Les récentes manifestations mêlent différents aspects, véhiculent l’antisémitisme et confortent l’analyse d’une forme de dégradation du débat public.
Nombreux sont ces Français qui défilent contre l’obligation vaccinale, le pass sanitaire ou le(s) vaccin(s). La confusion des mots d’ordre de mobilisation est consubstantielle aux réseaux, essentiellement numériques, qui invitent à prendre la rue. Chacun vient avec sa vérité, sa motivation, plus ou moins politique, plus ou moins sérieuse. Rappelons une évidence: il est possible d’être contre le pass sanitaire, mais pour la vaccination –voire pour l’obligation vaccinale. Il est en revanche impossible de manifester les samedis sans manifester avec des antivax, des complotistes et une cohorte de mouvements et groupuscules aux idées fantasques, voire plus.
La question des libertés publiques ne se pose pas de la même façon si on la prend par le prisme des modalités de contrôle du pass sanitaire ou par celui du principe de l’obligation vaccinale. Cependant la confusion et les contradictions, la cohabitation de toutes sortes de revendications fait prendre conscience qu’en définitive quand on défile contre le pass sanitaire, on se fait le compagnon de route d’autres chapelles idéologiques…
Gare aux amalgames
Dans le mouvement, on croise en tête de cortège Jacline Mourault et Francis Lalanne, tous deux anciens «gilets jaunes». On croise aussi hommes et femmes portant des gilets jaunes et l’ayant réellement été au moment des premiers actes de protestations. Les «gilets jaunes» ont été un mouvement original, considérable dans notre histoire politique des récentes décennies. Fondé sur le refus de l’inégalité fiscale et sur des considérations sociales et économiques, il a entraîné la mobilisation de centaines de milliers de Français et la sympathie de millions d’autres.
Ce fut un mouvement authentiquement économico-corporatif au sens gramscien, qu’aucun mouvement politique ne vint rencontrer, ni de droite radicale, ni de gauche radicale, malgré les pérégrinations des deux bords. Nul ne fut capable de donner une réponse et une direction politiques à ces protestations pourtant massives. La putréfaction consécutive de micro-groupes des «gilets jaunes» voit ce symbole textile réapparaitre, mais hors de contexte, nourrissant des amalgames néfastes pour l’analyse à froid de ce mouvement.
La faute au désert médical et aux médecines parallèles?
Le mouvement antivax prospère sur un vide: celui créé par les déserts médicaux. Le médecin généraliste d’antan ne ménageait pas son temps. Son empathie infusait dans sa proximité. Par sa figure, une inculturation des sciences, de la raison, du savoir faisait son œuvre. Généraliste, au sens complet du terme, ce professionnel parcourait villes et campagnes, soignait, orientait, faisait avec les croyances populaires les plus enracinées mais demeurait une référence. Il est remarquable de constater qu’à mesure que le désert médical avance, les plaques de praticiens de médecines parallèles (très souvent le fait de charlatans) pullulent. Il est à noter que l’absence d’un véritable tissu de médecins généralistes, liés par la confiance à leurs patients sur de longues années, est le pendant sanitaire de l’affaiblissement des figures comme le maire, l’enseignante ou le délégué syndical.
Cependant, comme toujours, il n’y a pas dans la sociologie d’une mobilisation de radicale nouveauté. Il existe des précédents et parfois des invariants. Le mouvement antivax est ancien et puise ses sources dans la figure d’Antoine Béchamp (1816-1908), dont les travaux, prolongés par ceux de Jules Tissot (1870-1950), qui est le premier fondateur d’une ligue anti-vaccins, sont la base plus que séculaire de croyances très minoritaires mais ancrées, hostiles notamment aux travaux de Pasteur. Travaux relégués à l’oubli par le milieu scientifique, ils se sont propagés sous une forme vulgarisée dans le milieu des médecines parallèles, jusqu’à nos jours.
L’omniprésence de médecins sur les plateaux télé depuis dix-huit mois, les controverses, polémiques et prédictions en tout genre ont contribué à nourrir le doute et à attiser une forme de discrédit dans certains esprits, avec les conséquences aujourd’hui constatées.
Convulsionnaires version 2021
À toute époque sa folie. Celle qui surgit sous nos yeux, après des mois de confinement et de tension, révèle le mal-être d’une société qui, par spasmes, aura condamné le pouvoir pour son action, son inaction ou tout simplement parce qu’un mal-être diffus l’aura encouragé à prendre systématiquement le contre-pied du discours perçu à tel moment comme dominant. Il y a bien dans le mouvement antivax actuel une résurgence inconsciente du mouvement convulsionnaire, de cette bizarrerie des temps passés qui, soudain, ressurgi au grand jour.
Dans un XVIIIe siècle marqué par la mutation du monde, par l’inadaptation d’anciennes structures, la version convulsionnaire du jansénisme apparaît comme une des manifestations d’un monde finissant. Chaque personne opposée à l’ordre en place se dit janséniste, sans forcément intellectualiser cette adhésion. Chaque individu en rupture avec l’ordre établi se fait potentiellement, par la suite, convulsionnaire quand aucune alternative ne lui est offerte. Condamnés par l’Église catholique, la royauté, jetés dans un cul de basse fosse intellectuelle par la jeune République, ces illuminés vont s’éteindre sans que leur esprit, lui, ne trépasse.
Chaque époque de changement, de mutation, trouvera ses convulsionnaires. La nôtre les trouve dans les rues de nos villes, relativisant tant l’histoire que ce que l’on peut définir comme le bon sens. Les rues de France sont occupées en partie par des convulsionnaires version 2021.
Un antisémitisme moins latent qu’affirmé
Les disciples de Pierre-André Taguieff avaient voulu nous faire croire à un antisémitisme désormais exclusivement produit par les islamo-gauchistes, les banlieues et donc par les musulmans ou les Arabes. Cette thèse mérite au moins d’être complétée à la suite du mouvement de ce mois de juillet. L’actuelle mobilisation révèle les potentialités antisémites de l’ensemble de la société française.
Le scandale est bien venu d’une comparaison récurrente avec le port de l’étoile jaune pendant l’occupation dans le contexte d’une obligation vaccinale induite par le pass sanitaire. L’étoile jaune est utilisée désormais pour condamner une politique sanitaire qui devrait être communément acceptée par l’ensemble de la nation. Mais pourquoi? Matériellement parce qu’aucun service d’ordre n’existe plus dans quasiment aucune manifestation en France, ce qui laisse libre cours à la confusion et au n’importe quoi, mais pas seulement… Beaucoup ont réagi à cette comparaison en la condamnant mais sans totalement et explicitement tirer le fil d’Ariane qui mène à la vérité de ce port honteux par les antivax d’un symbole qui mena à la mort des dizaines de milliers de Juifs de France.
Le confusionnisme de certaines familles politique nourrit indirectement en le relativisant le réel prurit antisémite qui nourrit la mobilisation de rue actuelle. Il y a dix-huit mois, c’était Madame Buzyn et Monsieur Salomon qui subissaient cet assaut antisémite et se voyaient dénoncés davantage pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait. L’histoire ne s’est pas arrêtée là.
Quand on regarde bien les choses et le discours qui les sous-tend, se mêlent des considérations faisant de la politique sanitaire actuelle l’équivalent des politiques antisémites de Vichy mais également, fréquemment et incidemment, à une relativisation de la Shoah comme le mal absolu dans l’histoire. In fine, les conversations se terminent toujours ainsi: les laboratoires ou ceux qui détiennent les brevets sont… de confession juive! Et voilà ressuscité cet antisémitisme fongique qui ne demande que de bonnes conditions pour émerger de nouveau, s’affirmer et prospérer.
Est-ce un hasard si un ancien élu du septième arrondissement de Lyon, croisant une manifestation antivax, a été salué par des quenelles, signe de ralliement des fans de Dieudonné? Pourquoi voit-on des visuels détournant le portail d’Auschwitz ainsi libellés: «Le pass sanitaire rend libre?» Pourquoi annonce-t-on dans les manifestations un «génocide» lié au vaccin?
Le PS comme un canard sans tête
C’est dans ce contexte que le groupe parlementaire socialiste au Sénat est tombé involontairement dans le piège de la surenchère et de la déraison. Tout le monde semble tourner autour du pot: l’obligation vaccinale, pour le Covid et pour le reste, est ébranlée par un courant d’opinion minoritaire mais actif. Avancer le refus du pass sanitaire avant la mise en avant de l’obligation vaccinale –comme le fait le groupe présidé par l’ancien ministre Patrick Kanner– c’est fragiliser sa démonstration sans doute sincère mais mal pensée et mal exécutée.
Le Parti socialiste est resté, depuis six mois, silencieux sur l’obligation vaccinale, lui qui demandait à cor et à cris, en 2020, un confinement encore plus strict. Stratégie mal pensée est mère de déboires politiques plus grands encore et le PS s’est privé de donner une direction politique claire à la gauche depuis le début de la crise tant sur les libertés publiques que sur l’obligation vaccinale et l’autorité de la science.
Mélenchon et Philippot dans le même bateau
Malgré tout, des faits: La France insoumise assume de défiler avec les publics et groupuscules précités. Jean-Luc Mélenchon voit dans ces manifestations des «marches hors norme» […] «procédant de la logique caractéristiques des révolutions citoyennes». Il y a désormais entre La France insoumise et les anti-vaccins comme les autres davantage une connivence décomplexée et revendiquée qu’une alliance objective. Il faut dire que, les piliers traditionnels de la gauche historique dans le pays ayant implosés, le confusionnisme bat son plein.
Ancien Parlementaire européen, dont le métier premier est d’être inspecteur général de l’administration, Florian Philippot a, comme Nicolas Dupont-Aignan, (député de l’Essonne et ancien candidat à l’élection présidentielle) choisi. Ils se font petits-tambours à défaut d’en être les généraux d’un mouvement de colère spontanéiste et éruptif, comme ils le feront demain pour d’autres mouvements du même type. Leurs destins sont désormais liés à des groupes marginaux et qui se précipitent aveuglément vers les abîmes de la raison et de la politique leur combat affiché depuis des années. Toutes les chapelles les plus marginales collent à ce mouvement, pourvu qu’ils leur rapportent, non en voix (ce qui est douteux) mais en parts de marché médiatique.
En conclusion, entrent en fanfare l’opportunisme appuyé sur le bras de la folie, Monsieur Dupont-Aignan marchant et soutenu par Francis Lalanne et le vice appuyé sur le bras de la bêtise, Monsieur Philippot soutenu par Monsieur Bigard. À chaque époque ses convulsions.