William Gross, l’israélien fou d’art séfarade, expose sa collection

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À l’Institut du monde arabe, « Juifs d’Orient » montre pour la première fois l’art, l’artisanat et les objets cultuels juifs rassemblés par William Gross. Par Danièlle Kriegel.

À 82 ans, William Gross est un homme heureux. L’exposition événement de l’Institut du monde arabe (IMA) « Juifs d’Orient, une histoire plurimillénaire » expose des dizaines de pièces de sa prestigieuse collection de judaica, c’est-à-dire d’objets de culte juif : 14 000 au total, rassemblés durant cinquante-cinq ans d’activité. « Rendez-vous compte ! C’est la première fois que le public va découvrir les juifs en terre d’islam dans leur globalité. Les gens oublient qu’au début du Moyen Âge le centre de la vie juive était à Bagdad et au Caire. Pas à Paris, à Vienne ou à Berlin. Non : à Bagdad et au Caire ! C’est là qu’on trouvait une riche culture juive, le reflet d’une longue et glorieuse présence. Depuis des années, je rêvais d’une telle exposition. D’abord, parce que j’aime l’art islamique. Ensuite, parce que l’art juif en provenance du monde musulman reflète l’histoire des judaïsmes séfarade et oriental, aussi bien dans ses liens artistiques avec la culture environnante qu’en raison de sa longue présence, parfois plus de deux mille ans, sur ce vaste territoire. » 

Parmi les objets qu’il prête à l’IMA, William Gross a du mal à choisir ceux qui, à ses yeux, sont les plus importants. Quand on lui pose la question, il finit tout de même par répondre : « Il y a d’abord cinq tik, qui sont des boîtes décorées, en bois ou en métal, destinées, chacune, à contenir un rouleau de la Torah. C’est la première fois qu’un tel ensemble en provenance d’Iran, de Syrie, du Yémen, de Jérusalem est ainsi montré au public. » Il évoque aussi une amulette, originaire d’Iran et datant de 1900, « particulièrement spectaculaire ». Puis une ketouba enluminée de couleurs éclatantes, avec une ornementation d’inspiration islamique. Ce contrat de mariage juif traditionnel a été réalisé à Meknès (Maroc) en 1856. « Le scribe artiste qui l’a exécuté s’est visiblement inspiré de l’une des portes monumentales de la muraille qui entoure la ville. » Les visiteurs pourront aussi découvrir à l’IMA un parchemin du livre d’Esther qui vient probablement d’Istanbul et son étui d’argent partiellement doré, ciselé et poinçonné.

Boîte à épices. 

Lorsqu’il ouvre la porte de son appartement, qui se trouve au dernier étage d’un immeuble du quartier de Ramat Aviv et non loin de l’université de Tel-Aviv, on découvre un homme de grande taille, avec des yeux très bleus. Une fine barbe blanche encadre un large sourire. L’accueil est extrêmement chaleureux. Dans son salon, où d’immenses vitrines renferment une partie de sa collection, William Gross raconte comment tout cela a commencé. « À l’âge de 6 ans, j’étais déjà un collectionneur. Tout ce qui me tombait sous la main – boîtes d’allumettes, cartes à jouer, savonnettes d’hôtel – était bon à garder. Tout était ensuite classé selon un ordre logique. »

Sa rencontre, à l’adolescence, puis son mariage avec Lisa vont conforter sa passion. Son beau-père et mentor n’est autre que le célèbre collectionneur américain de judaica Maurice Spertus. À 24 ans, il fait une première acquisition : une boîte à épices en provenance d’Allemagne et datant de la fin du XIXe siècle. Voilà sa collection lancée. Mais le jeune Américain (il est né et a grandi à Minneapolis) sait déjà ce qu’il ne veut pas : collectionner pour collectionner, pour être de ceux qui, à force d’obsession et de cachotterie ostentatoire, ont dégoté des objets d’art originaux qu’ils gardent pour eux. Non ! Son objectif est clair : raconter à travers les objets l’Histoire des communautés juives dans le monde. Pour atteindre son but, il n’hésitera pas à passer quelques années sur les bancs de l’université car « il [lui] fallait étudier le sujet en profondeur en rassemblant un maximum de références académiques ». L’autre étape décisive, c’est son installation en Israël au tout début de l’année 1969. Une terre d’immersion où sa passion pour les judaica va s’épanouir.

Codex hébraïque. 

Là encore, à sa façon. Pas vraiment amateur des ventes aux enchères ou des transactions de particulier à particulier, il privilégie les marchands d’art spécialisés avec qui il se sent sur un pied d’égalité : « Au fil des années, j’ai appris à connaître leur offre et eux mes attentes. Alors je peux choisir et acquérir ce qui me paraît important. » Aujourd’hui, la collection William Gross compte 3 000 livres imprimés et illustrés de gravures, pour la plupart en hébreu et antérieurs à 1900, ainsi que 350 codex hébraïques, eux aussi presque tous illustrés, et 2 500 amulettes liées à son intérêt profond pour la mystique juive. Une impressionnante collection, édifiée presque entièrement en Israël et dont les trésors vont pouvoir aujourd’hui être vus par toutes et tous lors de cette exposition de l’IMA. Il en rêvait depuis plus de trente ans car, il en est convaincu, elle sert « l’intérêt général ».

Un dialogue fructueux à l’IMA

Pour la première fois, une exposition de grande ampleur est dédiée à l’histoire des communautés juives dans les pays arabes. Le parcours proposé aux visiteurs à l’Institut du monde arabe est d’abord un voyage dans le temps. Des premiers liens tissés entre les tribus juives de la péninsule arabique et le prophète Mahomet jusqu’au XXe siècle, siècle qui, dans sa seconde moitié, a vu la quasi-disparition des communautés juives en terre d’islam. L’Histoire, mais aussi la vérité sur une coexistence « tour à tour féconde et tumultueuse ». Les 280 œuvres exposées sont l’autre récit de la vie juive, des rives de l’Euphrate aux montagnes de l’Atlas. Vestiges archéologiques, manuscrits anciens, peintures, textiles, objets liturgiques, photographies, musiques, installations audiovisuelles… « Accueillir cet événement unique à l’Institut du monde arabe porte une symbolique forte, déclare Jack Lang, président de l’IMA. Il s’agit de célébrer la pluralité du monde arabe et de lutter contre l’oubli et les amalgames. Cette démarche s’inscrit dans une quête de transmission de la mémoire de l’histoire des juifs et de leur relation avec les musulmans, que les vicissitudes du monde contemporain tentent de faire taire. » Commissaire général de l’exposition, Benjamin Stora écrit : « Ainsi apparaît pour la première fois toute la singularité des juifs en Orient, nourrie de pratiques religieuses, de “miracles” qui enchantent le réel et de volontés de transmission d’une mémoire tumultueuse. »

Danièle Kriegel

Source lepoint

Si vous ne pouvez pas visiter cette expo, une grande partie de cette magnifique collection se trouve sur le site de l’Université Hébraïque de Jérusalem.