L’universitaire Paul May analyse les tensions entre l’aile gauche du Parti démocrate, acquise aux thèses «woke» et postcoloniales, et leurs aînés souvent plus centristes. Les premiers garderaient le silence face aux actes antisémites lorsque leurs auteurs appartiennent à des minorités ethniques.
Récemment, plusieurs organisations juives américaines, parmi lesquelles l’Anti-Defamation League et l’American Jewish Committee, ont appelé le président américain Joe Biden à prendre formellement position contre la montée des actes antisémites à travers le pays. Ce cri d’alarme s’inscrit dans un contexte qui dépasse largement les répercussions du conflit opposant Israël au Hamas. En effet, depuis quelques années, l’antisémitisme est au cœur de nombreuses controverses au sein de la gauche américaine. Le mouvement «woke», pourfendeur du «racisme structurel» et des «discriminations systémiques», est notamment soupçonné d’être complaisant envers le phénomène. Si plusieurs figures majeures du Parti démocrate ont condamné cette dérive, celle-ci reste toutefois révélatrice des tensions idéologiques à l’œuvre dans le camp démocrate.
Rappelons ici que le terme «woke» qui signifie «être éveillé» en argot afro-américain, est inspiré de la Critical Race Theory, un courant d’idées issu de la sociologie critique. Selon cette approche, très en vogue à l’heure actuelle dans les médias, les universités et auprès d’une partie de la jeunesse, le système social dans lequel nous évoluons favorise insidieusement certaines ethnies (les personnes «blanches» notamment), et explique les disparités raciales en matière d’accès au logement, à l’emploi et à l’éducation.
Parmi les nombreuses polémiques relatives au mouvement «woke», deux sont particulièrement révélatrices. La première remonte à 2018, à l’occasion de la seconde édition de la marche des femmes (Women’s March). Les organisatrices, qui manifestaient pour dénoncer les positions jugées patriarcales et antiféministes de Donald Trump, se sont déchirées sur la question de l’antisémitisme. Plusieurs jeunes militantes à l’origine de l’événement, Linda Sarsour, Tamika Mallory, et Carmen Perez, se sont avérées être proches de Louis Farrakhan, le sulfureux dirigeant de The Nation of Islam. Cette organisation afro-américaine, qui mêle discours complotistes et revendications ethno-religieuses, se distingue régulièrement par des propos outranciers et violemment hostiles aux Juifs, qu’elle considère, entre autres, comme responsables de la mauvaise situation économique des Noirs aux États-Unis. Accusées d’avoir participé à plusieurs conférences de The Nation of Islam, Sarsour, Mallory et Perez ont refusé de prendre leurs distances vis-à-vis de Farrakhan, et lui ont même réitéré leur soutien. Le ton est monté, à tel point que la marche pour les femmes s’est par la suite scindée en deux mouvements distincts, manifestant séparément les années suivantes: l’un soutenant les organisatrices incriminées, l’autre les accusant de complaisance envers l’antisémitisme.
On observe dès 2018 des tensions entre, d’un côté, l’aile gauche du Parti démocrate, composée de militants jeunes, ethniquement diversifiés et porteurs de l’idéologie postcoloniale, et, de l’autre, la vieille garde de l’establishment démocrate, plus âgé, plus «blanc», et plus centriste. Les premiers reprochent notamment aux seconds leur investissement insuffisant dans l’activisme antiraciste et leur soutien constant à Israël. Au sein de la gauche américaine, les activistes «woke» sont certes minoritaires, mais ils représentent la frange la plus visible médiatiquement et la plus populaire de cette famille politique auprès de la jeune génération née dans les années 2000, ce qui laisse supposer une évolution du Parti démocrate en leur faveur.
La seconde controverse concerne les agressions dont ont été victimes les personnes de confession juive aux États-Unis. Les attaques des dernières semaines s’inscrivent dans une regrettable continuité, puisque les actes antisémites sont en augmentation quasi constante depuis 2015. Le rapport du FBI «Hate Crimes Statistics» souligne que plus de 62 % des «crimes de haine» contre un groupe religieux en 2019 ciblaient des Juifs, alors que ceux-ci représentent moins de 2 % de la population américaine (aux États-Unis, l’expression de «crime de haine» désigne «un crime visant une personne en raison de son appartenance, réelle ou supposée, à un groupe ethnique, religieux, national, ou en raison de son orientation sexuelle», selon la définition du ministère de la Justice du gouvernement fédéral, NDLR). Or, alors que les manifestations dénonçant le «racisme structurel» et les «discriminations systémiques» se multipliaient à travers le pays, les porte-étendards du mouvement «woke» ont adopté une position ambiguë vis-à-vis de cette flambée d’actes antisémites, les dénonçant uniquement lorsqu’ils étaient perpétrés par des suprémacistes blancs, comme ce fut le cas lors de l’attentat de la synagogue Tree of Life à Pittsburgh en 2018 où onze personnes avaient été tuées.
En revanche, lorsque les auteurs des attaques appartenaient à des minorités ethniques (ce qui représenterait une majorité des cas, selon les sources policières), leur profil serait sciemment tu. Parmi les très nombreux exemples, rappelons que lorsqu’un supermarché cacher a été attaqué et plusieurs clients assassinés en décembre 2019, Rashida Tlaib, future représentante démocrate au Congrès, avait alors tweeté: «C’est déchirant. La suprématie blanche tue. » Les auteurs du crime étaient pourtant deux Afro-américains, David N. Anderson et Francine Graham, membres des Black Hebrew Israelites, une organisation connue pour ses positions hostiles aux Juifs, aux Blancs, et à la police. Dans la même veine, suite à une agression à la machette perpétrée à New York par un Afro-Américain faisant cinq blessés lors d’une célébration d’Hanoucca en janvier 2020, le maire de la ville, Bill De Blasio, avait préféré pointer du doigt la «rhétorique clivante venue de Washington», faisant allusion à Donald Trump, plutôt que de mentionner l’origine de l’agresseur… suivi en cela, il est vrai, par la majorité des médias américains et internationaux.
Lutter efficacement contre l’antisémitisme (contre le racisme, ou contre toute autre idéologie menant à des actions violentes contre certaines catégories de la population) implique pourtant de cerner le profil sociologique et les motivations des agresseurs.
Pour comprendre cette cécité, il convient de s’immerger dans la vision du monde qui anime les militants «woke». Ceux-ci classent les individus selon un axe dominants-dominés établi en fonction de la somme des avantages et des pénalités que conférerait l’appartenance ethnique. Les dominants ne pourraient pas être victimes de racisme de la part des dominés, car il n’existerait pas de structure de discrimination institutionnelle qui s’exerce contre eux. Dans cette grille de lecture, les personnes juives sont considérées comme étant un groupe sociologiquement favorisé, qui n’est pas sujet à une oppression systémique au même titre que les Noirs ou les Latino-Américains par exemple. L’auteur britannique David Baddiel décortique cette logique dans son dernier essai Jews Don’t Count: How Identity Politics Failed One Particular Identity. En dépit des mesures d’ostracisme qui les ont historiquement touchés (rappelons que dans les années 1920, des quotas limitaient l’accès des Juifs dans les universités de l’Ivy League, dans certaines écoles privées et de nombreux country clubs à travers le pays), les Juifs américains sont aujourd’hui rangés dans la catégorie des «privilégiés» par une grande partie des jeunes militants démocrates.
On voit ici que le silence embarrassé de la gauche «woke» face aux propos et aux agressions antisémites n’est pas fortuit. En analysant les faits sociaux exclusivement à travers le prisme d’une typologie binaire dominants-dominés, elle peine à concevoir que la violence, le racisme et l’antisémitisme puissent émerger d’individus eux-mêmes discriminés et marginalisés. Ceci constitue un paradoxe ironique puisque le but revendiqué de ce mouvement politique consiste justement à déceler les mécanismes sociaux qui conduisent aux discriminations et aux «crimes haineux».
Paul May est professeur de science politique à l’université du Québec à Montréal (Uqam), et a enseigné à Harvard de 2016 à 2019. Il est l’auteur d’un ouvrage remarqué, «Philosophies du multiculturalisme» (Presses de Sciences Po, 2016).