Près de quatre ans après sa mort, des archives inédites et souvent bouleversantes retracent, à partir de ce vendredi, à l’Hôtel de Ville de Paris, la vie de l’ancienne ministre.
Sur le fronton de l’hôtel de ville de Paris, des lettres blanches, lumineuses, et ces mots : « Les arbres, pour moi, surtout sur la route dans certains trajets, il faisait très froid et j’ai le souvenir que ces arbres pris dans la glace, c’était l’un des rares moments où l’on avait un sentiment de beauté. » Ils ne sont pas attribués, mystérieux.
C’est en entrant dans la salle Saint-Jean de la Mairie, qui accueille du 28 mai au 21 août une exposition consacrée à l’ancienne ministre et présidente du Parlement européen Simone Veil (« Nous vous aimons, madame »), que l’on comprend. A l’intérieur, sur un mur de pierre, l’œuvre de David Teboul, L’Aube à Birkenau, est reproduite à l’identique : c’est à lui, l’artiste et documentariste, que l’ancienne déportée a confié ces mots, en lui racontant le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Il a fallu près de trois ans aux deux commissaires, l’archiviste Constance de Gaulmyn et le politologue et enseignant à Sciences Po Olivier Rozenberg, pour enquêter et réunir les cinq cents pièces que compte cette exposition hommage, riche et saisissante. Ils ont puisé dans plusieurs fonds, dont ceux des Archives nationales, du Mémorial de la Shoah ou du Parlement européen. Constance de Gaulmyn a plongé aussi dans les archives personnelles du couple Veil, à leur domicile parisien, place Vauban, un an après la mort de Simone Veil en juin 2017. Une mine inespérée. Au milieu d’une correspondance abondante, de photos de famille en noir et blanc, et d’agendas annotés, l’archiviste a exhumé les feuillets dactylographiés du discours sur la dépénalisation de l’avortement, prononcé par la ministre de la santé le 26 novembre 1974, à la tribune de l’Assemblée nationale.
Une nouvelle découverte est faite plus tard : la version manuscrite cette fois, au stylo-bille rouge, raturée et corrigée par l’autrice. La phrase célèbre – « Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme : je m’excuse de le faire devant cette assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement, il suffit d’écouter les femmes » – y figure in extenso dans ce premier jet. « Simone Veil avait toujours dit qu’elle avait perdu ce brouillon, raconte Olivier Rozenberg, il n’en était rien. »
La légende d’une photo célèbre, prise pendant les débats, houleux, apprend à ceux qui l’ignoraient que la ministre n’a pas pleuré dans l’Hémicycle, contrairement à la légende.
« Tu es trop belle pour mourir »
L’exposition ouvre avec d’autres mots, ceux de Jean d’Ormesson, le 18 mars 2010, quand il accueille l’ancienne ministre, âgée de 82 ans, sous la Coupole : « Je baisse la voix, on pourrait nous entendre : comme l’immense majorité des Français, nous vous aimons, madame. » A côté, une photo de Simone Veil, prise sur le perron de l’Elysée le jour de son premier conseil des ministres, en 1974. Elle est au milieu de sa vie, 47 ans, entre en politique, et elle irradie.
Une volée de marches et le parcours, chronologique, commence, sous une voûte de pierre. L’enfance d’abord, baignée de soleil, à Nice et à La Ciotat (Bouches-du-Rhône). Son père, André Jacob, architecte, rêve de faire fortune sur la Côte d’Azur. Sa mère, Yvonne, s’occupe des quatre enfants. Simone pratique le scoutisme, sous l’égide de sa sœur aînée, Madeleine.
Dans un petit carnet, prêté par le Mémorial de la Shoah, cette dernière fait le bilan des activités et note au sujet de sa petite sœur (« Lièvre agile ») un « esprit déjà assez formé » et un goût pour les discussions « sérieuses ». Elle relève toutefois son mauvais caractère et se demande si elle a « bon cœur ». Le dernier camp scout se tient dans les Alpes-de-Haute-Provence, à l’été 1943.
Les Allemands envahissent la ville dans la foulée, procédant à des rafles massives. André Jacob est exclu de sa profession d’architecte, et Simone doit quitter son lycée. Elle est arrêtée la première, le 30 mars 1944, au lendemain de son bac, avec des faux papiers. A sa suite, toute la famille est arrêtée. De l’Hôtel Excelcior, où les prisonniers sont retenus, avant le départ pour Drancy, puis pour Auschwitz, Yvonne Jacob écrit au mari d’une amie pour lui demander, dans une note bouleversante et dans l’ignorance des périls à venir, de lui apporter quelques vêtements et des livres. Elle précise : la Bible, les Fables de La Fontaine, deux tomes de Molière ou encore Racine et Pascal.
D’une pièce l’autre : après la « traque », la déportation. Sur les 1 500 personnes de leur convoi, 1 244 sont aussitôt assassinées à Auschwitz. Simone, dont les cheveux n’ont pas été tondus, est sauvée par sa beauté. « Tu es trop belle pour mourir », lui lance une kapo polonaise, à son arrivée. Elle l’envoie, ainsi que sa mère et sa sœur Madeleine, dans un camp moins rude, à Bobrek, où elles travaillent dans une usine Siemens.
« Au fond de moi, je savais qu’on était arrivés au bout du chemin, écrira-t-elle plus tard, que le cours de notre vie était interrompu, sans doute à jamais. » Yvonne meurt du typhus dans le camp de Bergen-Belsen, dans le nord de l’Allemagne, où les trois Jacob sont conduites à la fin de la guerre. Leur père et leur frère, Jean, ne rentrent jamais des pays baltes, où ils ont été déportés. Seules Simone et Madeleine reviennent. Ainsi que la troisième fille de la fratrie, Denise, déportée à Ravensbrück, en tant que résistante. « Simone, déportée comme juive, et Denise, comme résistante, n’ont pas vécu la même chose, elles n’arrivaient pas à en parler », explique encore le commissaire. Dans une vitrine, un album de famille, où Simone Veil, et c’est déroutant, a collé des photos de Bergen-Belsen.
Le retour à la vie
Après la déportation, le retour à la vie. Sciences Po, où Simone Veil rencontre son mari, Antoine. Puis les enfants, l’entrée dans la magistrature, la découverte de la vie publique, comme secrétaire générale du conseil de la magistrature.
Elle se lie avec une autre magistrate, Marie-France Garaud, conseillère de Pompidou, qui l’oriente vers les cabinets ministériels. A la direction des affaires civiles et du sceau, dès 1964, elle prépare la loi sur l’adoption, votée deux ans plus tard. En 1974, elle entre dans le gouvernement Chirac, sous Giscard.
Parmi les pièces exposées, inédites et émouvantes, des dizaines de photos de Simone Veil. En famille, solaire, les cheveux détachés, une robe d’été, et le matricule de déportée tatoué sur son avant-bras bronzé. En politique, chignon serré, seule femme entourée d’hommes. Au détour du parcours, une note manuscrite, prise lors d’un conseil des ministres. Quatre jours après le vote de la « loi Veil », Giscard estime que sa politique à l’égard des femmes est un grand succès. Il considère qu’« on a donné l’impression d’être en avance dans ce domaine ». Simone Veil, première femme ministre de plein exercice sous la Ve République, griffonne sur une feuille volante : « Ce qui n’est pas vrai, il suffit de voir les misogynes autour de la table. »
D’autres salles suivent, l’une consacrée à « Veil l’Européenne », l’autre à son rôle de témoin dans la mémoire de la Shoah. L’exposition se termine par « Veil l’icône ». Son costume d’académicienne est exposé, ainsi que son épée. Ses deux fils, qui l’appellent encore « Maman », s’en partagent la garde, alternativement. Sur le manche de l’épée, gravés, le nom du camp et le matricule. Sur la lame « Liberté, égalité, fraternité », et la devise de l’Europe : « Unis dans l’adversité ».
A l’enterrement de Simone Veil, le 5 juillet 2017, son amie de déportation, la cinéaste Marceline Loridan-Ivens, lui dit adieu ainsi : « Nous savions toi et moi que le reste de notre vie n’était que du rabe. Qu’il fallait en faire quelque chose (…) Tu l’as fait. Tu laisses au monde une trace belle et profonde Simone, qui rend fières et inoubliables toutes les filles de Birkenau. »