C’est une œuvre d’art qui s’offre au regard des promeneurs de la rue de Courcelles et du parc Monceau. Fixée sur l’arrière-façade du siège de Guibor, la société créée en 1988 par Dominique Romano, semble livrer à la fois la clé de son succès et le secret du bonheur tel qu’il les conçoit.
En lettres de néon évocatrices du New-York de ses premières aventures en salle de marché, elle reprend comme un mantra la célèbre citation rendue célèbre par Montgomery : « Whenever you see the sun reflexted in the window of a building it is an angel », ce qui pourrait donner en français « à chaque fois que tu vois le soleil se refléter sur la façade d’un immeuble, dis-toi que c’est un ange ». C’est en suivant ce conseil que Dominique Romano est devenu, et n’a plus cessé d’être, un entrepreneur visionnaire, c’est à dire quelqu’un capable de voir l’ange derrière le reflet, la grâce derrière la pesanteur, et le rebond derrière la chute.
À lui seul, il défie depuis ses débuts les trois lois de Newton : le principe d’inertie quand il devine qu’un indicateur en chute libre va repartir à la hausse bien avant d’atteindre le sol ; le principe de la dynamique, lorsqu’il mise sur une entreprise dont la force tient bien plus à son accélération qu’à sa masse ; le principe d’action – réaction, quand il parvient à dégager des synergies entre des entités hétérogènes, quand même elles ne sont pas adverses ou ennemies. À l’heure où les financiers achèvent de se convertir aux mathématiques et où ce sont des algorithmes qui se chargent de deviner l’ avenir, Dominique Romano reste sur son intuition première qui tient tout entière en un seul mot : « humain ».
L’ordinateur a beau battre l’homme aux échecs ou au jeu de go, les data-centers ont beau penser plus vite en une seconde que l’humanité entière en un siècle, les spécialistes des probabilités ont beau prédire l’avenir plus efficacement que les voyants, il n’en démord pas : en dernier ressort, s’il joue au bon moment la bonne carte, qui est toujours la sienne, celle de sa sincérité et de son courage, l’homme peut gagner contre la machine.
Bien-sûr, il peut lui arriver aussi de perdre, et Dominique Romano l’assume avec le sourire : « des coups, j’ en ai pris ; des catastrophes, j’en ai connues ; mais la victoire n’est jamais aussi belle que quand on a frôlé la défaite ». C’ est ce qu’il répète aux jeunes des cités qui viennent le voir parce qu’ils savent, par un mystérieux bouche à oreille, qu’il a une prédilection pour ces entrepreneurs qui se sont heurtés à des portes fermées, et pour tous ces projets qui ne devaient pas voir le jour. C’est quand personne n’a pris le temps ou n’ a eu le courage d’accorder sa confiance qu’il place son pari, et à l’en croire, il a «souvent été gagnant économiquement, et toujours été gagnant humainement »
Il faut dire que les succès de Guibor plaident pour lui. Alors que les capitaines d’industrie français regardent Internet comme une impasse ou une danseuse, et que le e-commerce naissant est considéré par les milieux financiers comme une bulle, il investit dans Vente-Privée.com, alors valorisée à 2 millions d’euros. Quand il revend ses parts, moins d’une décennie plus tard, la société pèse 1,5 milliard d’euros et son nom est cité partout pour célébrer le « miracle » du e-commerce. « De l’ impasse au miracle, il n’ y a qu’ un chemin, et il est court et direct pour celui qui maîtrise l’ art du retournement » poursuit dans un sourire celui dont la devise pourrait-être « à toute audace tout honneur » et qui ne cesse d’encourager les jeunes générations à oser envers et contre tout.
Il est d’ailleurs le premier à leur montrer l’exemple. Lorsque deux jeunes d’origines russes viennent le trouver en lui proposant de disrupter le marché très old school du dépannage, il ne tarde pas à être convaincu. Il tente quelques objections pour la forme, mais il l’a senti en quelques minutes : « ces deux-là en ont ». Il multiplie leurs idées par les siennes, Guibor les finance à hauteur de 120.000 euros, et quelques années plus tard, c’est Engie qui met 21 millions d’euros sur la table pour s’attacher les services d’une entreprise – solution à la fois humble, agile et redoutablement efficace.
Son itinéraire
Après des années de discrétion, Dominique Romano est récemment sorti de l’ombre, se présentant comme un business angel, un “entrepreneur visionnaire” et un “philanthrope”. Il y a deux ans, il a repris Radio J et Judaïques FM en association avec Marc Eisenberg. Il a aussi financé le film Soeurs d’armes de Caroline Fourest, qui a toutefois fait un bide public comme critique : 84 778 entrées pour un budget de 4,8 millions d’euros. Enfin, il a donné 600.000 euros dans un concours de start ups de banlieue organisé par la chaîne BFM Business. A cette occasion, il a raconté son parcours dans une rare interview télévisée. “Je suis né à Gennevilliers donc je connais bien la banlieue, déclare-t-il. J’ai quitté le domicile et l’encadrement familial à l’âge de 16 ans. Je n’ai pas fait d’études. J’ai passé mon bac à 16 ans, que j’ai raté. Puis je suis allé dans une pseudo école de commerce pour non bacheliers dont j’ai été viré, car, selon eux, j’aurais été incapable de créer un bon network”.
En réalité, la famille Romano était à l’abri du besoin, et résidait dans les quartiers huppés de Paris, près de la place de l’Etoile. Son père, René, était un ingénieur diplômé de l’Ecole nationale supérieure des ingénieurs en génie chimique (ENSIGC) de Toulouse, rebaptisée depuis Ensiacet. Il a ensuite été cadre dirigeant chez Pechiney (notamment directeur du marketing d’Uranium Pechiney) puis directeur général de la Cerca, une filiale du groupe Framatome.
A l’âge de 23 ans, Dominique crée deux sociétés de bourse : l’une a déposé le bilan en 1990, l’autre, Louxor Gestion (rebaptisée Louxor Capital Market en 1997), existe toujours. Ses associés sont sa belle famille, les Seroussi, et un certain Philippe Gattegno, qu’il licencie en 1991. Louxor doit vite faire face à moult plaintes : à fin 1999, les provisions pour litiges s’élèvent à 7 millions de francs. En particulier, un couple, Bernard et Claude Levy, qui a perdu 1,5 million de francs en confiant ses économies à Louxor, lui réclame cette somme, accusant Louxor d’être “intervenue sans agrément sur les marchés dérivés”, mais ils sont déboutés. En revanche, les Levy font condamner par le tribunal de grande instance de Paris Philippe Gattegno, qui s’était porté garant à titre personnel de leurs placements. Finalement, en 1999, Louxor cède son fonds de clientèle à la société Euroland de Marc Fiorentino pour 1,5 million d’euros, en raison de “difficultés dues à l’exercice de la profession”, indique les comptes.
Des paris fous !
Une figure reconnue de la banque d’affaire le reconnaît : « c’est quand il pense contre l’ évidence qu’ il est le meilleur », tout en ajoutant non sans perfidie, « mais parfois ses paris sentent la poudre », ce à quoi l’ intéressé, répond du tac au tac : « je connais très bien l’odeur de la poudre, et ça n’est pas celle de mes affaires ». Il n’en dira pas plus sur son engagement militaire au sein d’une unité anti-terroriste de l’armée israélienne où il sert très officiellement comme sous-officier de réserve – mais sur des théâtres d’opération où il est impossible à un soldat de rester sur sa réserve, et où il dit « réapprendre chaque fois les fondamentaux de l’ humain ».
Il n’est pas étonnant que cet alchimiste, passé maître dans « l’art du retournement », trouve la paix sur une terre habitée par la crise et hantée par la guerre. Il y applique d’ailleurs les grands principes qui président à sa philosophie d’entrepreneur : « observer, sentir, deviner, miser ». C’est dans cet esprit qu’il a investi dans l’immobilier à Tel Aviv en pleine Intifada, achetant à 1000 euros du mètre carré ce qui se vend aujourd’hui autour de 15.000 euros du mètre carré. « Au lieu de me laisser influencer par les circonstances, je me suis arrêté à une vérité simple que chaque juif peut ressentir au plus profond de lui même : cette terre est sainte, donc elle est inestimable ».
Il y a en effet chez cet homme du « ici et maintenant » une véritable fascination pour ce qui est ancien, authentique et chargé de mémoire. C’est elle qui relie des investissements aussi différents que l’église Sainte Rita à Paris et le premier cinéma de l’histoire de la Géorgie à Tbilissi ; un immeuble situé dans le vieux Jerusalem et le restaurant La Pérouse à Paris où des demi-mondaines gravaient des ex-voto sur les miroirs à l’aide des diamants que leur avaient valu leurs services ; le tribunal de commerce de Provins et le funiculaire de Montmartre. « J’ aime les lieux exceptionnels où la mémoire est omniprésente, mais où elle laisse une part de choix au présent et à l’avenir », répond-il à ceux qui reprochent au patrimoine immobilier de Guibor d’avoir été bâti sans vision à long terme, à coup d’opportunités.
L’art du retournement
« L’opportunisme n’est pas un défaut quand il ouvre la porte au meilleur », réagit-il quand on le confronte au jugement de ses détracteurs qui disent finalement avec leurs mots peu amènes (« il part dans tous les sens ») ce qu’il est le premier à reconnaître (« j’investis comme je vis : à 100 pour 100 et à 360 degrés »). Et il faut reconnaître que le plus souvent l’avenir lui donne raison. En installant Benjamin Patou à La Pérouse, il a fait revivre et flamboyer à nouveau un haut lieu du Paris festif qui s’éteignait dans l’indifférence générale. En inventant le plus grand restaurant russe d’ Europe avec Laurent de Gourcuff, au coeur même d’une adresse à la fois parisienne et universelle, au 59 avenue Poincaré, dans l’ancien hôtel d’Alfred Nobel.
En transformant le tribunal de commerce de Provins en coworking artistique, il a été un des premiers acteurs économiques à s’engager dans le sauvetage des quartiers de centre-ville dans les communes à forte identité patrimoniale guettée par la muséification. En créant un théâtre digital et un Food Court au coeur du quartier de «Cinema City» à Tbilissi, il a évité que la mémoire n’étouffe la vie et que la ville chargée d’histoire ne devienne une ville fantôme. Quand il évoque ces empreintes dans la pierre, nées de son « art du retournement», Dominique Romano semble se poser. Son débit s’apaise et la passion de convaincre fait place à la nécessité de partager. C’est que nous touchons là à une préoccupation constante mais largement tue : celle de la fécondité et de la postérité.
Pour ce père de cinq enfants, rien n’est plus important que la transmission, et tout ce qui est gagné a vocation à être partagé. Nous sommes alors bien loin du « serial entrepreneur » enchaînant les « coups », et c’est un père de famille qui nous parle de ce qu’il souhaite transmettre de lui-même aux siens, à ceux qu’il aime, et à tous ceux qu’il ne connaît pas encore mais qu’il est certain de rencontrer un jour ou l’autre. Il est très difficile de lui arracher la moindre confidence sur ses engagements caritatifs aussi nombreux, hétéroclites et passionnés que ses investissements. Tout au plus, apprendra-t-on qu’ il souhaite accueillir gratuitement une fois par mois, à Sainte Rita et en son honneur, une association en charge d’une cause désespérée. Comme s’il était habité par la superstition selon laquelle le bien que l’on fait se change en mal à l’instant où il est connu, il assume de rester « non pas discret mais secret » sur le soutien qu’il apporte à « des justes causes petites et grandes, proches et lointaines, toujours humaines ».
C’est alors qu’il opère dans la conversation un de ces retournements dans l’art duquel il est passé maître, et se lance dans l’inventaire des prochaines aventures de Guibor : « Kibana, « l’ hôtel du monde d’après rêvé avec Ava, une jeune entrepreneuse exceptionnelle » ; la culture de la myrtille « un petit miracle nutritif qui va faire du bien à l’ humanité » ; le tourisme en Géorgie « ne serait-ce que pour permettre à chacun d’avoir vu une fois dans sa vie le plus beau tableau au monde « un ciel étoilé du Caucase » ; le groupe Amaury dont il accompagne le développement en Russie « où il y a de la place pour entreprendre et où les Français restent très appréciés » ; les Med-Tech « avec une chimio révolutionnaire qui fonctionne comme une frappe ciblée » ; un réseau de start-ups en Seine-Saint-Denis « le plus beau gisement de valeur en France » ; et d’autres aventures à venir rêvées, pensées et vécues comme autant de combats contre l’ écrasante pensée dominante du marché.
Une seconde chance pour tous
Tous ces combats, Dominique Romano n’entend pas les mener seuls, mais avec « ceux qui n’ ont pas eu leur chance, ceux qui ne savent pas qu’ils ont une chance, et même ceux qui ne savent même pas qu’il existe quelque chose qui s’ appelle la chance ». C’ est ce qui fait de lui cet « entrepreneur hors norme » et cet « homme extraordinaire » dont parle Patrice Bégay, le charismatique directeur exécutif de Bpifrance excellence, avant d’évoquer d’un air rêveur « un gps réglé sur l’avenir qui se dirige toujours aujourd’ hui vers demain ». En effet, avec Guibor, Dominique Romano semble foncer vers l’avenir comme s’il risquait d’arriver en retard sur son pari, ou d’être semé par ses propres intuitions.
Aussi, n’est-ce pas le moindre des paradoxes que d’entendre cet homme au débit rapide, au regard mobile, qui donne l’ impression d’ être un agent secret en mission ou un fugitif, évoquer pour finir le « slow-prenariat ». En l’écoutant parler de « l’homme comme valeur cardinale de l’ entreprise », d’ une « économie où la valeur serait indexée sur l’homme comme à une époque les monnaies étaient indexées sur l’or », d’ une « société dont chaque être humain serait le centre de gravité », on songe à un Jason Bourne qui aurait définitivement semé la CIA et qui profiterait de la vie sur une plage lointaine.
On songe aussi à la clé lumineuse que cet homme secret a choisi d’afficher comme une devise sur son immeuble, et qui nous invite à voir un ange à chaque fois que notre regard croise en ville le reflet du soleil. Si Dominique Romano vit depuis si longtemps avec « l’entreprise dans la peau », ce n’est ni comme un démon, ni comme une fatalité, ni comme une malédiction – c’est comme un coeur battant épris de vivre, de créer, d’aimer et de partager. Un entrepreneur de cœur comme on les aime !
Henry Marin