Isaac Benguigui est né et a grandi là-bas, aux portes du désert. Neuf frères et sœurs. Le père fait dans le négoce de farine et d’huile, est le président de la communauté juive séfarade. Le gamin est intelligent, mais il n’y a aucune école secondaire alentour. Il a 11 ans et on l’envoie à Casablanca dans un collège avec internat. Cinq ans plus tard, il arrive à Genève avec un CFC d’électricien en poche. L’Organisation reconstruction travail (ORT), une œuvre philanthropique juive, a repéré l’ado, l’aide à poursuivre ses études, mais pour manger et se loger, il doit enchaîner les petits boulots (livreur, postier, gardien).
Au bled, on est fier
Un jour, le voilà officiellement élevé au grade d’ingénieur en électrotechnique. Au bled, on est fier. Il l’est tout autant. On le rencontre un demi-siècle plus tard dans un bistrot de la route de Florissant, où il a ses habitudes. Ses yeux brillent comme ceux d’un gosse qui reçoit sa première bicyclette: dans ses mains, la version toute chaude en américain de son ouvrage Les Juifs et la science. La quête du savoir au XXe siècle, paru en 2003 chez Slatkine et déjà traduit ou en voie de traduction dans une dizaine de langues.
Car outre ses titres de docteur ès sciences et de physicien, Isaac Benguigui est historien et homme de mémoire. En 2006, il a écrit le fameux Genève et ses savants (Ed. Slatkine), où il témoigne de l’excellence de la tradition scientifique genevoise du XVIIIe siècle à nos jours. Retour au XXe siècle. Le jeune ingénieur Issac Benguigui travaille aux instituts de minéralogie de Genève (Unige) et de Lausanne, obtient en 1983 un titre de docteur en physique à l’Université de Genève après un séjour de deux ans à la prestigieuse Université de Berkeley (USA) en qualité de research associate. En 1990, l’Unige lui confie un enseignement de l’histoire des sciences. Il va occuper ce poste durant trente années. En 2020, cette même université lui exprime officiellement «sa profonde reconnaissance, sa gratitude et ses remerciements». L’humaniste est célébré.
Isaac, sans cesse en quête de sérénité et d’humilité, qui s’en va réfléchir «calmement» chaque matin à la synagogue de Malagnou, est homme d’aujourd’hui, engagé, impliqué. Il confie: «La science est école de tolérance, sans frontières ni distinction de langues ou de pays. Elle est une œuvre collective qui rassemble.» Mais elle rebuterait les jeunes générations. La relève tarde à venir. «Il faut par exemple encourager les étudiantes à opter pour les voies scientifiques, en dépassant les stéréotypes. Il y a 6% de femmes Prix Nobel! Est-ce normal? Le féminisme actif en ce moment peut contribuer à les mener vers ces carrières. Elles sont aussi capables que les hommes.»
Isaac Benguigui milite aussi pour une vulgarisation scientifique de qualité: «Une nécessité dans le contexte de crise sanitaire et de méfiance généralisée. Genève possède une bonne université, ouverte aux citoyens qui ainsi peuvent se rapprocher de la chose scientifique. Pour réduire, par exemple, l’effet nocif des fake news, il faut créer un comité international totalement indépendant qui explique comment la recherche se fait, comment le consensus scientifique se forme.»
Envie soudaine de parler d’Israël, «qui en septante ans a réalisé ce que d’autres nations n’ont pas pu faire en sept siècles». Mais il constate que ce pays n’a pas réussi à rester fidèle aux valeurs de la tradition juive de justice, de solidarité, d’égalité, du souci des autres. Le négationnisme, le révisionnisme, la recrudescence des actes et des paroles antisémites l’accablent. «Ce sont les baromètres d’une société, des pathologies de l’âme. Le Juif est à nouveau le bouc émissaire. Mais on ne peut plus dire qu’on ne savait pas.»
«Une vie très compliquée»
Ultime question: physicien et croyant, est-ce contradictoire? «C’est au contraire une complémentarité. Ma foi en un Dieu un et unique me permet d’ajouter une dimension éthique et morale à ma vie de scientifique. Croire que Dieu est la source de tout me donne un devoir supplémentaire dans mes recherches.» Isaac Benguigui a fondé en 1981 avec deux coreligionnaires la première école Girsa juive de Genève. Voilà qui l’emplit de fierté, «car l’éducation est la priorité chez les Juifs».
Il s’en va retrouver ses écrits, où il est question évidemment de vulgarisation scientifique. Il prévient qu’il ne faut pas chercher à le joindre à Shabbat, car il éteint son téléphone au coucher du soleil le vendredi jusqu’à l’apparition de trois étoiles le samedi soir. «Ne cherchez pas à comprendre, les Juifs ont une vie très compliquée!»
Profil
1945 Naissance au Maroc.
1961 Arrive à Genève.
1983 Docteur en physique.
2003 Publie «Les Juifs et la science» (Ed. Slatkine).
2006 Publie «Genève et ses savants» (Ed. Slatkine).
Christian Lecomte
Source letemps