«Daniel Deronda» de George Eliot : comment un roman a transformé l’image des Juifs britanniques

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Publié en 1876, Daniel Deronda est un roman unique dans l’histoire de la littérature anglaise du XIXe siècle. Élevé dans un foyer aristocratique, Deronda aspire à découvrir ses véritables origines.

Qui sont ses vrais parents ? Une rencontre fortuite l’entraîne dans le Londres de Whitechapel et le monde des Juifs britanniques. Une affinité croissante le lie à ce monde, avant de découvrir finalement l’histoire de sa propre naissance. Situé au zénith de l’Angleterre victorienne, le dernier roman de George Eliot témoigne d’une profonde empathie envers les Juifs britanniques, tout en exposant les sympathies pro-sionistes de l’auteur. Comment a-t-elle réussi ce singulier exploit ? Et pourquoi ?

C’est une étrange curiosité de l’histoire anglo-juive que le meilleur livre jamais publié sur les Juifs en Angleterre ait été écrit par une auteure non-juive, mais c’est indiscutablement vrai. Daniel Deronda de George Eliot est le roman le plus remarquable sur les juifs britanniques et aucun autre ne s’en approche vraiment. C’est une œuvre d’une extrême empathie – c’en est presque miraculeux – qui exprime le crédo du sionisme moderne avec clairvoyance et clarté, quelque 20 ans avant l’existence même de ce terme.

Mais ce qui est encore plus important, à mon avis, c’est la façon dont Daniel Deronda s’écarte radicalement des représentations généralement superficielles et sectaires des Juifs tels qu’ils pouvaient apparaître dans la littérature anglaise antérieure, en les présentant comme des humains tridimensionnels capables de vivre et de prospérer parmi leurs voisins gentils. Les juifs peuvent-ils s’épanouir dans une Angleterre chrétienne ? Comment les anglais réagissent-ils à la différence qui existe parmi eux ? Ce sont les questions importantes que George Eliot pose dans son dernier roman, paru en 1876 .

Une réception ambivalente

Et pourtant, Daniel Deronda est, et a toujours été, sous-estimé. De nombreux lecteurs contemporains ont trouvé les éléments juifs du livre déconcertants et étrangers. Pourquoi gâcher une histoire d’amour passionnante par de longues et mornes tirades sur l’organicité de la nation juive ? Pourquoi truffer un roman aristocratique éblouissant, écrit dans le grand style anglais, de rats de bibliothèque tuberculeux de Whitechapel[1] et de prêteurs sur gages de la lignée de Moïse ?

Alors que son œuvre soeur, Middlemarch, publiée par Elliot en 1871,est largement considérée comme l’un des plus grands romans jamais écrits, Daniel Deronda semble devoir se morfondre en deuxième division, où il restera probablement cantonné. Trop de coups ont été portés à sa réputation et son proto-sionisme ne lui vaudra que peu d’éloges de la part de l’intelligentsia d’aujourd’hui. Au-delà de l’académie, la plupart des Juifs eux-mêmes ne lui accordent que peu d’attention. J’ai grandi dans un foyer anglo-juif lettré et je n’ai eu aucune idée de l’existence de ce livre avant mes vingt ans.

On a longtemps reproché à Daniel Deronda le fait que les deux fils narratifs du roman n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Le premier fil est un triangle amoureux classique mais subtilement tissé entre Daniel Deronda, Gwendolen Harleth et son détestable soupirant Henleigh Mallinger Grandcourt. Daniel rencontre la séduisante Gwendolen aux tables de jeu de Leubronn, une ville thermale allemande fictive, et les deux personnages sont immédiatement attirés l’un par l’autre. L’autre récit est l’histoire du voyage de Deronda vers le judaïsme pour finir avec la découverte de sa propre judéité. Ce fil développe un autre type de triangle amoureux, entre Deronda, la Juive Mirah Lapidoth – qu’il sauve d’une tentative de suicide à la manière d’Ophélie dans la Tamise – et son frère perdu de vue depuis longtemps, Mordecai, un érudit prophétique qui devient le guide de Deronda pour tout ce qui est juif.

Les deux histoires se côtoient de manière assez cohérente, Gwendolen et Mirah incarnant les deux mondes entre lesquels Daniel oscille – et finit par se décider. Certes, Eliot insistait sur le fait qu’elle « voulait que tout dans le livre soit interconnecté » et, selon les normes de la fiction polyphonique d’aujourd’hui, la structure de Daniel Deronda est tout à fait banale. Mais l’accent particulier mis sur les préoccupations juives a longtemps déplu aux lecteurs et aux critiques. Henry James a trouvé que toute la « partie juive » du livre était « au fond, froide ». En 1902, Sir Leslie Stephen s’est plaint que le roman consistait en « deux histoires mises côte à côte » et a déploré que Deronda, ne pouvant être parfait, apparaisse de marbre et sans humour, le décrivant comme « un ange à un dîner londonien ».

Les critiques ultérieurs ont généralement abondé dans le même sens. En 1976, à l’occasion de l’anniversaire de la publication, le vénéré professeur de Cambridge FR Leavis est même allé jusqu’à dépouiller le livre de son contenu juif « insupportablement ennuyeux ». Il a nommé sa version « Gwendolen Harleth », espérant que la version judenrein de l’histoire deviendrait un « grand classique ». L’éditeur qu’il avait proposé, Bodley Head, s’est finalement désisté, et le monde n’a donc pas pu profiter des fruits de l’élagage rigoureux de Leavis. Mais même encore aujourd’hui, les éditeurs illustrent généralement la couverture du livre avec Gwendolen, et non Deronda.

Ces critiques ne sont pas sans fondement. Il est certain que le paternalisme mou de Daniel fascine moins que l’orgueil téméraire de Gwendoline. Du point de vue de cette dernière, Daniel Deronda est un véritable bildungsroman, un voyage moral authentique qui la mène d’abord vers la catastrophe pour en ressortir victorieux par la suite. Et il y a parfois quelque chose d’un peu irritant dans le portrait qu’Eliot fait des juifs terriblement opprimés et de leurs mécontentements chroniques. Mais soyez indulgents envers la romancière. Les Juifs de l’Europe du XIXe siècle étaient mal représentés et largement calomniés : George Eliot les traite avec plus de respect que tous ses prédécesseurs littéraires réunis.

Eliot savait certainement dès le départ qu’il serait difficile de vendre Deronda au monde entier. Dans Daniel Deronda et ailleurs, elle plaide à plusieurs reprises pour que ses lecteurs non-juif s’intéressent au « peuple dont les idées ont déterminé la religion de la moitié du monde, et celle de la moitié la plus cultivée ». Son appel est généralement tombé dans l’oreille d’un sourd.

L’influence de Daniel Deronda sur l’essor de l’idée sioniste

Daniel Deronda mérite pourtant mieux et il faut tempérer le type de réception que je viens d’évoquer. Car c’est un roman rare qui a aussi eu un impact politique consistant. Cinquante et un ans après sa publication, le ministre britannique des affaires étrangères, Arthur Balfour, a publié sa célèbre déclaration en faveur de l’établissement d’un foyer juif en Palestine. L’idée sioniste avait atteint le sommet du pouvoir impérial britannique, en grande partie grâce à l’influence du livre de George Eliot.

Daniel Deronda a été publié l’année même où Benjamin Disraeli est devenu le premier (et jusqu’à présent le dernier) Premier ministre britannique d’origine juive. Tous deux ont écrit des romans sur les Juifs et la Palestine, mais la compassion attentive de George Eliot dépasse de loin l’orientalisme théâtral de Disraeli et son œuvre a eu un impact plus durable. Dans l’ouvrage de Paul Johnson, History of the Jews, cadeau de bar-mitsva incontournable en Angleterre depuis des décennies, l’auteur décrit Daniel Deronda comme « probablement le roman le plus influent du XIXe siècle » en termes d’effets concrets. Même si Daniel Deronda n’a jamais remporté un franc succès, George Eliot était un géant de la littérature et son dernier roman a été lu et débattu dans le monde entier. « Pour des centaines de milliers de Juifs assimilés », écrit Johnson, « le récit d’Eliot présentait, pour la première fois, la possibilité d’un retour à Sion ».

À New York, le livre a inspiré la jeune Emma Lazarus qui, en 1882, a écrit une série de pamphlets prônant la réinstallation en Palestine des Juifs persécutés d’Europe de l’est. À la même époque, un ami d’Eliezer Ben Yehuda, l’homme qui a fondé l’hébreu moderne, lui a donné un exemplaire de Daniel Deronda qui a également embrasé son imagination. « Après avoir lu le roman plusieurs fois, j’ai pris ma décision et j’ai agi », se souvient-il. « Je suis allé à Paris… afin d’apprendre et de me saisir là-bas des informations nécessaires à mon travail en Terre d’Israël. » Chaim Weizmann a affirmé qu’il gardait le roman « à portée de main » dans sa chambre à coucher.

Un autre des premiers dirigeants sionistes, Nahum Sokolow, a écrit : « Dans le Valhalla du peuple juif, parmi les marques d’hommage offertes par le génie des siècles, Daniel Deronda prendra sa place comme témoignage le plus fier de la reconnaissance anglaise de l’idée sioniste ». Le livre a également eu un impact sur la croissance du sionisme chrétien, contribuant à faire passer l’idée d’un État juif auprès d’un public moins directement concerné au moment même où les diplomates britanniques commençaient à découper le Moyen-Orient post-ottoman. Ce n’est pas un hasard si Arthur Balfour a rendu visite à une Eliot vieillissante en 1877, l’année suivant la publication de Daniel Deronda.

L’impact politique de Deronda n’est pas si surprenant si l’on prête attention aux passages du livre (en fait assez courts) sur le sionisme, qui sont écrits avec une passion saisissante. Dans une scène vivante, Mordecai expose son argument à Deronda lors d’une réunion de philosophes dans un pub. « Les yeux tournés vers un pays et vers une politique », s’enflamme Mordecai, « notre peuple, dispersé à toutes les extrémités de la terre, peut partager la dignité d’une existence nationale ayant voix parmi les nations de l’Orient et de l’Occident. ». Le monde, insiste-t-il dans un passage particulièrement célèbre, gagnera autant ce qu’Israël gagnera :  » car il y aura à l’avant-garde de l’Orient une communauté qui portera dans son sein les sympathies de toutes les grandes nations ; il y aura une terre où s’arrêteront toutes les inimitiés ; un terrain neutre pour l’Orient, comme la Belgique pour l’Occident. ».

Pour l’oreille moderne, ces prophéties sembleront à la fois familières et naïves. En leur temps, cependant, elles ont fait sensation. La vision d’Eliot préfigure l’œuvre d’Ahad Ha’am, le grand essayiste hébreu qui a dirigé le mouvement sioniste culturel une vingtaine d’années plus tard. Comme Ahad Ha’am, Eliot pensait que les minorités juives dispersées dans le monde ne pouvaient trouver un véritable épanouissement que dans leur patrie. « Ravivez le centre organique », affirme Moredecai, « alors le Juif outragé aura un lieu pour se défendre sur la scène des nations « . Notons que dans ce contexte, George Eliot est assez subtile pour reconnaître que tous les Juifs ne soutiennent pas la notion de sionisme. Gideon, l’un des interlocuteurs de Mordecai, n’est pas convaincu par la profession de foi qu’il exprime au pub, arguant que la relation des Juifs à la Palestine « a été pervertie par la superstition, au point qu’elle est devenue aussi démoralisatrice que l’ancienne loi des pauvres. ».

Une autre critique exprimée consiste à soutenir que George Eliot a tendance à se laisser un peu emporter par ses notions romantiques sur le retour des Juifs, et les observateurs modernes remarqueront également une absence flagrante dans sa vision de la Palestine : ses habitants non juifs. Edward Said et d’autres critiques ont fait valoir que dans Daniel Deronda, George Eliot tombe dans le piège classique des premiers sionistes en suggérant – implicitement dans son cas – que la Palestine est une terre sans peuple et que les Juifs sont un peuple sans terre. Dans Le sionisme du point de vue de ses victimes, Saïd établit un lien entre le Mordecai d’Eliot et le colonialisme des premiers sionistes, qui pensaient apporter la civilisation à une terre qui serait restée primitive. C’est juste, bien qu’il faille aussi noter que le roman d’Eliot n’est pas un manifeste politique, et qu’il faut donc faire preuve d’une certaine indulgence à son égard. Eliot était une championne scrupuleuse de tous les opprimés, et aurait sans doute accordé une plus grande attention à cette question si elle avait été confrontée à la réalité politique de la scission de la Palestine.

Antisémitisme de plume anglais : avec un seul roman, George Eliot change la donne

L’importance historique des passages sionistes de Daniel Deronda fait qu’ils tendent à éclipser la signification juive plus large du livre. En effet, on peut découvrir dans Daniel Deronda les fondements de la prospérité juive en Grande-Bretagne, les grandes lignes d’une histoire sensiblement différente – et heureusement – de celle vécue par la plupart de ses voisins européens. En effet, l’existence même de Daniel Deronda, qui est sorti en 1876, juste avant une énorme vague de migration juive en Grande-Bretagne, fournissait un signe rassurant : comme si une nation capable de produire un tel livre n’était pas susceptible de se retourner de manière meurtrière contre ses Juifs.

Comme le souligne Anthony Julius dans Trials of the Diaspora, son étude documentée de l’antisémitisme anglais, la judéophobie dans ce pays a souvent eu un caractère esthétique et littéraire. L’antisémitisme anglais a été façonné et pensé par des auteurs comme Chaucer, Marlowe et Dickens. Et pourtant, avec un seul roman, George Eliot change la donne, rejetant des siècles de calomnies où surgissaient des gros nez et des yeux globuleux en lui substituant une distribution large et variée de personnages non caricaturaux qui agissent et parlent réellement comme des Juifs.

La famille Cohen – Ezra, sa femme Addy et ses enfants Adelaide et Jacob – est dépeinte avec une subtilité particulière. Lors de sa première rencontre avec elle, le juif assimilé qu’est Daniel Deronda est lui-même incapable de voir au-delà de ses propres stéréotypes. Ce sont des prêteurs sur gage mercantiles et arrivistes. Il trouve Ezra « peu poétique » et recule devant sa « vulgarité d’âme », nourrissant la crainte désespérée qu’il s’agisse des parents modestes de sa chère Mirah. Et pourtant, avec le temps, Deronda reconsidère quelque peu les Cohen. Il développe une relation quasi-paternel avec Jacob, leur jeune garçon précoce. Il passe un dîner du vendredi soir avec eux et en vient à admirer la chaleur de leur foyer et la dignité de leur repas de shabbat.

À travers Daniel Deronda et les Cohen, Eliot nous montre tous les clichés et présupposés grossiers qui ont dominé les représentations des Juifs dans la littérature anglaise avant de les déconstruire pour révéler des individus à part entière. Les Cohen ne seront jamais éblouissants ou profonds, mais ils ne sont pas non plus des yiddishs creux et cupides, tels que Daniel Deronda les avait d’abord étiquetés avec snobisme.

Julius qualifie Daniel Deronda d‘ »embuscade » contre les opinions reçues sur les Juifs dans l’Angleterre victorienne. Il souligne notamment comment le livre ne comporte pas le récit de la conversion qui hante tant de représentations de Juifs dans l’art, du Shylock de Shakespeare dans Le Marchand de Venise à l’Esty des temps modernes dans Unorthodox sur Netflix. En fait, Daniel Deronda se rapproche progressivement du judaïsme, au grand dam de son tuteur bien-aimé, Sir Hugo Mallinger, qui, apprenant l’enthousiasme de son pupille à vouloir rejoindre le peuple élu, le supplie d’éviter de céder à cette « excentricité » et de ne pas « devenir fou des juifs ». Le langage utilisé ici est astucieux. La réponse de Sir Hugo m’a rappelé une expérience que j’ai eue en tant que jeune journaliste à Londres, lorsqu’un rédacteur en chef bienveillant m’a supplié d’ »atténuer le côté juif » si j’espérais réussir dans le vaste monde des journaux nationaux. Laisser sa kippa et ses obsessions tribales à la porte a longtemps été le prix traditionnel à payer pour les Juifs cherchant à entrer dans l’establishment britannique. Vous pouvez entrer, mais ne devenez pas « fou des Juifs ».

Les capacités d’observation de George Eliot captent quelque chose de très profond : la familiarité étrange des débats fervents de Mordecai dans les pubs sur Israël et la diaspora ; la demande de Daniel Deronda qui désire qu’on l’emmène dans la vieille shul orthodoxe de Francfort, et non dans le « beau bâtiment neuf des réformés ». Il veut les choses sérieuses. Les scènes étonnantes entre Daniel Deronda et sa mère disparue depuis longtemps, la princesse Halm-Eberstein, expriment le poids de l’identité juive – et le dégoût sauvage de soi qu’elle peut générer – d’une manière qui rendrait fier Philip Roth.

Vers la fin du livre, la mère de Daniel Deronda le convoque à Gênes pour lui expliquer pourquoi elle a choisi la voie de Jochebed, qui a laissé l’enfant Moïse dans un panier de roseau pour qu’il échappe à la persécution d’être Juif. « L’esclavage que je détestais pour moi-même, je voulais t’en préserver », s’écrie-t-elle, justifiant sa décision de demander à Hugo Mallinger d’élever son fils en gentleman anglais chrétien. « Que pouvait faire de mieux la mère la plus aimante ? Je t’ai délivré du mépris foudroyant qui colle à la peau des Juifs et les discrimine. »

Malgré toute la douleur de Halm-Eberstein, les Juifs de Daniel Deronda ne sont pas définis uniquement par leurs relations avec les chrétiens. Au contraire, ils jouissent d’une riche vie intérieure, s’interrogeant sur la foi et l’identité, organisant des dîners de shabbat et participant à des cercles de philosophie, vendant des livres et de l’argenterie, et aspirant de temps en temps à un retour à Sion. Leur vie n’est pas non plus dominée par l’antisémitisme, qui est pour la plupart une irritation marginale, souvent prise, comme le personnage d’Harold Abrahams le dit de façon mémorable dans Les Chariots de feu, « au détour d’une remarque ».

L’Angleterre acceptera-t-elle ses Juifs ?

Les préjugés ne manquent pas, certes, mais ils ne sont jamais vicieux. Gwendolen se plaint d’avoir été arnaquée par un « prêteur sur gages juif », et Lady Pentreath se demande pourquoi la modeste Mirah ne manifeste pas une « impudence juive ». La famille Meyrick fait preuve là de ce qui est peut-être la forme la plus courante de ce que l’on pourrait désigner comme un antisémitisme anglais mesuré : souhaiter que les Juifs acceptent la parole du bon Dieu comme tout le monde. Leur espoir est que Mirah, leur pensionnaire, finisse par s’éloigner de sa judéité pour rejoindre pleinement leur monde. « Peut-être que cela fondrait progressivement en elle », se demande Amy Meyrick.

Comme l’a souligné l’universitaire de Harvard Ruth Wisse, la tolérance de certains personnages, dans Daniel Deronda, s’évapore souvent lorsque les chrétiens du livre entrent en contact avec de vrais juifs. Les Arrowpoint, par exemple, applaudissent le génie musical de Herr Klesmer, un pianiste juif, mais se déchaînent en préjugés furieux lorsqu’ils découvrent que leur fille a l’intention de l’épouser. Mme Arrowpoint décrit le pianiste urbain comme « une simple bulle de terre », tandis que M. Arrowpoint se plaint de son « regard étranger ».

Ce n’est donc pas seulement la question du sionisme qui est en jeu dans Daniel Deronda, affirme Wisse, mais celle qui interroge la volonté de l’Angleterre d’accepter ou non les Juifs « en tant que peuple distinct ayant ses propres aspirations nationales ». Et d’ailleurs pas seulement les Juifs. Wisse soutient de manière convaincante que George Eliot considère le sort des Juifs en Angleterre comme un test mettant à l’épreuve les valeurs naissantes de la démocratie libérale. Lorsque Daniel Deronda a été publié, l’Angleterre n’avait pas connu d’immigration massive non chrétienne depuis les Vikings, un millénaire plus tôt. Les Anglais pouvaient-ils accepter cette nouvelle vague d’étrangers déterminés ?

Dans le roman, la réponse est oui. Ils peuvent le faire. Malgré toutes leurs remarques acerbes, les anglais ne détestent généralement pas leurs voisins juifs, et la présence croissante des Juifs parmi eux ne les incite pas à commettre des actes de violence ou d’outrage. Les Meyrick accueillent une Mirah débraillée et la couvrent d’affection. Les Arrowpoints acceptent, même à contrecœur, le mariage de leur fille avec Herr Klesmer, tout comme Sir Hugo est contraint d’accepter la décision de Daniel d’embrasser son héritage juif, l’envoyant en Palestine à la fin du livre.

Dans Daniel Deronda, les Juifs et les non-juifs s’entendent généralement à peu près bien et c’est ici que l’on peut discerner la voie anglo-juive, celle d’une certaine forme d’acceptation par l’élite. Il ne s’agit pas d’un mariage d’amour : il n’y a pas d’étreinte passionnée ni de fusion glorieuse entre le judaïsme et le christianisme. L’Angleterre de Daniel Deronda n’est pas un paradis pour les Juifs, mais elle n’est pas non plus dangereusement hostile. La tranquillité suffisante de l’establishment anglais est une piscine dans laquelle les Juifs peuvent nager sans se noyer. La figure la plus dangereuse du livre, Henleigh Mallinger Grandcourt, est peut-être un abruti sadique, ses privilèges dérisoires et son aversion hautaine pour toute forme de fanatisme font de lui un candidat improbable pour mener un pogrom. Les hommes comme Grandcourt sont trop occupés à chasser le renard pour se soucier de chasser les Juifs.

L’éveil juif de Georges Eliot

Comment Eliot a-t-elle échappé aux clichés bigots et étriqués de sa littérature nationale ? La réponse, dans le langage moderne, serait de dire qu’elle a fait le job, en se plongeant dans l’histoire et l’enseignement juifs. Comme le note Getrude Himmelfarb dans The Jewish Odyssey of George Eliot, l’éducation au judaïsme de la romancière a commencé dès son plus jeune âge. Elle a reçu une éducation biblique rigoureuse dans un pensionnat évangélique. Adolescente, lors de sa première visite à Londres, elle a refusé d’accompagner son frère au théâtre, préférant se blottir chez elle avec l’Histoire des Juifs de Flavius Josèphe…

Mais le véritable éveil juif de George Eliot commence en 1866 lorsqu’elle rencontre Emanuel Deutsch, un érudit et hébraïsant polonais qui travaillait au British Museum. Himmelfarb raconte qu’ils se sont rencontrés chez un ami, après quoi Deutsch a envoyé à Eliot l’exemplaire d’un article qu’il avait écrit sur le Talmud pour la Quarterly Review. Eliot est enchantée et le qualifie de glorieux. Deutsch et Eliot se rapprochent et, sous sa tutelle, elle étudie l’hébreu, la Mishna et le Talmud, s’enfonçant dans la tradition juive. Ils se penchent sur les œuvres des sages médiévaux et des rabbins kabbalistiques. Beaucoup se sont convertis au judaïsme au fil des ans pour bien moins que cela. En 1869, Deutsch fait sa première visite en Palestine et se découvre envahi par des visions qui montrent les Juifs récupérer leur destin en terre sainte. Il est de toute évidence le modèle de Mordecai.

On peut supposer que le voyage de Deronda vers le judaïsme reflète, au moins partiellement, celui de George Eliot. Il commence avec toutes les hypothèses sur les Juifs que l’on peut imaginer de la part d’un homme de sa classe et de son époque. Il considère d’abord le judaïsme comme « une sorte de forme excentrique et fossilisée » qu’un « homme accompli pourrait … laisser aux spécialistes ». Mais ses rencontres avec Mirah et Mordecai éveillent l’âme curieuse de Daniel Deronda, faisant apparaître « la réalité jusqu’alors négligée que le judaïsme était quelque chose qui palpitait encore dans les vies humaines ». Lorsqu’il découvre sa propre ascendance juive, Daniel Deronda était déjà converti à la foi de ses ancêtres.

En 1848, Eliot soutenait que « tout ce qui est spécifiquement juif est de qualité inférieure ». A la fin de sa vie, elle est devenue la philosémite dominante de son époque. Dans The Modern Hep ! Hep !, Hep ! un essai paru dans Impressions of Theophrastus Such, elle conclut par un plaidoyer pour que les chrétiens se sentent proches de « l’Hébreu, l’Israélite, le Juif ». Pour partager « les gloires et les peines, la dégradation et le renouvellement possible de sa famille nationale ». C’est la dernière phrase du dernier ouvrage que George Eliot a publié de son vivant. Son voyage était terminé.

Daniel Deronda et après…

Et qu’en est-il des Juifs bien-aimés de George Eliot en dehors du roman ? Dans les années qui suivirent la publication de Deronda, les Mordecai, Mirah et Ezra arrivèrent par dizaines de milliers en Angleterre, fuyant les pogroms et les persécutions. En 1840, lorsque George Eliot se plaignait de l’inélégance des Juifs, la population juive de Grande-Bretagne comptait environ 15 000 personnes. En 1900, elle était quinze fois plus nombreuse, soit quelque 225 000 âmes parlant principalement le yiddish, qui pour leur plus grande partie s’entassaient dans les ruelles et les quartiers chauds de l’est de Londres. Et curieusement, cela fonctionnait plutôt bien…

Il est si facile d’oublier Daniel Deronda et d’enfiler les pantoufles bien usées de la victimisation pour raconter une histoire sombre et négative de l’histoire anglo-juive. En Grande-Bretagne, cela vous mène de la Tour de Clifford à l’expulsion des Juifs en 1290. Puis à la menace qui a accueilli le retour des Juifs. Les éditoriaux des journaux qui se plaignaient de la « nuée de vermine et d’insectivores » émigrant en Grande-Bretagne dans les années 1880. Les émeutes de Tredegar en 1911, lorsque les mineurs de charbon ont organisé une mini-Kristallnacht dans les vallées galloises. Les kikis à nez crochu de la littérature anglaise : Fagin et Bleistein et les « juives rusées » de John Buchan. Les fascistes d’Oswald Mosley et les « juifs rusés » de Roald Dahl : « même un salaud comme Hitler ne s’en prenait pas à eux sans raison ». Les camps d’internement d’après-guerre à Chypre, Colin Jordan, Nick Griffin et, bien que son rôle dans tout cela ait été parfois exagéré, Jeremy Corbyn et le tournant antisémite du parti travailliste.

Mais cette histoire a perdu. Les Juifs ont été autorisés à revenir d’exil. Les éditoriaux déshumanisants ont été réduits à néant. Les émeutes de Tredegar étaient une aberration. Mosley a été sèchement rejeté à la bataille de Cable Street. Jordan et Griffin étaient des perdants marginaux. Corbyn a bataillé avec les Juifs et a été battu à plates coutures. Bien que la relation anglo-israélienne ait été parfois chaotique, née comme elle l’était dans les feux de l’hôtel King David, la Grande-Bretagne a largement soutenu l’État juif tout au long de son existence, comme George Eliot l’espérait. Les Ezra Cohen ont ensuite fondé Tescos et Marks & Spencer. Les Mordecai sont devenus des écrivains et des universitaires, pénétrant dans les sanctuaires de Fleet Street et d’Oxbridge. Les Mirah et les Daniel ont fini dans de grandes maisons remplies de livres et d’enfants, quelque part près de Hampstead Heath. Les Juifs britanniques d’aujourd’hui sont bien installés et prospères, comme peu de Juifs l’ont été dans l’histoire. Ce n’est pas le paradis, mais ce n’est pas si loin.

George Eliot aurait été heureuse. Car non seulement ses Juifs ont triomphé, mais de nombreuses autres minorités ont suivi leur exemple. Aucune sans douleur ni friction, certaines plus facilement que d’autres, mais elles sont là et le plus souvent, l’intégration a aussi fonctionné. Selon cette lecture, Daniel Deronda n’est pas seulement le roman anglo-juif essentiel, mais aussi un roman anglais essentiel. Middlemarch concernait le passé, mais Daniel Deronda concernait l’avenir : il a donné le coup d’envoi à notre long voyage du XXe siècle vers la vie multiculturelle.

Peu de gens peuvent égaler l’extrême empathie de George Eliot, mais sa grande expérience avec les Juifs montre l’exemple de ce qui est possible. Aujourd’hui, dans une vie culturelle où l’idée qu’une personne blanche privilégiée écrive sur les expériences d’une minorité opprimée est de plus en plus taboue, Daniel Deronda se dresse comme un monument imposant à la mission centrale du romancier : habiter d’autres vies avec sensibilité et grâce ; gagner le droit de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre en faisant preuve de rigueur et d’érudition.

« Je pense que c’est très beau que vous entriez ainsi dans ce qu’une juive peut ressentir », dit Mirah à Hans Meyrick dans le roman. Nous pouvons probablement considérer cette phrase comme si George Eliot se donnait une petite tape dans le dos à elle-même, se félicitant de son long et difficile voyage au cœur du judaïsme. Elle le mérite bien.

Josh Glancy

Josh Glancy est correspondant pour le Sunday Times, où il était auparavant chef du bureau de Washington avant d’être correspondant à New York. Il est également chroniqueur pour le Sunday Times et The Jewish Chronicle. Il est connu pour lire des passages de Daniel Deronda lors de cérémonies de mariage…

Notes

  1. [Note du traducteur : Whitechapel était un des centres de la vie juive à Londres entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe]

Source k-larevue