À Fontevraud, la passion de la vie des époux Cligman

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Les époux Cligman ont réuni pendant soixante ans une somptueuse collection d’art. Elle a maintenant son musée dans l’abbaye royale de Fontevraud.

C’était il y a plus de soixante ans. Léon et Martine Cligman venaient de se marier. Un compagnonnage qui serait aussi artistique : leurs noces eurent lieu sous les auspices d’un Toulouse- Lautrec, un autoportrait de dos, au travail, acheté en guise de porte-bonheur. Léon était né en 1920, dans l’ex-royaume de Roumanie, d’où l’antisémitisme chassa sa famille quand il avait 8 ans. Martine était la fille d’un magnat du textile de Troyes, Pierre Lévy, qui, avec son épouse, Denise, avait bâti une somptueuse collection de peinture contemporaine, sur le conseil d’un ami, le peintre André Derain. Le musée d’Art moderne de Troyes, auquel ils en firent don en 1976, leur doit sa richesse. Léon et Martine, qui s’étaient promis de ne rien acquérir sans le consentement de l’autre, se sont mis dans leurs pas avec une des plus intéressantes donations que la France ait connues. Ainsi prolongent-ils une tradition née au XIXe siècle avec Louis La Caze, Alfred Chauchard, illustrée récemment avec Pierre Rosenberg, Yvon Lambert ou les époux Hays. Notre pays doit beaucoup aux collectionneurs privés.

Le 4 décembre 2020, Léon et Martine ont vu enfin leur vœu réalisé. Ils découvrent en comité réduit aux extrêmes l’accrochage de plus de 500 œuvres qui se trouvaient chez eux, à Paris ou à Saint-Avertin, près de Tours. L’inauguration était prévue pour le printemps. Le Covid l’a reportée. Léon, âgé de 100 ans, a su patienter. Cet ancien chef des résistants de l’Indre, qui, à partir des années 1970 par le biais de fusions d’entreprises, a eu sous sa coupe des marques aussi prestigieuses que New Man ou Lacoste, voulait à tout prix voir son souhait exaucé. Il y songeait depuis dix ans avec son épouse, Martine, devenue une prolifique peintre et sculptrice. Que faire d’une collection ? Comment éviter sa dispersion ? La convertir en fondation ? Trop cher dans un pays qui ne s’y prête guère. S’insérer dans un musée déjà existant ? L’hypothèse a tenu la corde avec le musée des Beaux-Arts de Tours, qui proposait une aile. Mais une collection court le risque, au fil du temps, de se dissoudre dans une institution plus vaste. C’est alors que l’abbaye de Fontevraud est entrée dans la danse.

Collection nationale labellisée Musée de France

Fontevraud ne se résume pas à l’abbaye fondée en 1101. Concerts, installations artistiques, hôtel… Olivier Guichard s’intéressa à l’ancienne prison, dans les années 1970. Elle a ressuscité en Centre culturel de l’Ouest, dirigée aujourd’hui par Bruno Retailleau, ex-président des Pays de la Loire, où se situe l’abbaye. Pourquoi ne pas y ajouter un musée d’art contemporain constitué d’une collection ? Celle des Cligman a de la réserve : plus de 900 œuvres, 650 données à l’État, 250 à la région. Un long bâtiment était disponible, la fannerie des chevaux, ainsi que la boulangerie de l’abbaye. Magré le Covid, qui a reporté à juin l’inauguration, le couple a pu se promener dans leur musée imaginaire devenu bien réel.

« Une collection, c’est l’histoire d’un goût et d’un œil », résume Dominique Gagneux, qui a mené à bien ce projet de collection nationale labellisée Musée de France. Ils sont rares, les musées de collectionneurs en France : Nissim de Camondo, Jacquemart-André, Cognacq-Jay à Paris, la Fondation Bemberg à Toulouse. La collection Cligman trouve sa place avec une remarquable cohérence : une peinture figurative française resserrée sur les années 1860-1940, qui dialogue avec des objets venus d’ailleurs, des masques funéraires égyptiens, des statuettes fang, olmèque, des bronzes du Luristan, des masques tibétain, chancay, des têtes sumérienne, khmère… « Une collection, précise Dominique Gagneux, ce n’est pas un mini-Louvre, mais une série de liens, d’échos, de correspondances secrètes. »

Ici, des thèmes qui se dégagent : beaucoup de visages, des ambiances intimes, un certain classicisme des formes. Quand on croise un Delaunay ou un Puvis de Chavanne, ce sont des œuvres calmes, modestes, de ces peintres. Pour preuve, Le Poète, de Derain, où l’ancien fauviste revient à Watteau et au primitivisme italien. « L’entre-deux-guerres dans la peinture française, comme ailleurs, a marqué un rappel à l’ordre, un retour vers l’humain, après les expériences du fauvisme ou du cubisme. » Le ton est donné dès la première pièce où des intérieurs adoucis de Corot, de Bonvin, de Toulouse-Lautrec se répondent. Plus loin, des portraits clairs-obscurs de Forain et du symboliste Eugène Carrière se font de l’œil. Les Cligman, qui ont écumé les ventes publiques jusqu’à la fin des années 1990, ont un faible pour les teintes mauves et mélancoliques : une maison perdue dans les champs de Sérusier, l’un des fondateurs des Nabis, fait écho à une inondation de De Vlaminck, l’ami fauviste de Derain, ou à un poignant antiquaire de Marcel Gromaire, l’un des peintres réalistes de la Grande Guerre.

(In)conscient artistique

Musée ou maison d’art ? Gagneux, secondée par la scénographe Constance Guisset, a privilégié les ambiances d’intérieur : les yeux noirs d’une Gitane de Van Dongen riment avec le regard sombre d’un masque funéraire qui appartenait à Jean Cocteau, les esquisses de Degas pour Les Repasseuses se retrouvent dans une sculpture à la pose identique que le peintre réalisa (Femme surprise). Perspectives et points de fuite… Le défi, réussi, a été de s’immiscer dans les arcanes d’un couple, de visiter leur (in)conscient artistique, pour rassembler soixante ans de recherches et de vagabondages. Il a fallu oser des rapprochements audacieux, comme cette vaste toile de Bernard Buffet – Vue de Manhattan – qui côtoie les pièces géantes de L’Échiquier, de Germaine Richier. Ménager une pause avec l’ensemble de 88 verreries de Maurice Marinot, ami des Cligman, l’un des maîtres les plus inventifs de cet art. Donner sa place à un goût sûr et très personnel pour des peintres plus méconnus, injustement, se dit-on en contemplant leurs toiles. Les André Mare, les Charles Dufresne, les Roger de La Fresnaye, anciens cubistes, influencés par l’expressionnisme, soudain révélés. On connaît l’École de Paris, les Chagall, Soutine, Kikoïne, Kremègne, présents dans la collection, mais on découvre les vues de Paris de George Kars, un Tchèque, coup de cœur du couple. Durant la visite, le regard plonge vers les cloîtres. Là aussi, le dialogue s’établit entre toiles et toitures, contemporain et ancien. Il y a plus de neuf cents ans, Robert d’Arbrissel fondait une abbaye mixte. Aujourd’hui, c’est une collection mixte qui vient l’enrichir.

Visite : Musée d’Art moderne de Fontevraud – Collections nationales Martine et Léon Cligman, Abbaye royale de Fontevraud. www.fontevraud.fr

Source lepoint