Art Spiegelman : « Je ne serais pas arrivé là si… »

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Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. Art Spiegelman raconte comment il a découvert, par hasard, la BD underground.

Créateur de Maus, célèbre bande dessinée relatant le génocide nazi à travers le témoignage de son père, l’Américain Art Spiegelman, 73 ans, publie un livre hommage au peintre méconnu Si Lewen, doublé d’une exposition au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris.

Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’étais pas né avec un seul bon œil et une incapacité à voir en trois dimensions. Cette déficience visuelle, appelée amblyopie, a changé ma vie. D’abord parce qu’elle a fait de moi un joueur de base-ball vraiment pathétique – or le base-ball est davantage qu’un rite aux Etats-Unis, c’est ce qui fait la différence entre un chasseur et une femme qui moud du grain dans une ancienne tribu amérindienne. Ensuite parce que les bandes dessinées que je lisais me paraissaient réelles. Le fait de n’avoir qu’un seul œil valide renforce l’illusion de voir une image dessinée comme quelque chose de vivant. J’étais particulièrement attiré par ça, sans doute plus que les autres enfants.

Ce handicap aurait pu vous empêcher de dessiner…

Enfant, j’ai dû apprendre les règles de la perspective afin que mes dessins aient l’air suffisamment dimensionnels. Sur le chemin de l’école, il y avait une bibliothèque où j’allais très souvent. C’est là que j’ai découvert Kafka, après avoir épuisé tous les livres de la section jeunesse. J’aurais très bien pu mettre la main sur L’Amant de Lady Chatterley [de D. H. Lawrence] sans que la bibliothécaire y voie quoi que ce soit. Tout ceci a conduit à ce que je suis aujourd’hui, une sorte d’artiste de la bande dessinée.

Qui a introduit la bande dessinée à la maison ? Vos parents ?

Non. Mes parents, tous deux réfugiés, ne comprenaient vraiment pas très bien la culture américaine. Un jour, alors que ma mère faisait ses courses avec moi, un bouquin posé sur un présentoir a attiré mon attention.

Il s’agissait d’un livre de poche tiré du magazine de BD Mad. A l’intérieur étaient reproduites les « unes » des vingt-quatre premiers numéros de Mad, dont une qui parodiait la couverture de Life, un magazine que tout le monde lisait aux Etats-Unis. On y voyait la « plus belle femme de l’année », qui n’était autre qu’un personnage grotesque, semblable à un monstre. Je devais avoir 5 ou 6 ans et je savais à peine lire, mais c’est ainsi que je me suis familiarisé avec l’ironie. Ce livre est devenu une sorte de Bible pour moi. Je croyais à l’époque que Mad était l’acronyme de « maman et papa » (« mom and dad »).

C’est aussi votre découverte de la BD underground, qui sera votre premier univers professionnel…

Il y avait aussi, dans ce même ouvrage, une parodie de Mickey Mouse qui s’appelait Mickey Rodent (« Mickey le rongeur ») : il avait de la paille sur le menton, comme s’il ne s’était pas rasé, et tenait un piège à souris entre les doigts. Etait-il un animal ?

Ces prémices ont conditionné mon existence à la manière des bébés canards qui préfèrent suivre le scientifique plutôt que leur propre mère. J’ai souscrit assez tôt à un abonnement à Mad. Et bien plus tard, adulte, j’ai créé un fanzine qui était une version sophistiquée de Mad, qui s’appelait Blasé. Des dessinateurs de la scène underground y ont fait leurs débuts. Ce fut aussi un moment important : le départ d’une vie de raté.

Comment vos parents ont-ils réagi en voyant leur fils adoré se transformer en auteur de bande dessinée ?

Ma mère avait eu des penchants artistiques dans sa jeunesse. Mon père ne voyait dans mes dessins rien qui puisse avoir un sens. Quand ils ont réalisé que tout cela devenait sérieux et que j’aspirais à vivre du dessin, ils ont commencé à paniquer.

Mon père voulait que je devienne médecin. Il n’en était pas question, ayant été traumatisé, enfant, par une piqûre contre la polio qui aurait fait de moi un antivaccin si je n’avais pas dû surmonter ma peur. « Tu pourrais alors être dentiste », avait-il répliqué en expliquant qu’à Auschwitz les dentistes avaient le statut de docteur. Un argument intéressant, mais peu convaincant. Je ne savais pas ce que c’était Auschwitz.

Vous auriez pu dire à vos parents que la minorité juive aux Etats-Unis a utilisé la bande dessinée pour raconter sa propre histoire, notamment à travers Superman…

J’ignorais tout de cela. Je pensais même que tout le monde était juif. Mon quartier, dans le Queens, était à moitié juif, à moitié catholique irlandais. Après l’école, les enfants catholiques nous poursuivaient en nous accusant d’avoir tué le Christ. Mais, sinon, j’étais bien incapable de savoir qui était juif et qui ne l’était pas. J’avais l’impression de vivre dans une sorte de shtetl très suburbain et relativement laïque. Vous savez, à New York, même les Noirs, les hispaniques, les Chinois sont un peu juifs…

Les rescapés de la Shoah étaient-ils nombreux dans votre quartier ?

Non. Jusqu’au procès d’Adolf Eichmann [en 1961], on ne parlait pas de l’Holocauste. Les gens ressentaient plutôt une sorte de honte, à l’image de ma mère qui cachait son tatouage sous un bracelet géant afin d’éviter toute conversation sur le sujet. Il n’y avait d’ailleurs pas de nom pour cela, à cette époque. Le terme d’Holocauste est l’invention d’Elie Wiesel, et je ne pense pas qu’elle soit bonne, avec sa connotation d’offrande à Dieu.

Les gens devenaient soudainement des martyrs conscients. Le mot génocide, qui avait été créé pour décrire ce qui était arrivé aux juifs en Europe, était plus simple. Quoi qu’il en soit, mes parents et leurs amis, eux-mêmes survivants, appelaient cette période la « guerre ». Juste la « guerre ».

Est-ce ainsi qu’en parlait votre père quand vous avez commencé à l’interroger en vue d’écrire « Maus » ?

Il disait : « Oh, les gens ne veulent pas entendre ce genre d’histoire ! Cela ne va pas les intéresser, ça fait peur, c’est bizarre et ils ne savent rien de ce qui s’est passé. »

Etiez-vous vous-même conscient que vos parents étaient allés dans un camp d’extermination ?

Oui, bien sûr. Les amis de mes parents étaient des juifs de Pologne et entre eux ils parlaient polonais ou yiddish. Sans savoir m’exprimer dans l’une ou l’autre langue, j’avais suffisamment de connaissance pour comprendre ce qu’ils ne voulaient pas que je comprenne. Ce fait fondamental du XXsiècle, qui est désormais omniprésent, au point qu’on en soit presque à décerner chaque année un prix du meilleur film sur l’Holocauste, n’était alors qu’une chose étrange, bizarre, impressionniste, à mes yeux.

Votre mère n’en parlait pas, non plus ?

Elle n’y faisait que des allusions, comme lorsque nous allions faire des courses : elle se demandait, au cas où elle aurait eu envie de faire pipi, si elle était dans l’obligation de revenir en courant à la maison.

« Dans les camps, on ne pouvait pas faire pipi quand on en avait envie. Ils pouvaient vous tirer dessus s’ils vous voyaient le faire », disait-elle. Les camps ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Tout ceci n’avait rien à voir avec l’Amérique d’après-guerre qui était mon univers. Il existait un monde plus sombre. Ma mère n’en parlait que sous la forme d’impressions vagues et non connectées. Mon père, lui, ne voulait juste pas en parler.

C’est à lui que vous allez demander de raconter son expérience de déporté, plusieurs années après le suicide de votre mère…

Nous avons commencé à en discuter et c’est devenu un premier récit de trois pages, qui allait être le cœur de Maus, un projet qui m’a occupé pendant treize ans.

Et qui est devenu la référence mondiale du roman graphique, ne serait-ce que parce qu’il a gagné un prix Pulitzer spécial en 1992…

Je suis mal à l’aise quand on parle de « roman graphique », un terme très marketing. Je préfère dire que je suis un artiste de bande dessinée. Je ne vois personnellement rien de mal dans la bande dessinée, qui fait partie des plus grandes réalisations de l’humanité. Pourquoi s’embarrasser d’un euphémisme ? C’est comme si l’on avait voulu mélanger la bande dessinée à quelque chose de respectable, le roman, alors que le roman n’a pas toujours été respectable, par exemple au XVIIIsiècle.

Un jour, mon ami le scénariste britannique Neil Gaiman se rend à une soirée pleine de gens importants qui l’ignorent parce qu’il s’est présenté comme auteur de bande dessinée. Quand ils ont appris qu’il était le créateur de Sandman [une œuvre majeure de la BD anglo-saxonne mettant en scène un marchand de sable capable de voyager dans les rêves], les mêmes se sont alors dirigés vers lui sur l’air de : « Désolé, on ne savait pas que vous étiez un romancier graphique. » Comme il s’en amuse lui-même, il est arrivé dans cette soirée dans la peau d’une « prostituée » et en est ressorti dans celle d’une « dame de la nuit ». C’est ainsi. La bande dessinée reste associée à la notion d’humour, ce qui est regrettable. Je me suis fait à l’idée que je suis l’auteur d’un roman graphique qui traite de l’Holocauste.

Vous refusez aujourd’hui systématiquement de parler de « Maus ». Pourquoi ?

Je ne veux pas être ce putain de mec poursuivi par une souris de 250 kilos. Si vous jetez un œil sur mon travail, vous constaterez que celui-ci ne parle pas uniquement d’Auschwitz, mais aussi du 11-Septembre et de nombreux sujets politiques, ou de mon existence dans le monde actuel. Je sais que Maus me poursuivra jusqu’à ma mort. J’ai donné des centaines d’interviews sur cette œuvre. Il est important pour moi de pouvoir respirer.

Comprenez qu’on veuille toujours vous interroger sur cette œuvre, l’une des bandes dessinées les plus célèbres de l’histoire…

J’en ai parlé pendant longtemps après sa publication, car ce livre a un rapport avec le fascisme, un fléau avec lequel la France, l’Europe, l’Amérique continuent de flirter. J’ai donné des centaines d’interviews sur Maus, que vous trouverez sans difficulté sur Google. J’ai même écrit un livre, MetaMaus (Flammarion, 2012), qui en parle explicitement et implicitement, ceci afin d’éviter de vivre avec un cerveau calcifié depuis quarante ans.

Rappelons seulement que, avant d’obtenir la reconnaissance avec « Maus », vous avez connu des périodes difficiles, au point d’avoir travaillé pour une marque de chewing-gum.

Je n’ai produit aucun dessin fini pour cette entreprise, seulement des esquisses qui donnaient des directions à suivre pour des illustrateurs très talentueux, qui venaient de Mad ou d’ailleurs. Un job de rêve ! Quelques projets ont vraiment bien marché, comme les Garbage Pails Kids, des cartes à collectionner traduites en français sous le nom Les Crados. J’ai travaillé pendant vingt ans dans cette entreprise qui fut en quelque sorte mon mécène.

Vous avez expérimenté de nombreuses techniques tout au long de votre carrière, dans des styles très différents…

Oui, mais à chaque fois dans l’idée de faire quelque chose d’abouti. Le fond doit déterminer la forme. Le strip que j’ai dessiné sur le suicide de ma mère est très expressionniste. Si je raconte une histoire qui se déroule dans un centre commercial, mon approche sera très différente. Je suis dans la position d’un auteur qui « écrit » ses dessins et qui s’adapte à chaque situation, tout en ayant à l’idée de rester subversif – à la manière de l’architecte Mies Van der Rohe, qui pensait qu’il fallait dissimuler des éléments subversifs dans ses créations.

En 2002, vous claquez la porte du « New Yorker » sous prétexte que le magazine versait dans un certain conformisme éditorial. Son patron, David Remnick, a expliqué, depuis, que votre intention était surtout de mettre fin à votre contrat…

Un excellent contrat d’ailleurs, dans un magazine incroyablement intelligent et prestigieux. La vérité, c’est que je n’aime pas être édité, vraiment pas. Il est sans doute inévitable de voir son travail refusé, et c’est ce qui fait qu’un magazine est de qualité. Mais je le vis mal, surtout quand je pense qu’un dessin est bon. J’écris actuellement pour la télévision, un projet dont je ne peux rien vous dire. Un vrai cauchemar : vous écrivez un passage ; on vous le renvoie avec un paquet de notes ; vous recommencez, et ainsi de suite. A se demander si Sisyphe n’a pas été auteur pour la télévision.

Est-ce pour ces raisons que vous avez prépublié, en 2002, dans l’hebdomadaire allemand « Die Zeit », votre livre sur le 11-Septembre, « A l’ombre des tours mortes » ?

L’un des patrons de Die Zeit m’avait proposé de travailler pour lui en échange d’une clause de « non édition » qui disait : « Fais ce que tu veux, tant que ce que tu produis n’est pas illégal. »

Après le 11-Septembre, j’étais obsédé par le fait d’essayer de comprendre ce qui s’était passé. J’ai montré quelques pages aux responsables du New Yorker en expliquant que je voulais mener ce projet sous la forme d’une série. Cela ne convenait pas à la périodicité mensuelle du magazine. Ils trouvaient aussi qu’un de mes dessins allait trop loin.

Lequel ?

Une représentation de moi à ma table à dessin, en train de rêver de vieilles bandes dessinées. D’un côté, on voyait Oussama Ben Laden et, de l’autre, George W. Bush. A l’époque, je me sentais attaqué à parts égales des deux côtés, et c’est ce que j’ai essayé de dissimuler dans ce dessin. Un éditeur du New Yorker m’a dit : « Mais comment peux-tu prétendre être attaqué à parts égales par Al-Qaida et Bush ? » Je lui ai dit qu’il avait raison car, pour moi, Bush était beaucoup plus dangereux. Il a beaucoup plus d’argent, beaucoup plus de pouvoir qu’Al-Qaida. J’ai vite compris que je ne poursuivrais pas ce projet au New Yorker. J’ai trouvé un endroit où je pouvais le mener avec une liberté absolue.

A propos du 11-Septembre, qu’est-ce que cet événement a changé chez vous ?

Le fait de voir New York si vulnérable m’a rappelé que c’était l’endroit où je me sentais le plus chez moi sur la planète, quand bien même je me sens un peu sans abri, la plupart du temps. Cet endroit pourrait être aussi Paris, s’il n’y avait pas cette barrière de la langue, aussi élevée pour moi qu’un mur entre le Texas et le Mexique. Reste que je préfère un environnement cosmopolite à celui d’une forêt.

Votre épouse, la Française Françoise Mouly, directrice artistique au « New Yorker », dit de vous que vous êtes incapable de faire quoi que ce soit avec légèreté, pas même choisir des yaourts…

Comme beaucoup de gens, j’ai tendance à prendre le yaourt le plus proche dans le rayon. Mais je vais également regarder si l’emballage a de belles couleurs, si la saveur est celle que je recherche, si la teneur en glucides me convient. C’est ainsi que mon esprit a tendance à fonctionner. Cela peut être exaspérant pour ma femme, ça l’est pour moi aussi.

Vous êtes venu à Paris pour réhabiliter un artiste américain méconnu, Si Lewen (1918-2016), à travers un ouvrage et une exposition. Vous sentez-vous proche de lui, notamment sur le plan politique ?

Je pense qu’il était socialiste. Il était un « camarade », selon le terme approprié, mais sans être pour autant membre d’un quelconque parti, ce qui est mon cas également. Mon seul parti est d’espérer qu’il n’y ait plus de guerre et de faire en sorte que nos enfants aient encore de l’air à respirer après nous. J’aimerais également vivre dans une Amérique qui ne soit pas dirigée par un idiot absolu ou par un dictateur en herbe.

« Si Lewen. The Parade. L’Odyssée d’un artiste », éditions Flammarion, 150 pages, 65 €, parution le 8 décembre.
Exposition : « Si Lewen, Parade », jusqu’au 8 mai 2022 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris (3e).

« Street Cop », de Robert Cooper, traduit de l’anglais par Claro, illustré par Art Spiegelman, Flammarion, 112 pages, 14 €.
Exposition : « Art Spiegelman/Street Cop », jusqu’au 4 décembre à la galerie Martel, Paris (10e).

Retrouvez tous les entretiens de la série « Je ne serais pas arrivé là si… » de « La Matinale » ici.

Source lemonde

1 Comment

  1. Spiegelman semble ne pas se rendre compte de l’impact qu’a eu Maus lors de sa parution en France pour moi ou probablement beaucoup d’autres comme moi, enfant de déportés et enfant cachée et surtout du Paris de l’après guerre. Spiegelman a été l’une des premières portes ouvertes sur le silence et la révélation que des enfants « nous » étaient passés à travers les mailles du filet et que nous existions. Il a fallu une cinquantaine d’années c’était bien tard et ça l’est encore plus aujourd’hui…
    Meïra Barer auteure de « Comme un tison sauvé du feu « 

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