerce florissant.

Où sont les pages manquantes?

Un dense appareil critique retrace le chemin vers la publication du texte de Sakowicz. La personne qui déchiffre son écriture et publie pour la première fois son journal en Pologne, en 1999, s’appelle Rachel Margolis. En préambule figure ce texte d’elle intitulé «Comment j’ai découvert le journal de Sakowicz». Juive et résistante, Rachel Margolis, disparue en 2015, a dirigé le département d’histoire du Musée juif d’Etat de la République soviétique de Lituanie : «Un jour où je menais des recherches aux archives centrales, où certaines collections de notre musée avaient échoué, je suis tombée par hasard sur un dossier recelant des pages jaunies.» Que faisait là ce dossier ? Mystère. Où sont les pages manquantes, car d’évidence il en manque ? Mystère. Spécialiste de l’histoire intellectuelle des pays de l’Est, Alexandra Laignel-Lavastine signe l’introduction du volume ainsi que les éclairages qui le concluent. Et c’est elle aussi qui a traduit le journal. Elle a rencontré Rachel Margolis en 2014. La femme de 93 ans lui raconte sa vie, l’insurrection du ghetto de Wilno à laquelle elle a participé, et la façon dont elle a continué la lutte armée dans la forêt. Des livres et des noms viennent immanquablement à l’esprit du lecteur du Journal de Ponary : Jan Karsky, résistant catholique polonais qui témoigna auprès des Alliés de la réalité des camps de la mort, et Aharon Appelfeld, dont les textes sont hantés de forêts.

Kazimierz Sakowicz, Journal de Ponary 1941-1943. Texte présenté, annoté et traduit par Alexandra Laignel-Lavastine, Grasset, 320 pp., 23 € (ebook 16 €).

Par Virginie Bloch-Lainé

Source liberation