Saskia de Rothschild, reine des vignes

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Elle incarne la sixième génération de Rothschild à présider aux destinées des Domaines Barons de Rothschild. Rencontre à Château Lafite.

L‘œil sourcilleux sous ses longs cheveux châtains attachés, elle arpente en bottines de caoutchouc les coteaux de vignes qui s’étendent tout autour du Château Lafite, spacieuse demeure en pierre surmontée de deux tours. Nola, sa fidèle fox-terrier de 6 ans, glapit derrière elle. Large fleuve de couleur cuivre, la Garonne coule tout près. Il a plu la veille et les nuages du Médoc restent menaçants. Vêtue d’un pantalon foncé et d’une chemise en jean, Saskia de Rothschild inspecte d’un regard expert « la hite », nom gascon transformé en « Lafite » et qui signifie « la butte ». La jeune femme de 34 ans, dont la paire de boucles d’oreilles dorées est la seule coquetterie, salue les employés, examine la façon dont la vigne a été taillée et épie la moindre apparition de mildiou, ce satané champignon qui attaque les feuilles et les grappes et cause des maux de tête aux viticulteurs de la région. Lafite se doit d’être encore plus parfait que de coutume. « Cette année, nous demandons la certification bio. C’est une étape primordiale dans l’histoire de Lafite », souffle sa propriétaire. Château Lafite. Le « vin du roi » depuis Louis XV. Un breuvage français prestigieux, mythique, célèbre partout dans le monde. Quel que soit le millésime, le premier grand cru du classement des vins de Bordeaux de 1855, dressé à la demande de Napoléon III à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, s’arrache à prix d’or.

Révolution verte

Depuis que Saskia de Rothschild a succédé en 2018, à l’âge de 30 ans, à son père, le baron Éric, à la présidence des Domaines Barons de Rothschild (DBR), une révolution verte est en marche à Lafite et au sein du groupe familial. Quand elle ne surfe pas sur l’océan Atlantique ou ne fait pas du jogging au milieu du vignoble, elle dépoussière et transforme l’entreprise. Celle qui représente la sixième génération de l’illustre famille et manie quatre langues à la perfection (français, italien, espagnol et anglais) développe la présence de DBR sur les réseaux sociaux et multiplie les dégustations sur YouTube. Avec Stéphanie de Boüard-Rivoal à Château Angélus, elle fait partie de ces femmes qui prennent les commandes dans un milieu du vin autrefois chasse gardée des hommes. Elle féminise ainsi une direction 100 % masculine en recrutant des femmes aux ressources humaines, au marketing, au département commercial et à la R & D. Et elle vient de lancer un ambitieux chantier de rénovation de Lafite avec l’architecte Bernard Quirot.

« Elle est moins dans le cérémonial que son père. C’est le sang neuf des Rothschild, avec un look plus cool et plus proche des consommateurs de vin, en particulier des Asiatiques, devenus incontournables », note une bonne connaissance. « Elle est perfectionniste. Elle contrôle tout, se montre très proche des employés et leur parle d’égal à égal car elle a fait un BTS en viticulture, ce qui est exceptionnel pour une héritière », relève Jean-Pierre Rousseau, négociant en grands vins de Bordeaux. Jean-Guillaume Prats, directeur général de DBR, sourit : « À ce niveau d’exigence, c’est unique qu’une propriétaire de premier cru soit au contact des équipes. Saskia fait tout le boulot. Moi, je fais le reste ! » 

Chili, Argentine, Chine…

La jeune femme règne sur 1 200 hectares de vignobles dans le monde entier. Bien sûr, il y a d’abord le joyau Château Lafite, le nec plus ultra des bordeaux, devenu la coqueluche des Chinois. Les millésimes de Lafite ressemblent aux tableaux des peintres impressionnistes. Leur valeur est inestimable. Le prix de vente au public d’une bouteille dépasse souvent les 1 000 euros… Pour un Lafite 1982, le vin préféré de Deng Xiaoping, qui séduit toujours les dignitaires chinois, comptez 4 000 euros. Le magnum de 1,5 litre du millésime 1959 dépasse les 10 000 euros… Un « luxe », même si Saskia de Rothschild évite de prononcer le mot. « Elle préfère mettre en avant le vin et n’est pas du genre à clamer son nom à tue-tête », justifie son père, le baron Éric de Rothschild, âgé de 80 ans. « Le vin a un côté irrationnel, dit la présidente de DBR. Nous sommes juste des messagers de ce que veut raconter le terroir. » L’empire viticole familial, présent en Corbières (Aussières), à Pomerol (L’Évangile) ou à Sauternes (Rieussec), s’étend jusqu’au Chili, en Argentine et en Chine, dans la péninsule du Shandong. Si la famille Rothschild garde secrets production, chiffre d’affaires et bénéfices, Château Lafite vaudrait plus de 1 milliard d’euros…

La jeune cogérante de Lafite s’investit donc corps et âme dans l’obtention de la certification bio, qui doit prendre trois ans. Elle s’implique durant tous les cycles de la vigne, étant donné les contraintes des nouvelles pratiques. « On ne traite plus qu’avec du cuivre, du soufre qui sont des produits de contact qui se posent sur la feuille. Ils sont donc lessivés quand il pleut, ce qui oblige à traiter de nouveau ensuite », explique-t-elle. Avec son mari et son enfant, elle a déménagé dans le Médoc, alors que son père faisait des allers-retours depuis Paris. C’est plus pratique lorsqu’elle doit allumer en pleine nuit des bougies pour réchauffer l’air quand il gèle, pulvériser du cuivre et du soufre un dimanche après la pluie, ou emprunter un tracteur à son cousin Philippe, l’autre Rothschild de la région, qui gère Mouton Rothschild. « Elle symbolise le retour à la grande tradition des Rothschild, qui vivaient, comme elle, sur place, il y a quatre ou cinq générations de cela », loue Jean-Guillaume Prats. « Sa grande qualité est d’avoir les pieds sur terre et d’être attachée à la région. Elle n’est pas comme ces propriétaires de châteaux absents qui vivent à Neuilly et qu’on ne voit que deux fois par an », acquiesce Jean-Michel Cazes, propriétaire du Château Lynch-Bages.

Talents gustatifs

Des années durant, l’héritière a passé ses vacances scolaires à Château Lafite. Elle y a appris à faire du vélo. Son père, qui reprend la direction de Lafite en 1974, l’initie aux plaisirs de Bacchus. Dès 7 ans, Saskia apprend à distinguer un Lafite des autres flacons. « À cet âge, souligne-t-elle, on a un palais très pur et curieux de sensations. On se souvient bien des notes de fruits. » Le baron Éric, qui siège encore avec son cousin David au conseil de la banque d’affaires familiale Rothschild & Co, se remémore avec tendresse : « Un jour que je rentrais de l’assemblage d’un vin avec les dents noires et le sourire aux lèvres, Saskia, qui avait 16 ans, me pria : « Papa ! Je veux y participer. » »

Pour découvrir ses talents gustatifs et, confessons-le, boire un Lafite pour la première et sûrement dernière fois de notre vie, nous lui avons demandé ses notes de dégustation sur trois primeurs de DBR. Le Duhart- Milon ? « Un vin très tendu et précis avec un fruit très croquant, pas du tout confit malgré les grosses chaleurs qu’on a eues. » Le Carruades ? « Un vin plus strict et acéré à ce stade, avec une très belle acidité et trame tannique. » Enfin, le lafite 2020 : « Une fraîcheur et une trame aromatique éclatantes. Un vin d’équilibriste très émouvant. » On n’aurait pas mieux dit !

Brevet de technicien agricole en viticulture

Saskia de Rothschild n’a rien d’une novice. Ses galons d’œnologue et d’exploitante viticole, elle les a gagnés comme un quidam. Alors qu’elle commence à travailler à DBR en 2016, elle suit un brevet de technicien agricole en viticulture – œnologie à Argenton-sur-Creuse, dans le fin fond du Berry. Elle le fait incognito, en tant que Saskia Caracciolo, le nom de jeune fille de sa mère. Un patronyme moins clinquant. Plus discret. Car il n’est pas toujours évident de s’appeler Rothschild. La famille juive a été prise maintes fois pour cible et elle fait encore l’objet de thèses antisémites et complotistes.

Dans les caves de Lafite, près de vieux chandeliers et d’une grille qui protège les plus vieux millésimes, la présidente de DBR raconte un sombre épisode de la Seconde Guerre mondiale : « Notre propriété a été saisie par le gouvernement de Vichy et occupée par les Allemands. Heureusement, Gaby Faux, l’intendante de l’époque, a falsifié les comptes pour mettre les vins aux noms de mon grand-père et mon grand-oncle, qui étaient prisonniers de guerre et dont on ne pouvait spolier les biens. » Finaude, l’intendante fait murer une partie du caveau pour cacher des millésimes, tandis que des vignerons sortent discrètement du domaine avec des bouteilles dans leurs jambes de pantalon pour les mettre à l’abri. Il ne manque aujourd’hui que 7 millésimes (non produits ou dont on n’a plus de bouteilles) sur 152 depuis que l’arrière-arrière-arrière-grand-père de la jeune femme, le baron James, a acquis la propriété de Pauillac en… 1868.

Entre tradition et modernité

Lorsque la question de la succession du baron Éric se pose, en 2016, les deux frères de Saskia, l’aîné, James, et le cadet, Pietro, ne manifestent pas de vif intérêt. Au contraire de la trentenaire, prête à graver son prénom dans la dynastie viticole. « L’héritage, c’est lourd. Mais c’est aussi la chose la plus touchante au monde », confesse-t-elle à l’époque. Jusqu’alors, elle voguait pourtant aux antipodes de Bordeaux. Après un diplôme à HEC en 2010, elle décroche un master de journalisme à l’université Columbia, à New York. La voilà reporter de terrain, en vadrouille sur toute la planète. Elle collabore avec le New York Times, pige en France pour Libération et photographie aux États-Unis les femmes du corps des Marines avant leur départ pour l’Afghanistan. À Abidjan, elle s’infiltre deux mois pour la revue XXI dans la plus grande prison d’Afrique de l’Ouest, gérée par « Yacou le Chinois », un prisonnier. « Le reportage le plus incroyable de ma vie ! » se souvient-elle.

En 2015, elle publie un roman, Érable, aux éditions Stock. L’année suivante, elle se prépare déjà à poursuivre la tradition vinicole des Rothschild. « Elle a endossé le costume avec professionnalisme, avec un mélange de respect de la tradition, une modernité et des convictions portées haut et fort. C’est une révolution en douceur », s’extasie son cousin Alexandre de Rothschild, patron de la banque d’affaires Rothschild & Co, qui, comme elle, a pris en 2018 la suite de son père, David.

VIP

« Respect de la tradition » ? Un quatuor à cordes joue cette semaine du Schubert et du Beethoven dans le chai circulaire de Lafite conçu par l’architecte Ricardo Bofill. « Modernité » ? Saskia invite aussi les travestis du Saint Sabastien, le cabaret le plus couru du Médoc, à « ambiancer » les visiteurs VIP du château. À Lafite, l’héritière assume pleinement sa différence. Quand elle ne supervise pas l’assemblage d’un vin ou les vendanges, auxquelles participent des réfugiés, elle s’installe avec son Mac sur la table de la petite bibliothèque aux ouvrages anciens. Là, elle multiplie les visioconférences avec l’Amérique du Sud ou la Chine. En ce jour de printemps, elle discute de la couleur des coffrets de vins dans l’empire du Milieu. Rouge ? Bleu nuit ? Vert ? Il faut choyer les fidèles clients chinois !

La viticulture offre à Saskia de Rothschild, toujours rédactrice du magazine rural Regain et autrice d’un almanach magnifiquement documenté sur Lafite, d’aussi belles rencontres que le journalisme. Elle lui a permis de trinquer avec Amélie Mauresmo, Francis Ford Coppola ou Érik Orsenna. Désormais, la présidente des Domaines Barons de Rothschild cherche une région où planter un nouveau drapeau. On l’assaille de questions sur l’éventuelle acquisition d’un vignoble en France, en Espagne ou aux États-Unis. La jeune femme finit par évoquer un « pays exceptionnel, avec de belles altitudes et une population majoritairement chrétienne qui consomme du vin ». L’Italie ? Non, l’Éthiopie !

Itinéraire

Saskia de Rothschild naît en 1987.
2010 Diplômée d’HEC.
2011 Master à l’École de journalisme de Columbia, à New York.
de 2012 à 2016 Journaliste pour le New York Times, à Paris puis à Abidjan.
2015 Elle publie un roman, Érable (Stock).
2017 et 2018 Elle suit un BTS en viticulture et œnologie et commence à travailler aux Domaines Barons de Rothschild (DBR).
2018 Présidente de DBR.
2021 Elle demande la certification bio pour Lafite et lance la rénovation du domaine avec l’architecte Bernard Quirot.

Source lepoint