La grave erreur d’Israël sur le nucléaire iranien

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Danny Citrinowicz, ancien chef du bureau Iran du renseignement militaire israélien, estime que le retrait de l’accord a fait le jeu des extrémistes à Téhéran.

Il est le premier pourfendeur des négociations menées actuellement avec l’Iran. Ayant pesé de tout son poids pour que l’ancien président américain Donald Trump se retire unilatéralement de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) en mai 2018, qui limitait pourtant drastiquement les activités atomiques de l’Iran en échange d’une levée des sanctions contre Téhéran, Israël tire désormais la sonnette d’alarme sur l’état d’avancement du programme d’enrichissement d’uranium de la République islamique, qui ouvre la voie à l’obtention de la bombe nucléaire, ce que l’Iran dément. L’État hébreu répète qu’il n’hésitera pas un instant à utiliser l’option militaire pour empêcher Téhéran de se doter de l’arme atomique.

À la tête du bureau Iran de la division recherche et analyse des renseignements de l’armée israélienne de 2015 à 2016, avant de servir, jusqu’en 2019, en tant qu’attaché militaire adjoint à Washington, chargé de la coordination du renseignement avec les États-Unis, Danny Citrinowicz est l’un des meilleurs experts israéliens du programme nucléaire iranien. Aujourd’hui retiré de l’armée, l’ancien officier œuvre désormais comme chercheur au sein de l’Institute for Policy and Strategy de la Reichman University de Herzliya, en Israël, où il n’est plus tenu par la réserve militaire. Il se confie dans un entretien exclusif au Point.

Le Point : Le Premier ministre israélien Naftali Bennett a demandé aux États-Unis de mettre un terme aux négociations avec l’Iran. Cela vous surprend-il ?

Danny Citrinowicz : Non, je l’attendais car il n’y a pas de différence entre la position de Naftali Bennett et celle de Benyamin Netanyahou sur l’Iran. Je pense que ce sont les mêmes. La seule chose qui diffère est que nous voyons désormais moins d’affrontements publics entre l’administration américaine et Israël par rapport à l’époque de Bibi [Netanyahou]. En revanche, je ne suis pas surpris du fait qu’Israël n’a pas changé d’avis sur l’Iran. Il est opposé à tout retour à l’accord sur le nucléaire iranien et réclame le démantèlement de toutes les usines d’enrichissement d’uranium en Iran.

Israël peut-il influencer les pourparlers ?

La possibilité pour Israël d’influer sur les pourparlers est très limitée et rien n’a changé à ce niveau. La raison est que, lorsque vous adoptez une approche non réaliste à la situation, lorsque vous êtes le seul pays au monde qui ne comprend pas que l’Iran enrichira de l’uranium dans le futur, quelle que soit l’identité des dirigeants en Iran – car il existe dans le pays un consensus sur le programme nucléaire –, vous pouvez crier autant que vous le souhaitez et réclamer une pression maximale contre Téhéran, vous n’influencez rien ni personne en réalité.

Pourtant, le scepticisme sur l’Iran est désormais également partagé par les négociateurs européens et américains

Vous n’avez pas tort. Voilà pourquoi je ne comprends pas la position israélienne. Qu’ils laissent les Iraniens « faire le job ». Les chances de retourner au JCPOA sont actuellement très minces. Alors, pourquoi Israël hausse-t-il autant le ton ? Si les Iraniens sont à blâmer, ma suggestion aux dirigeants israéliens est de laisser les Iraniens faire le travail difficile.

Qu’entendez-vous par là ?

Ce que je veux dire, c’est que la direction actuelle en Iran n’estime plus qu’un retour à l’accord sur le nucléaire iranien est une priorité. Les négociateurs iraniens ne voudront pas s’asseoir avec les Américains à Vienne, car la structure des pourparlers est très problématique [les Iraniens et les Américains ne négocient pas directement, mais via les autres pays, NDLR]. Les chances de revenir à l’accord ne sont pas élevées. Par conséquent, il convient de laisser les négociations échouer, et à ce moment-là seulement Israël aura davantage de levier pour influencer la position de la communauté internationale. Le problème est que nous ne le comprenons pas et que nous demeurons hystériques, notamment au sujet de l’option militaire, ce qui se révèle en réalité contre-productif car cela donne l’impression que l’Iran est uniquement un problème israélien. À mon sens, Israël a besoin de rester silencieux et de laisser les grandes puissances prendre les actions adéquates, car l’Iran est en réalité un problème international.

Emmanuel Macron a récemment proposé d’étendre les négociations aux pays du Golfe et à Israël. Est-ce une bonne idée ?

Je pense que ce serait très difficile à réaliser. Le fait d’ajouter des participants aux négociations est une mauvaise idée. Et, de toute façon, Israël n’a pas l’intention de participer à la moindre discussion avec l’Iran, que ce soit maintenant ou dans le futur, car il y est opposé de base. Par conséquent, essayer d’ajouter Israël ne fera que causer davantage de problèmes et de difficultés pour retourner à l’accord. Maintenant, je suis d’accord avec une des choses qu’a dites Emmanuel Macron, à savoir que je pense que les Émirats arabes unis peuvent jouer un rôle positif avec l’Iran car leur relation économique avec ce pays est étroite. Elle s’est améliorée avant même la visite, hier, à Téhéran de Tahnoun ben Zayed, le conseiller émirien à la sécurité nationale. Ainsi, je pense que les Émirats arabes unis peuvent jouer un rôle important de médiateur entre les États-Unis et l’Iran dans le but de réduire les tensions. Cela peut passer par la mise en place d’une structure économique qui aidera les dirigeants iraniens à comprendre les bénéfices d’un retour au JCPOA.

Vous affirmez que l’Iran n’est plus intéressé par un retour dans l’accord sur le nucléaire. Mais n’a-t-il pas besoin d’une levée rapide des sanctions pour soulager son économie ?

Je regardais hier la télévision iranienne et moins de trente secondes étaient consacrées au JCPOA. Je pense que cela montre vraiment ce qu’en pense le leadership iranien. Je ne dis pas qu’ils ne veulent plus retourner à l’accord, mais ils ne le feront que si leurs demandes sont satisfaites et il n’y aura aucun compromis. Il s’agit de la levée de la totalité des sanctions, des compensations américaines et des assurances que la prochaine administration américaine ne se retirera pas de l’accord. Le président Ebrahim Raissi doit également faire face aux lignes rouges fixées par le guide suprême [l’ayatollah Khamenei, NDLR] : il n’y aura aucune discussion sur le programme de missiles balistiques de l’Iran et ses activités régionales.

Ces demandes iraniennes sont-elles seulement réalistes ?

Je pense qu’elles le sont dans leur esprit, car ils estiment que ce ne sont pas eux qui ont quitté le JCPOA, mais les États-Unis, et qu’ils ne sont pas par conséquent le camp à blâmer, d’autant qu’ils continuent à en payer le prix aujourd’hui. Ebrahim Raissi pense vraiment que, s’il n’y a pas de JCPOA, l’Iran a des alternatives qui sont de travailler avec la Chine en espérant que Pékin empêchera la mise en place de nouvelles sanctions, notamment pétrolières, contre lui. Par ailleurs, il a toujours en tête « l’économie de résistance », dont les Iraniens pensent qu’elle est construite de manière à permettre de contourner les sanctions occidentales. C’est une question de la plus haute importance, car, aussi longtemps que l’Iran pense qu’il a d’autres possibilités, il ne se précipitera pas pour signer le JCPOA et ne fera preuve d’aucun compromis.

Pensez-vous que l’Iran, qui a repris tambour battant ses activités nucléaires les plus sensibles, se dirige désormais vers la bombe atomique ?

Les Iraniens ne sont pas stupides. Ils savent que, s’ils franchissent le seuil de l’activité militaire, ils deviendront la Corée du Nord. Donc ce qu’ils essaient de faire est d’accroître au maximum leurs activités d’enrichissement d’uranium, ce qui signifie enrichir à 60 %, fabriquer de l’uranium métal, ajouter davantage de cascades de centrifugeuses dans leur usine souterraine de Fordo et d’en développer les modèles les plus récents (IR6, IR8). Je pense qu’ils essaient aujourd’hui d’être dans ce que l’on appelle le « seuil de l’enrichissement », à savoir d’avoir la capacité d’enrichir à 90 % (seuil nécessaire à l’obtention de la bombe) sans pour autant franchir le pas, car ils en comprennent les implications. Pour l’heure, je ne pense pas que la bombe soit l’objectif des dirigeants iraniens. Ils ont déjà réussi à mettre en place une dissuasion nucléaire sans la bombe.

De quels leviers les États-Unis et l’Europe disposent-ils aujourd’hui pour se faire entendre de l’Iran ?

Je pense que le problème principal est que les Iraniens comprennent que les États-Unis n’ont aucune intention de les menacer avec une action militaire, car ces derniers souhaitent diminuer leur présence au Moyen-Orient, pas l’augmenter. Nous savons tous que les États-Unis souhaitent pivoter vers l’Asie en raison de la Chine. Par ailleurs, les Iraniens savent que, sans la coopération de la Chine et de la Russie, aucune nouvelle sanction ne sera imposée contre eux. D’ailleurs, nous pouvons d’ores et déjà observer que, malgré les sanctions, le commerce de pétrole entre Téhéran et Pékin se poursuit. Ainsi, je pense que les États-Unis ne disposent que de très peu de moyens de pression contre l’Iran. Non seulement les Iraniens savent qu’ils ont des alternatives, mais ils estiment que l’autre camp n’en a pas beaucoup et souhaite revenir à l’accord sur le nucléaire.

Israël peut-il, selon vous, lancer une action militaire contre les sites nucléaires iraniens ?

Le programme nucléaire iranien est disséminé sur plusieurs sites fortifiés et très protégés. Il est donc très dur de frapper ces installations d’un point de vue opérationnel. Mais, même si celles-ci étaient visées, l’Iran serait en capacité de les reconstruire en quelques mois sans la moindre inspection de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et avancer vers la bombe. La raison est simple : le savoir et la connaissance dont il dispose sont basés sur du personnel iranien.

L’Iran serait-il en mesure de riposter à une attaque israélienne ?

Non seulement elle provoquerait une réponse de la part de l’Iran, mais aussi des milices chiites [en Irak et en Syrie, NDLR], des houthis yéménites et, bien sûr, du Hezbollah. Parce que les Iraniens voudraient tracer une ligne rouge afin qu’Israël n’attaque plus jamais l’Iran à nouveau. Donc, même si Israël avait la capacité de frapper les installations iraniennes, la vraie question est de savoir s’il serait prêt, dans le but de reporter le programme nucléaire iranien de quelques mois, d’affronter une riposte totale de la part du Hezbollah, qui causerait des pertes humaines et d’argent. Pour ma part, je ne suis pas certain que ce soit la meilleure option. Je ne peux l’écarter, mais j’en doute vraiment pour l’instant. Enfin, il est important de rappeler que les Iraniens ne voient pas Israël comme une menace, seulement les États-Unis. Ainsi, lorsqu’Israël prend position sur le programme nucléaire iranien, rien ne change dans la stratégie de la République islamique.

Pourtant, les nombreuses frappes israéliennes en Syrie contre des cibles iraniennes n’ont pas entraîné la moindre réponse de l’Iran

Les règles du jeu entre nous, l’Iran et le Hezbollah sont différentes en Syrie et sont soumises à leurs propres limitations. Aussi longtemps qu’Israël n’attaque que les installations iraniennes et ne tue ou ne blesse pas de hauts responsables iranien ou libanais, il n’y aura pas de riposte. Mais, si nous souhaitions changer les règles du jeu, alors je suppose qu’ils répondraient. Pour revenir à l’Iran, il semble difficile de croire qu’une attaque totale d’Israël sur les installations nucléaires de l’Iran ne provoquerait pas de réponse de Téhéran ou du Hezbollah. En effet, si une telle chose devait arriver, et que les Iraniens ne traçaient pas de ligne rouge, alors la prochaine cible d’Israël serait Téhéran.

Que pensez-vous de la politique israélienne en matière de nucléaire iranien au cours des six dernières années ?

Je pense que c’est un échec. Quitter l’accord sur le nucléaire était une erreur. Certes, l’accord n’était pas parfait et avait ses défauts, mais c’était la seule manière de faire reculer le programme nucléaire iranien de manière significative. Par ailleurs, le JCPOA avait renforcé des personnes en Iran, comme l’ancien président Hassan Rohani et l’ex-ministre des Affaires étrangères Mohammad-Javad Zarif, qui, parmi les dirigeants iraniens, avaient une vision différente sur la manière de faire évoluer la révolution. Ils pensaient vraiment créer des ponts avec l’Occident et les États-Unis. Nous avons donc perdu sur les deux plans. Les Iraniens font désormais tout ce qu’ils veulent en matière d’enrichissement d’uranium et, à l’intérieur du pays, le retrait de l’accord a renforcé le camp le plus conservateur au sein du leadership iranien, ce qui va à l’encontre de nos intérêts. En quittant l’accord, il n’y avait aucun plan B. Il n’y a eu aucune stratégie ni anticipation sur ce que nous allions faire par la suite. Nous comprenons aujourd’hui combien il était mauvais d’agir de la sorte sans avoir de plan de rechange pour faire cesser la course iranienne au nucléaire. C’était donc une grave erreur.

Israël n’a-t-il tout de même pas intensifié dans le même temps ses activités de sabotage du programme nucléaire iranien ?

Assumons que c’est Israël qui a fait cela. D’un point de vue technique, c’est énorme et cela ressemble à un film de James Bond ! Mais, sur le plan stratégique, cela n’a rien produit. Cela n’a pas anéanti ni fait reculer le programme nucléaire iranien. À quoi cela sert-il de frapper certains sites si les Iraniens ont la capacité de les reconstruire derrière ? C’est même pire que cela. Ces attaques ont été commises dans des installations qui étaient soumises aux inspections de l’AIEA. Or les Iraniens ont entravé depuis le travail des inspecteurs. Cependant, leur mission est cruciale car elle dissuade l’Iran d’utiliser certains matériaux à des fins militaires, mais aussi parce qu’elle nous aide à comprendre ce qui se passe dans les usines d’enrichissement d’uranium de Natanz et de Fordo. Donc, d’un point de vue scientifique, ces opérations ont été un échec complet. Je n’ai vu aucun bénéfice dans celles-ci.

Est-ce à dire que vous pensez qu’Israël doit se résoudre à vivre avec un Iran au seuil de la bombe nucléaire ?

Je pense que nous n’avons pas d’autre choix que de vivre avec un Iran qui est proche de l’obtention de la matière nucléaire fissile nécessaire à la fabrication d’une bombe. Ce pays a tellement avancé en termes d’installations d’enrichissement d’uranium qu’il pourrait acquérir cette matière en quelques jours ou semaines. Mais nous avons toujours besoin de nous assurer que les Iraniens ne feront rien sur le plan militaire. Aussi longtemps qu’ils n’ont pas vectorisé de charge nucléaire, nous sommes toujours à des mois de l’obtention par Téhéran de la bombe atomique. Certes, je ne vais pas vous mentir, nous sommes véritablement dans une mauvaise situation et nous n’avons aucun moyen de les faire reculer. Nous devons voir comment nous pouvons contenir les avancées de l’Iran afin de nous assurer qu’il se cantonne au nucléaire civil.

Source lepoint