Depuis quinze ans, cet Allemand de 78 ans, ancien juge devenu avocat, consacre son énergie à débusquer les derniers criminels de guerre nazis. Parmi eux, un centenaire, dont le procès doit se tenir début octobre en Allemagne.
C’est une écharpe de feutrine rouge à laquelle Thomas Walther tient comme à la prunelle de ses yeux. Siglée « PvdA », le Parti travailliste des Pays-Bas, elle lui a été offerte par Jules Schelvis, l’un des rares rescapés du camp d’extermination de Sobibor, établi sur le territoire de la Pologne alors occupée. L’ancien juge allemand n’oubliera jamais ce soir de septembre 2008, quand le vieux monsieur l’a passée autour de son cou. C’était sa façon de lui dire merci. Merci de remuer ciel et terre pour traîner devant les tribunaux les derniers criminels de guerre nazis. Merci de se tenir aux côtés des survivants et de leurs familles.
Jules Schelvis est mort en 2016. Thomas Walther, devenu avocat, persiste à se battre, à 78 ans, pour redonner un visage, une voix, une histoire aux victimes de la barbarie. A ce combat contre le temps et l’oubli ce juriste infatigable sacrifie sa liberté de retraité, après lui avoir consacré ses dernières années de magistrat. Il y a gagné la croix fédérale du Mérite, la plus haute distinction civile pour service rendu au pays, et aussi un nouvel amour : Judit, une Hongroise, fille d’une miraculée d’Auschwitz. Auprès d’elle, l’affable septuagénaire vit une deuxième jeunesse à Nagykovacsi, un village des hauteurs boisées de Budapest. C’est là, dorénavant, qu’il cultive son vaste réseau, de l’Institut international pour la mémoire de la Shoah Yad Vashem aux multiples associations à travers le monde.
Sans Thomas Walther, jamais Léna Soffer, une paysagiste franco-vénézuélienne, n’aurait reçu l’hiver dernier, à Paris, un courrier de Yad Vashem, relayé par l’organisation des anciens du collège juif de Caracas : connaîtrait-elle des rescapés ou des descendants de prisonniers de Sachsenhausen ? Oui, elle en connaît un : son mari, l’architecte et urbaniste Antoine Grumbach, dont le père, Jean, succomba à la torture et à la faim dans ce camp situé au nord de Berlin.
La fin de la mansuétude
Depuis, le fils de déporté et Thomas Walther ont échangé des dizaines de courriels. Début octobre, ils se retrouveront à Brandebourg-sur-la-Havel, au nord de l’Allemagne, où s’ouvrira le procès d’un vieillard de presque 101 ans, dont le nom n’a pas été rendu public. Cet ancien caporal-chef de la sinistre division SS Totenkopf (« tête de mort ») sera jugé pour complicité dans l’assassinat de 3 518 prisonniers à Sachsenhausen, où il a servi sous l’uniforme noir des gardiens entre 1942 et 1945. L’avocat allemand savourera l’instant. Il le sait, cette procédure pénale est peut-être la dernière. L’immense majorité des tortionnaires nazis sont morts. Quant aux survivants et aux témoins, ils sont trop vieux, trop faibles ; leurs souvenirs se sont envolés avec les années.
Me Walther serait-il l’un des derniers « chasseurs de nazis » ? Confortablement installé à l’ombre de son jardin hongrois, il balaie l’expression éculée d’un revers de main. Les victimes et leurs familles lui importent davantage que les bourreaux, la justice bien plus que la vengeance. Longtemps, les tribunaux allemands se sont montrés trop oublieux, trop cléments avec les tortionnaires d’hier. Grâce à lui, le temps de la mansuétude est fini. « L’image des Allemands et de notre pays a bien changé, et j’en suis très heureux », dit-il modestement.
Son père, Rudolf, aurait été fier de lui. « Il disait toujours : “Les mots ne suffisent pas. Si tu penses que quelque chose va de travers, essaie de le corriger, agis.” » Pendant la Nuit de cristal, le violent pogrom de novembre 1938, Rudolf Walther, architecte dans l’entreprise familiale de construction à Erfurt, en Thuringe, met ce credo en pratique. Il cache deux couples juifs, les Bielschowsky et les Holland. Il racontera cette histoire au petit Thomas, une décennie plus tard, le jour où le gamin de 5 ans dénichera, coincé entre l’assise et l’accoudoir d’un vieux fauteuil de cuir brun, un très beau porte-plume : le cadeau de Noël envoyé par les Holland à leur sauveur depuis le Paraguay, où ils ont trouvé refuge.
« C’était un libéral imprégné de morale protestante, pas du genre à adhérer aux thèses des nazis, explique son fils. Pour lui, les choses étaient simples : quand on a des amis en difficulté, on les aide. » Jusqu’à sa mort, en 1982, il correspondra avec Fritz Bielschowsky, émigré en Australie et passionné de théologie, comme lui. Quant au juge Walther, il signera, plus tard, beaucoup de jugements avec le stylo légué par son père.
« Ça va chauffer »
Au tournant des années 1950, la famille Walther quitte Erfurt, désormais à l’est du rideau de fer qui divise l’Allemagne, pour s’installer à Uelzen, en Basse-Saxe. Le jeune Thomas rêve de journalisme et s’interroge sur le chemin universitaire à emprunter pour « développer [ses] cellules grises ». Il renonce vite à la théologie, tâte de la littérature, puis s’oriente vers le droit.
Très actif chez les « Jusos », les jeunes du Parti social-démocrate, l’étudiant de Hambourg redoute de se faire happer par la politique. Pour ne pas céder à la tentation, il achève son cursus dans la très conservatrice Bavière, « une région où les sociaux-démocrates n’avaient aucune chance de se faire élire ». Son bon classement lui ouvre les portes de la magistrature. Il y mènera une carrière tranquille, alternant les postes de procureur et de juge, jonglant entre droit civil et code pénal.
En 2006, à quelques années de la retraite, ce père de quatre enfants fraîchement divorcé apprend que l’Office central d’enquête sur les crimes nazis cherche un collaborateur. Créé en 1958 à Ludwigsburg, dans la banlieue nord de Stuttgart, le service ronronne. « Je n’avais pas oublié l’interview télévisée de l’un de ses fonctionnaires, quelques années plus tôt, relate Thomas Walther. Un fumeur de pipe un peu négligé, avec son cardigan et ses pantoufles de feutre, dont le discours en forme d’autojustification n’avait rien de convaincant. Je me suis dit que ce type incarnait l’échec, et qu’ils auraient bien besoin de collaborateurs plus énergiques. »
Le 1er septembre 2006, le magistrat bavarois, connu pour « ne pas lâcher facilement le morceau », prend ses quartiers dans l’ancienne prison où siège l’office. Ses anciens collègues bavarois rigolent : avec lui à Ludwigsburg, « ça va chauffer pour les vieux nazis ». Sa mission doit durer deux ans. Thomas Walther a 63 ans, et sa deuxième vie commence par une déception : le premier rendez-vous avec son nouveau patron. A en croire ce dernier, le temps des procès serait terminé, aucune des pré-enquêtes diligentées par son service ne débouchera sur une procédure judiciaire. Le nouveau venu se demande ce qu’il fait là, lui qui a révisé pour l’occasion le pedigree de la trentaine de criminels de guerre nazis toujours recherchés.
Des dossiers qui s’enlisent
Les mois suivants ne lui remontent pas le moral. L’office en est encore à la préhistoire de la numérisation, les fichiers y sont rangés par ordre alphabétique dans des armoires métalliques. « Nous passions notre temps à chercher des aiguilles dans des bottes de foin, se souvient l’ancien juge. Soit nous avions le nom des victimes et nous devions retrouver le lieu du crime, les auteurs et d’éventuels témoins. Soit nous connaissions l’endroit et la date, et il nous fallait identifier les unités présentes à ce moment-là dans les environs. » Quelques-uns de ses collègues multiplient les périples en Amérique du Sud, sur la piste des criminels de guerre enfuis là-bas. « On aurait pu rebaptiser notre service “Bon voyage” », plaisante Thomas Walther. Son chef avait raison : tous les dossiers s’enlisent, pas une fois la justice n’est saisie.
Début 2008, alors que la fin de sa mission s’approche, il découvre, sur le site Internet du ministère américain de la justice, une décision de la cour d’appel de Cincinnati (Ohio). Un ancien mécanicien de Cleveland, nommé John Demjanjuk, vient de perdre son recours contre son expulsion des Etats-Unis. Ce patronyme, Thomas Walther le connaît bien. L’octogénaire, natif d’Ukraine, soupçonné d’avoir été gardien à Treblinka, a été condamné à mort en Israël, en 1988, puis gracié et renvoyé chez lui cinq ans après. A Washington, les limiers du bureau des enquêtes spéciales s’entêtent. Ils démontrent que Demjanjuk a bien servi comme sentinelle dans un autre camp d’extermination nazi établi sur le territoire de la Pologne alors occupée, Sobibor.
A Ludwigsburg, l’enquêteur Walther a une idée fixe : faire juger l’Ukrainien par l’Allemagne. Il plaide sa cause avec un solide argument – le cinquantième anniversaire de l’office, en novembre 2008 – et obtient de rester un an de plus pour étayer le dossier. Pendant de longs mois, avec sa collègue Kirsten Goetze, il écume les archives à Jérusalem, Berlin et Washington, épluche les pièces à conviction, recoupe les témoignages.
Le 30 novembre 2009, le procès de John Demjanjuk s’ouvre à Munich. « Je le revois encore dans sa chaise roulante, avec ses lunettes de soleil et sa casquette de base-ball, raconte Thomas Walther. Cela ressemblait à une mise en scène digne d’un film d’Hollywood. Mais il était là, c’était l’essentiel. » Dix-sept mois plus tard, le vieil homme est condamné à cinq ans de prison pour complicité dans l’assassinat de 27 900 juifs à Sobibor.
Cette affaire bouleverse la jurisprudence germanique. Depuis, il est inutile de prouver la participation directe d’un accusé au massacre des déportés. Pour être jugé coupable, il suffit d’avoir été l’un des rouages de la machine à exterminer. « L’engagement incroyable de Thomas Walther a permis d’ouvrir la porte à de nouveaux procès, salue Andrej Umansky, avocat pénaliste à Cologne qui fut stagiaire à Ludwigsburg. Il a redonné du souffle à la poursuite par l’Allemagne des criminels de guerre nazis. »
Quête obstinée
Requinqué par ce « coup de théâtre légal » – selon le quotidien israélien en anglais The Jerusalem Post –, l’office met les bouchées doubles pour traîner devant les tribunaux les criminels nazis encore vivants. Le bilan, malgré tout, est maigre. « Sur la vingtaine de procédures engagées depuis Demjanjuk, une poignée a débouché sur des procès et seules trois condamnations ont été prononcées », regrette Thomas Walther. Souvent, les accusés sont trop mal en point pour comparaître. Parfois, ils meurent en cours d’enquête ou entre deux audiences. Leur décrépitude ne plaiderait-elle pas pour l’abandon des poursuites ? « Les bourreaux ne se souciaient pas de l’âge, ils ont gazé des vieillards et massacré des bébés. »
Devenu avocat en 2009, l’ancien juge met désormais son enthousiasme et sa passion au service des parties civiles – gratuitement, puisque c’est la justice qui le rémunère comme défenseur commis d’office. Il arpente le monde, d’Israël au Canada, décidé à recueillir les témoignages des derniers rescapés des camps de la mort. C’est ainsi qu’en 2010, à Budapest, il fait la connaissance de l’une d’entre eux, Eva Pusztai-Fahidi, et de sa fille adoptive, Judit, talentueuse pianiste et psychothérapeute, qui deviendra sa femme.
La quête obstinée de Me Walther ne s’arrêtera qu’avec la mort des derniers servants de la machine à anéantir. Dans ce combat, rien ne le rend plus heureux que la gratitude des familles. « Elles ont souvent attendu des décennies qu’un tribunal allemand les écoute enfin et leur rende tardivement justice, à eux et à leurs morts », plaide-t-il.
Pourtant, certains n’y croyaient plus, notamment le Néerlandais Jules Schelvis. Il a longuement hésité avant de livrer aux juges de John Demjanjuk le récit de son voyage en enfer : l’aller simple vers le camp d’extermination dans un wagon à bestiaux, sans eau ni nourriture ; la mort de sa femme, Rachel, gazée avec dix-huit de ses proches ; l’horreur des six camps successifs. A lui, comme à bien d’autres, Thomas Walther a su rendre foi en la justice des hommes.