Au départ il s’agit d’un conte de survie, écrit par l’auteur multi-primé Jean-Claude Grumberg. Depuis avec ses centaines de milliers de lecteurs, le livre a obtenu un immense succès, y compris international. L’adaptation théâtrale est la création « bouleversifiante » à ne pas manquer de cette rentrée.
Ceci est un conte qui n’est pas un conte
Sur la scène du théâtre du Rond-Point à Paris, le ton est d’emblée donné par les deux comédiens, Eugénie Anselin et Philippe Fretun. Les mêmes mots que ceux de la première page du livre de Jean-Claude Grumberg : « Il était une fois, dans un grand bois, une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron. » Ce que le lecteur tient entre les mains est bien un conte, mais rien à voir avec Le petit Poucet de Charles Perrault. On y trouve en effet une « pauvre bûcheronne » mariée à un « pauvre bûcheron », un homme rustre et fruste. Ils connaissent la famine, comme dans le récit de Perrault. Mais le couple n’a jamais connu la joie d’avoir un seul enfant. Alors, impossible d’en abandonner sept dans la forêt. Le parallèle envisageable avec Perrault prend fin.
La plus précieuse des marchandises s’intéresse plutôt au personnage de l’épouse. C’est elle l’héroïne de ce conte. Pauvre bûcheronne, en mal d’amour maternel, se lamente et regarde passer les trains de marchandises sur l’unique voie qui traverse la sombre forêt dans laquelle elle vit avec son époux. Un jour, une main lâche un paquet à travers la lucarne du wagon. Pauvre bûcheronne découvre avec émerveillement une petite fille, protégée à l’intérieur d’un châle de prière frangé, aux broderies d’or et d’argent. Son époux ne manifestera pas le même enthousiasme : « Ce bébé est de la race des sans-cœur et tous les sans-cœur doivent mourir. », lui déclare-t-il d’un ton péremptoire à son retour au logis.
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Comment protéger cette enfant de la haine des adultes ? Cette mission devient un enjeu vital pour Pauvre bûcheronne. Car la parole de son époux est le reflet de l’antisémitisme de ses contemporains. Ces trains ne sont pas ceux des dieux, comme l’imagine Pauvre bûcheronne. Au fil du spectacle nous le devinons : ces trains, ce sont les convois qui partent de Drancy (93) et ont pour terminus les camps d’extermination nazis. Ce bébé, c’est une petite fille de confession juive que le désespoir d’un père jette hors du train, un père qui espère que, par ce geste, son enfant échappera au funeste destin qui attend toutes celles et ceux qui se retrouvent, comme sa famille, entassés dans les wagons.
Ceci est plus qu’une autobiographie
L’univers du conte traditionnel, que Jean-Claude Grumberg rejette et convoque tout à la fois dans La plus précieuse des marchandises (Seuil), permet donc à l’écrivain de continuer à transmettre la mémoire de la Shoah et de raconter, de manière voilée, l’histoire tragique de sa famille.
« Le train de marchandises, désigné comme convoi 49 par la bureaucratie de la mort, parti de Bobigny-Gare, près de Drancy-Seine, le 2 mars 1943, arriva le 5 mars au matin au cœur de l’enfer, son terminus. » L’Appendice pour amateurs d’histoires vraies à la fin du livre reprend cette phrase et la complète : l’écrivain y précise que son père, Zacharie Grumberg, était dans ce convoi avec un millier de juifs, des enfants, des femmes et des hommes.
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Toute l’oeuvre de Jean-Claude Grumberg est hantée par la disparition de son père, arrêté sous ses yeux à Paris, déporté dans ce convoi n°49 et mort à Auschwitz, et par celle de son grand-père qui a connu le même sort. Pour la première fois toutefois Grumberg évoque les camps de concentration. Sans jamais pour autant les identifier comme tels. Comme si cette mise à distance de l’horreur, par son entrée dans l’univers légendaire que met en place le conte, devenait garante de sa transmission auprès des générations qui n’ont pas connu la seconde guerre mondiale. La forme du conte convoque donc cette partie de l’histoire personnelle de l’écrivain pour la mettre au service d’un message qui transcende l’Histoire afin de réaffirmer la nécessité d’une pensée humaniste.
Ceci est une adaptation théâtrale d’une sensibilité bouleversante
Charles Tordjman est un habitué des oeuvres de Jean-Claude Grumberg. Il a précédemment mis en scène trois de ses pièces de théâtre : Pour en finir avec la question juive – L’Être ou pas (en 2015), Votre Maman (en 2013) et Moi je crois pas ! ( en 2012). Sa découverte du conte La plus précieuse des marchandises se fait lors d’un trajet dans un autobus parisien. Il oublie même son arrêt et continue de lire jusqu’au terminus. Une lecture qui l’a immédiatement et profondément bouleversé. « Le jour même, j’appelais Jean-Claude pour lui dire combien son livre était beau et qu’il fallait que ces mots soient dits sur les planches d’un théâtre. Tout était d’une évidence forte. »
Il nous propose une mise en scène qui respecte le caractère atemporel du texte de Grumberg. Pas de réalisme donc. Le décor apparaît dans un premier temps comme déroutant : un reste de structure industrielle constituée d’une succession de cubes vides métalliques. Un choix audacieux : entre le plein des barreaux et le vide des cubes, tout est fait pour figurer l’angoisse, la peur, et les chausses trappes de cette période historique.
Sans cesse sur le fil, les deux comédiens présents sur scène, la lumineuse Eugénie Anselin et le profond Philippe Fretun jouent avec brio de ces contraintes. On retient notre souffle à chacun de leurs déplacements en équilibre instable sur cette structure. Des rondins et une machine à coudre musicale viennent compléter le dispositif scénique.
Un écran en fond de scène permet de figurer la profondeur de la forêt et le train de marchandises. Une troisième interprète y surgit aussi à intervalles réguliers, Julie Pilod, sorte de spectre, ou de choeur de tragédie grecque antique, qui vient raconter ce que ne peut pas savoir Pauvre Bucheronne sur l’identité de la petite fille et sur sa famille.
Dans un entretien, le metteur en scène Charles Tordjman conclut : « Jean-Claude Grumberg annonce à l’ouverture de ce livre qu’il s’agit d’un conte… à la fin de son récit que rien de cela n’est arrivé… que cette histoire n’est pas vraie. Alors le théâtre qui toujours ment pour de vrai peut y trouver ses marques… Alors avec des mots incroyablement simples, que les comédiens utiliseront pour nous dire que la plus précieuse des marchandises, c’est encore la vie. »
Ceci se termine par un épilogue grinçant
Charles Tordjman choisit en effet de clore son adaptation sur l’épilogue du texte de Grumberg. Un épilogue grinçant qui manie l’antiphrase et l’ironie, comme un pied de nez final aux négationnistes d’aujourd’hui : une reprise martelée de leurs dénégations pour en faire surgir tout le mensonge.
« Vous voulez savoir si c’est une histoire vraie ? Bien sûr que non, pas du tout. Il n’y eut pas de trains de marchandises traversant les continents en guerre afin de livrer d’urgence leurs marchandises, ô combien périssables. Ni de camps de regroupement, d’internement, de concentration, ou même d’extermination. Ni de famille dispersée au terme de leur dernier voyage. »
« Des rires et des larmes mêlés« . C’est aussi ce que Jacqueline Grumberg récemment disparue, exigeait de trouver dans les pièces de théâtre de son époux. Il la célèbre dans son dernier livre. La mise en scène de Charles Tordjman parvient à merveille à jouer avec cet équilibre des contraires qui caractérise l’écriture de Jean-Claude Grumberg.
Ils composent ainsi ensemble « un conte féérique, glacé d’humour, qui contient l’oeuvre du dramaturge tout entière. »
La Plus Précieuse des marchandises – Théâtre du Rond-Point – Paris 8e
Jusqu’au 17 octobre 21 – Du mardi au samedi : 18H30, Dimanche 15H30 – Durée : 1H05