Rami Levy, le roi des supermarchés au cœur du conflit israélo-palestinien

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Rami Levy, c’est le tycoon, pour qui la paix passe par la consommation. Il a ouvert plusieurs magasins en Cisjordanie occupée.

Sa success story est un modèle du genre. Elle débute dans le quartier pauvre de HaPachim, près du shouk de Mahane Yehuda, le marché de Jérusalem aux odeurs d’Orient et à l’animation frénétique. «Pachim signifie ‘tôle’ en hébreu. Notre maison comme celles du voisinage avait des murs extérieurs couverts de plaques de fer pour empêcher les infiltrations d’eau. Mes parents vivaient avec leurs quatre enfants dans 35 m². La cuisine et les toilettes étaient sur le palier. On les partageait avec les autres habitants» raconte Rami Levy, 66 ans. La famille de son père a débarqué à Jérusalem au début du XXe siècle en provenance d’Urfa, une ville kurde du sud-est de la Turquie. Sa mère est née en Irak. Le couple a du mal à joindre les deux bouts. Il travaille pour la municipalité, elle est femme de ménage.

En permission, le soldat Rami Levy accompagne sa mère pour des courses à Mahane Yehuda. Avec quelques shekels en poche, elle se rend à HaShikma Street, la rue des grossistes dans l’espoir d’acheter du coulis de tomate au rabais. Le commerçant l’éconduit de façon peu aimable. «Va-t’en!» lâche-t-il. «Il ne vendait pas d’articles à l’unité, mais son comportement m’a vexé», commente le futur millionnaire. C’est le déclic! «Cela m’a donné l’idée de vendre à bon marché aux consommateurs» dit-il. Il retape une remise sale et abîmée qu’il orne d’une pancarte:«Prix de gros pour le consommateur.» Le succès de l’épicerie est immédiat. «J’ai commencé par faire zéro bénéfice puis je me suis approvisionné en amont des grossistes locaux pour dégager une marge. Ma stratégie est toujours la même: vendre beaucoup, avoir un petit profit et permettre au plus grand nombre d’acheter, d’accéder à la consommation. C’est la clé du succès. Après, les cieux sont la seule limite», explique-t-il.

L’ascension est rapide. Rami Levy applique dans un pays réputé pour la cherté de la vie une technique commerciale qui a fait ses preuves dans le monde: métamorphoser l’épicier en grossiste. Il essaime des magasins dans le pays puis ouvre des supermarchés. En 1976, il fonde Rami Levy Hashikma, du nom de la rue où se trouve sa première boutique. L’entreprise est aujourd’hui la deuxième chaîne de distribution d’Israël. Elle emploie 8000 employés, reçoit 2,5 millions de clients par mois pour un chiffre d’affaires de 7 milliards de shekels par an (environ 1,84 milliard d’euros). Il possède 53 supermarchés et 35 moyennes surfaces. En Bourse, il pèse 1 milliard de dollars.

Le tycoon a une image d’homme travailleur, accessible et à l’écoute. Il reçoit en jeans, basket et tee-shirt dans son centre logistique de la banlieue de Modin, point névralgique de son empire. Des bureaux en open space et baies vitrées surplombent ses immenses entrepôts. Rami Levy cultive la décontraction et la simplicité. Il n’est pas rare de le voir attablé avec ses amis d’enfance dans le shouk de Mahane Yehuda où les terrasses des cafés attirent le soir la jeunesse de Jérusalem. «Je n’oublie pas d’où je viens. Une partie de mes copains d’enfance travaillent avec moi. En fait, je préfère fréquenter les amis du quartier plutôt que ceux de la clique d’en haut» dit-il.

Voici une quinzaine d’années, il a lancé la bataille du poulet. Il les vendait à un shekel l’unité. Une opération de marketing mais aussi une promotion à grand spectacle pour pousser ses concurrents à baisser leurs prix. «J’ai ouvert une voie pour faire baisser le prix du panier de la ménagère. J’ai changé le marché par la compétition en brisant les monopoles et leurs prix élevés. Ce ne fut pas facile» constate-t-il.

Un entrepreneur atypique

«La montée en puissance de cet entrepreneur atypique correspond à l’avènement dans les années 1980 de la société de consommation en Israël avec la généralisation des supermarchés et l’arrivée sur la scène publique des Juifs orientaux qui avaient été marginalisés. Il parvient en partant de rien à s’imposer face aux oligopoles issus de la période “socialiste” et dans un contexte de capitalisme agressif. Sa réussite initiale est aussi à resituer dans l’histoire de Jérusalem. Son dumping des prix était pertinent pour répondre à la demande des classes moyennes basses et modestes, très nombreuses dans cette ville» analyse le chercheur du CNRS, Yann Morvan, auteur d’une étude sur le sujet (1).

Rami Levy s’est récemment diversifié. Il a ouvert des parapharmacies, des cafés servant des sandwichs et des salades, un groupe de téléphonie mobile et une compagnie aérienne low-cost de moyen-courriers, Israir, dont le premier vol a desservi le Maroc. Il ne dédaigne pas les honneurs mais refuse de s’impliquer en politique. «“Bibi” (Benyamin Netanyahou) m’a un jour proposé d’être son ministre des Finances. J’ai décliné l’offre. Ma politique, ce sont mes employés et mes magasins. Et puis dans ce milieu, tu prends des coups même si tu fais du bien», juge l’homme d’affaires.

Sa figure lisse, sociale et consensuelle est cependant controversée en raison de l’ouverture de plusieurs magasins en Cisjordanie occupée. Ces établissements représentent une part très minime de son chiffre d’affaires global mais ils attisent les polémiques. Lors de leurs ouvertures, ils ont suscité la colère aussi bien de certains rabbins que de l’Autorité palestinienne (AP). Les religieux craignaient des mariages mixtes entre Juifs et Arabes, les Palestiniens évoquaient une spoliation de leurs terres et la consolidation de la colonisation par le commerce. Boudé par Mahmoud Abbas, le président de l’AP, il est en revanche proche du milliardaire Mounib al-Masri, surnommé le «parrain de Naplouse». Le BDS, le mouvement international de boycott d’Israël, a fait de lui une de ses bêtes noires. «Nous demandons aux Palestiniens de ne pas fréquenter ces établissements, symboles de l’occupation» dit un cadre de l’OLP. L’oukase est peu respecté par les classes moyennes de Ramallah.

Appel au boycott

À Atarot, on croise une clientèle arabe même si les colons portant leur pistolet à la ceinture et leurs épouses vêtues d’amples jupes et tuniques sont les plus nombreux. Le personnel est surtout palestinien. Le supermarché installé dans une zone industrielle est en préfabriqué. Certains visiteurs palestiniens viennent en taxi pour ne pas éveiller l’attention. On y accède depuis Jérusalem via une route appelée par ses détracteurs «l’autoroute de l’apartheid». Les automobilistes palestiniens et israéliens circulent sur des bandes de bitume séparées par un mur surmonté d’une clôture haute de huit mètres. «Nous servons tout le monde de façon égalitaire sans distinction de religion. C’est un exemple de coexistence», se défend Rami Levy.

Quelques attaques au couteau ont eu lieu ces dernières années mais elles n’ont pas entamé l’optimisme du tycoon. Il croit dur comme fer à la paix par la consommation et au concept de «peace supermarket». «Rami Levy a fait de ces établissements un exemple paradigmatique de coexistence pacifique. Pour autant, travailler ou consommer côte à côte, est-ce véritablement se connaître, s’apprécier mutuellement, engager un dialogue?» s’interroge Yann Morvan. Il poursuit: «En localisant ses enseignes sur des routes “juives” mais d’usage mixte, il ouvre la voie aux ambivalences des consommateurs. Cette image pourrait être celle d’une cohabitation réussie… si on fait abstraction du contexte politique, territorial et socio-économique.» Rami Lévy n’a cure des critiques. Son projet en cours: construire des appartements, des hôtels et des lieux de villégiature pas chers.

(1) À lire: «Rami Lévy au cœur du conflit israélo-palestinien, des “supermarchés de la paix” aux frontières multiples», revue Territoire en mouvement.

Source lefigaro