En 1941, Berthe Badehi est recueillie par une agricultrice catholique du Montcel. Toujours en contact avec les descendants de celle-ci, l’octogénaire publie aujourd’hui une autobiographie.
Tout de suite, on a rallumé la lumière. Elle a brillé quand on a entendu les premiers mots de Berthe Badehi, entourée des siens. Avec son rire, ses sourires, ses yeux parfois embués et toujours si bleus, ce petit bout de femme, Juive d’origine polonaise, porte en elle ses multiples vies, qu’elle raconte dans Nous n’avons jamais été des enfants (Stock, 2021).
Berthe Badehi a vécu ses premières années à Lyon, où elle est née de parents résistants communistes. Elle vit aujourd’hui en Israël, mais son refuge, son socle, est resté en Savoie, là où sa vie a réellement changé. Nous sommes en 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale. Berthe n’a pas 10 ans quand sa mère lui annonce qu’elle doit partir, le risque de se faire arrêter par les Allemands étant trop important.
Des paysans catholiques, les Massonnat, l’attendent dans les Alpes, lui explique-t-on sobrement. Avec sa valise pour seul bagage, elle prend le train, avec en poche un faux certificat de baptême attestant qu’elle est catholique. Un ami de ses parents l’accompagne le temps du voyage. C’est en arrivant au village du Montcel, entre Chambéry et Annecy, que Berthe fera « la rencontre la plus importante de [sa] vie », raconte-t-elle 80 ans plus tard, depuis le massif des Bauges, dans le village de Puygros, à une heure de route du Montcel.
« Je dois la vie à Madame Massonnat », dit-elle avec reconnaissance devant Bernard, l’un des petits-fils de Marie Massonnat, qu’elle a vu naître et qui l’accueille pour quelques jours dans sa famille. Dans leur famille, devrait-on écrire, tant leurs destins sont aujourd’hui liés, près de huit décennies après la fin de la guerre. « Ce sont des liens créés dans l’adversité et qui sont indestructibles », résume Bernard, 69 ans.
Par la force des choses, après la disparition des aînés des Massonnat, Berthe est devenue la mémoire familiale. « Il arrive qu’on l’appelle pour se souvenir de certains événements familiaux », sourit affectueusement Bernard. « Mais j’ai la mémoire qui flanche », s’excuse presque l’octogénaire. Qui se rappelle, quand même, la tendresse de sa sauveuse dès son arrivée au village.
D’elle, Berthe n’a conservé qu’une photo en noir et blanc : Marie Massonnat y a le regard penché sur un journal. « Elle lisait continuellement, même à table ! », dit-elle. Après la mort de Marie, Berthe a demandé à ce que lui soit attribué le titre de Juste. Ce qui a été fait, comme pour cinq autres habitants du Montcel.
« J’attends la neige à Jérusalem, non pas comme le Messie, mais presque ! »
Berthe se souvient aussi de cette vie inédite, de ce « paradis » qu’était la campagne pour elle, petite fille venue de la ville, de celui qu’elle considère comme son grand frère, Marcel, le père de Bernard et fils aîné de Marie Massonnat. « C’était quelque chose pour moi de travailler avec une batteuse, je découvrais la mécanique. Je montais sur la charrette pour tasser le foin. Je montais dans le pressoir pour écraser le raisin. J’aimais ça ! » Le regard rit, puis s’attriste : « Mais quand ils ont tué le cochon, je dois dire que je n’ai pas tellement aimé. »
Il s’éclaire de nouveau en évoquant la neige. Berthe Badehi, amoureuse de la vie, a gardé de quoi s’émerveiller, malgré les multiples épreuves de la guerre, en France comme en Israël. « Je n’ai jamais fait de ski, hélas ! Mais j’ai fait de la luge ! J’en emportais une à l’école et on redescendait vers la maison en glissant. Depuis, j’aime la neige ! J’aime cette atmosphère de cocon, j’ai l’impression d’être dans une bouée, les sons sont atténués. »
Et la neige devient comme « protectrice » contre les dangers de la vie. « Vous pouvez demander à mon fils Pierre : j’attends la neige à Jérusalem, non pas comme le Messie, mais presque ! » À côté, Pierre, 66 ans, la couve du regard et confirme.
Quand arrive la Gestapo…
Berthe se remémore également l’arrivée de la Gestapo chez les Massonnat en mai 1944, alors que sa propre mère était venue passer quelques jours à la ferme avec elle. Elle repense à la peur paralysante, au fort accent juif polonais de sa mère, qui la mettait en danger face aux Allemands. Elle se souvient de Marie Massonnat bondissant de la cuisine pour aller au-devant des soldats. « Elle m’a sauvé la vie », répète Berthe.
Et puis elle avoue aussi, le regard malicieux : un jour, au Montcel, « j’ai volé un missel… C’est pas joli mais c’est comme ça ! » Pour cacher sa judéité, elle va au catéchisme, à la messe pour laquelle elle enfile ses « meilleurs habits ». « J’aimais les cantiques, mais pas quand le prêtre disait que les Juifs avaient tué Jésus. »
À la fin de la guerre, Berthe insiste : elle veut faire sa communion. Marie Massonnat l’en dissuade, ce n’est plus nécessaire. Berthe rigole : « J’avais vu la robe de communion de Francia et Valentine (les deux filles Massonnat, ndlr) et je rêvais d’avoir la même. Je savais que ce n’était pas bien, mais j’en rêvais ! » Soudain sage, elle reprend : « Depuis, j’ai gardé pour le catholicisme beaucoup de respect. »
Un antisémitisme toujours virulent
En aparté, Pierre, le Juif, et Bernard, le catholique, mesurent leur chance. « C’est une belle histoire, qui nous donne le sourire rien que d’y penser », savoure Bernard. « C’est comme un ciel en pleine nuit », abonde Pierre, qui dit être véritablement binational, Français et Israélien, et « être autant l’un que l’autre » : « Le fond du ciel est sombre, mais il y a de très belles étoiles. » Parce que tous constatent qu’en France comme ailleurs dans le monde, des lumières se sont éteintes, laissant l’antisémitisme et la haine de l’autre propager l’ombre.
On les interroge sur le probable candidat à l’élection présidentielle Éric Zemmour, sur ses propos, sur sa judéité. « Qui ça ? », réagit Pierre. Mal à l’aise, il n’a pas envie d’en parler. Berthe, elle, visage tendu, se dit « terriblement choquée » : « Je ne veux pas me mêler de l’actualité politique française, même si j’ai le droit de vote, mais je suis très choquée. Les politiciens peuvent dire n’importe quoi pour accéder au pouvoir. »
Celle qui se qualifie elle-même, avec force, de « survivante » poursuit : « Je suis très anxieuse de ce qui se passe en Europe et en Amérique, avec cet antisémitisme qui reprend de façon assez virulente. » Alors elle se presse de témoigner, voyant que l’horloge de la vie avance et que les témoins de cette époque disparaissent un à un.
Témoigner avec élégance
Quatre heures par jour, elle reçoit des visiteurs à l’Institut international pour la mémoire de la Shoah, Yad Vashem, à Jérusalem. Pas question de se plaindre ni de se négliger. À chaque fois, il faut témoigner, avec élégance – illustration de sa force.
« Les survivants ont eu le courage de surmonter ce qui leur est arrivé et de recommencer, ils ont réussi à se recréer. Il faut apprécier ces gens, les respecter. Toute leur vie est un message de courage », insiste Berthe. Bernard salue, lui, leur détermination. Cette vie partagée avec Berthe « nous a fait connaître cette période, ce qu’ont pu endurer les Juifs, les enfants, reconnaît-il. Qu’importe la religion ou le pays, l’amitié a pris le dessus. Nous voulons aimer quelqu’un pour ce qu’il est. »
Et l’amitié n’a semble-t-il pas fini de traverser les générations. Roméo, 7 ans, est l’arrière-arrière-petit-fils de Marie Massonnat. Il a rendu visite à Berthe à Jérusalem en 2018. Depuis, s’étonne Sabine, la femme de Bernard, « il n’y a pas une semaine où il ne nous demande pas “Quand est-ce qu’on retourne voir Berthe en Israël ?” »