Camille Lellouche, recoller les morceaux

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Camille Lellouche, chanteuse et humoriste, sort son premier album et témoigne des violences conjugales qu’elle a subies.

Dans ses vidéos Instagram, l’humoriste aux cheveux en bataille mitraille de vannes ses 2,3 millions d’abonnés. Face à nous, la chanteuse au carré parfait se fait mitrailler par la photographe. Si l’on est habituée à la première Camille Lellouche, blagueuse et insolente, c’est troublée que l’on découvre la seconde, courtoise et inquiète, en cette froide et pluvieuse soirée de novembre, dans les locaux parisiens du label de musique Wagram. L’heure est à la promotion de son premier album, simplement intitulé A. Sur des sons pop et r’n’b, elle chante, scande, rappe son parcours cabossé, ses échecs amoureux, son besoin de reconnaissance et sa peur de l’abandon, d’une voix grave et forte, qui crie le tourment et l’urgence. «Pendant vingt ans, je n’ai pas pu m’exprimer en chansons. Cet album n’est pas joyeux, mais hélas, c’est ma vie», lâche l’artiste de 35 ans.

Chanteuse, rappeuse, humoriste, aussi actrice : Camille Lellouche a plusieurs casquettes. Une fois la séance photo terminée, elle en a vissé une sur sa tête et troqué son ensemble de haute couture pour une panoplie sweat-legging-baskets. C’est un caméléon, un kaléidoscope aux couleurs explosives et sombres. Un jour de mars 2020, dans la torpeur du confinement, elle égaye des millions d’internautes avec une chanson hilarante et entêtante : Coco Corona.

Deux mois plus tard, la voilà dans un clip en noir et blanc, Mais je t’aime, où elle pleure face à Grand Corps Malade. Une ballade écoutée près de 100 millions de fois sur YouTube et élue «chanson originale de l’année» aux Victoires de la musique en février. «Je l’ai composée en quarante minutes, il y a quatre ans. J’étais dans mon clic-clac dans mon 26 m2, ça ne se passait pas très bien avec mon ex. Je lui ai écrit ce morceau qui dit : Je veux tout faire avec toi, mais je pourrai pas te donner plus, je dois travailler.”»

Son quotidien ? «Une vie de Robocop», plaisante Camille Lellouche, «très exigeante avec [elle]-même», dont toutes les névroses se répercutent dans un sommeil léger et des angines à répétition. «J’ai entendu des gens dire que j’étais une diva. Pourquoi ? Car je demande à refaire le morceau six fois sur un plateau télé, parce que le son me convient pas ? Oui, je suis dure, pas pédago, mais jamais méchante.» Venue d’une famille de «besogneux» – mère ancienne directrice de centre de loisirs classé REP, père vendeur de mobilier de bureau à la retraite, petit frère de trois ans son cadet devenu chef cuisinier –, elle multiplie les petits boulots dès ses 15 ans. Marchés, baby-sittings, animation dans sa ville communiste de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). De quoi en déduire sa couleur politique ? «Bien sûr que je suis de gauche, qu’est-ce que j’irais foutre à droite ?» remarque celle qui, face à notre regard soulagé, explose de rire.

Dans le chaleureux appartement familial, la fillette gouailleuse s’exerce des heures durant au piano et s’illustre devant l’œil attendri de ses grands-parents et ses parents. Leur divorce, quand elle a 12 ans, la plonge dans une adolescence agitée. Mais elle continue de chanter, se nourrit de Céline Dion, Chopin, Diam’s. Le rappeur Mokobé, du groupe 113, originaire de Vitry, se souvient d’elle adolescente : «Elle passait son temps à enregistrer des sons. Entre la petite sœur du quartier et la star qu’elle est devenue, j’avais pas fait le lien. Elle est pragmatique, douée, multiprises. C’est une grande fierté pour la ville. Elle a beaucoup galéré. Sa vie, c’est un film.»

Acte I. Passer des castings, entendre une directrice dire : «Avec ce physique, tu seras soit flic, soit lesbienne.» Se présenter à la Nouvelle Star en 2009, à 23 ans, entendre André Manoukian dire : «Qu’est-ce que vous amenez de neuf à ces wagons de chanteurs qui nous endorment ?» Servir dans un café branché du Marais.

Acte II. Rencontrer, au sein de cette clientèle huppée, la réalisatrice Rebecca Zlotowski, qui tombe sous son charme et lui propose un rôle pour son prochain film, Grand Central. Accepter de tourner une scène dans laquelle on lui rase la tête. Penser à ses grands-parents qui ont vécu la même chose dans les camps de concentration. Anecdote qu’elle ignore : les bobines de cette fameuse scène, tournée en pellicule, brûlent quelques jours après le tournage. «Je ne l’ai pas dit à Camille pour ne pas l’effrayer. Heureusement, la première minute a été épargnée. C’est la seule fois de ma vie où ça m’est arrivé. C’est un cas mystique», nous dévoile Rebecca Zlotowski. Monter les marches de Cannes en 2013, aux côtés de Léa Seydoux et Tahar Rahim. Caresser la gloire du doigt. Retomber dans l’anonymat.

Acte III. Pour Camille Lellouche, l’après-Cannes marque la «pire période de [sa] vie». «Ma mère est venue me chercher dans mon petit appart et m’a demandé de revenir chez elle.» Puis en 2015, le casting de The Voice la contacte. Elle va jusqu’en demi-finale, chante avec la troupe dans 22 Zénith. Le rêve se poursuit et le portefeuille vide se remplit. En 2016, sa bonne fée Rebecca Zlotowski lui propose un nouveau petit rôle dans Planetarium, avec Natalie Portman. «J’avais l’impression d’une grande indépendance, qu’elle ne forçait pas le contact», constate la cinéaste. Car l’esprit de la néo-trentenaire est ailleurs : dans l’écriture d’un stand-up, où elle développe une mosaïque de caricatures – la bourgeoise, la comédienne, la cagole… Alors, en 2017, naît Camille en vrai, diffusé depuis mi-novembre sur Canal +.

Le 10 octobre, après plus de 400 représentations, l’artiste a joué son spectacle pour la dernière fois et dit adieu à ses personnages. Parmi eux, l’un se démarque par l’absence de rire qu’il génère : la «femme de Lenny», qui se fait battre par son conjoint. Un écho à sa propre histoire, qu’on évoque, et dont le souvenir crispe tout son corps. «J’espère avoir libéré la femme de Lenny, maintenant à moi d’essayer de me libérer», résume la jeune femme amoureuse, qui désire devenir mère. Ce récit impossible, elle l’a suggéré une première fois dans sa chanson N’insiste pas, sortie le 8 mars, journée internationale des droits des femmesPuis en a livré les détails crus dans 7 à 8, le 28 novembre, trois jours après notre rencontre : elle avait 19 ans, étudiait en bac pro commerce, aimait cet homme «charmeur» qui l’a violée, frappée et humiliée. Le calvaire dura deux ans, jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’enfuir en Angleterre, grâce à sa mère. «Je suis croyante, mon devoir, c’est d’être là pour les autres. Si je peux aider deux ou trois personnes avec mon histoire, c’est déjà énorme. Peu importe qui tu es, ton milieu social, grande gueule ou pas, ça peut arriver à n’importe qui», assène-t-elle, le regard rivé sur le sol. De sa silhouette fluette, elle lève ses immenses yeux vers nous et dit : «Je ne veux plus jamais qu’on m’abîme.»

10 juin 1986 Naissance à Paris.

2013 Grand Central de Rebecca Zlotowski.

2021 Victoire de la musique.

26 novembre Premier album, A (Wagram).

Julie Lassale