Avec la recrudescence du conflit israélo-palestinien, les cent mille Juifs d’Allemagne craignent que les actes antisémites se multiplient.
Une guérite en tôle est installée devant la petite synagogue sur la rive du Landwehrkanal au cœur de Kreuzberg, le quartier alternatif de Berlin. Plusieurs policiers montent la garde jour et nuit. Avec la recrudescence du conflit israélo-palestinien et les manifestations pro-palestiniennes souvent violentes qui ont lieu devant les institutions juives d’Allemagne, la présence policière a été renforcée dans tout le pays. « Jusqu’à présent, rien à signaler ici, constate l’agent de la Berliner Polizei qui fait les cent pas sur le trottoir. Notre grande chance, c’est que la plupart des gens du quartier n’ont aucune idée qu’il s’agit ici d’une synagogue. » Avec ses colonnes néoclassiques et son chapitre, la synagogue du Fraenkelufer ressemble davantage à un petit temple grec. Ce bâtiment modeste est tout ce qui reste de l’imposante synagogue qui abritait avant la guerre la plus grande communauté juive orthodoxe de la capitale. Elle fut entièrement détruite durant la Nuit de cristal le 9 novembre 1938. « On a l’habitude. Dès que la situation s’enflamme là-bas, nous en sentons immédiatement les conséquences ici », explique le policier avec un gros accent berlinois. « Là-bas », « drüben », c’est ainsi que les Berlinois de l’Ouest appelaient le versant est du Mur avant l’unification.
Près de 20 000 Juifs vivent actuellement à Berlin ; 20 000 sur une population de 4 millions d’habitants. Les Juifs de Berlin sont inquiets. Pas question de se promener dans les rues de Berlin ou d’ailleurs avec une kippa sur la tête. Certains préfèrent même renoncer à aller à la synagogue. « Est-ce qu’on a vraiment envie par les temps qui courent de prendre le risque de traverser ce quartier de Kreuzberg à forte population musulmane pour se rendre à la synagogue ? Moi je ne me sentirais pas en sécurité, même si la petite communauté juive de Berlin n’a absolument rien à voir avec ce qui se passe au Proche-Orient », reconnaît un Juif berlinois qui préfère garder l’anonymat.
Manifestations antisémites
On ne compte plus les manifestations antisémites dans toute l’Allemagne. Samedi 15 mai, de violents affrontements ont opposé la police à quelque 3 500 manifestants pro-palestiniens dans le quartier turco-arabe de Neukölln à Berlin. L’arrivée en Allemagne, entre 2015 et 2016, de centaines de milliers de réfugiés venus de pays arabes hostiles à Israël a exacerbé la situation. À Neukölln, les manifestants ont jeté des pierres et des bouteilles contre les policiers. Ils ont scandé des paroles antisémites et brûlé des drapeaux israéliens en pleine rue. Des « incidents » similaires ont eu lieu à Brême, à Bonn, Düsseldorf, Münster.
Devant la synagogue de Gelsenkirchen, quelque deux cents manifestants masqués ont brûlé le drapeau israélien en scandant « Scheissjuden [Juifs de merde] » d’une voix pleine de haine. La nouvelle synagogue de Gelsenkirchen a été inaugurée en février 2007 pour accueillir les Juifs de l’ancienne URSS qui arrivèrent en Allemagne dans les années 1990. « Qu’est-ce que les Juifs venus d’URSS ont à voir avec le conflit israélo-palestinien ? » interroge un membre de la communauté juive. Sur les vidéos postées sur Twitter, on aperçoit des drapeaux palestiniens, tunisiens et turcs. Plusieurs personnes ont été interpellées. « Devant la même synagogue en 2014, un groupe avait scandé : Hamas, Hamas, les Juifs dans le gaz ! se souvient Sigmount Königsberg, chargé de la question de l’antisémitisme au sein de la communauté juive de Berlin. Sept ans plus tard, ce sont les mêmes scènes qui se reproduisent. A-t-on appris quelque chose ? Depuis deux ans, nous observons au contraire une amplification des agressions à caractère antisémite. La pandémie et la prolifération des théories complotistes à caractère antisémite ont aggravé les choses. Quand on accuse George Soros ou Rothschild, on ne dit pas ouvertement les Juifs, mais c’est un synonyme, un code que tout le monde comprend. L’antisémitisme est en train de gagner le cœur de la société allemande. Des gens parfaitement censés sont maintenant antisémites. L’antisémitisme de la communauté musulmane rejoint donc celui des théoristes du complot. Le conflit au Proche-Orient lui sert d’alibi. »Depuis un certain temps déjà, Josef Schuster, le président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, ne cesse de dire son inquiétude quant à la profusion de théories du complot sur les réseaux sociaux rendant les Juifs responsables de la propagation du virus.
« Les périodes les plus sombres de l’histoire allemande »
Près de 100 000 Juifs vivent aujourd’hui en Allemagne. Nombreux sont ceux qui, comme à Gelsenkirchen, sont venus d’URSS, mais aussi au cours des dernières années d’Israël. Josef Schusterestime, pour qui les événements récents « rappellent les périodes les plus sombres de l’histoire allemande », demande expressément à la police d’adopter une ligne dure et de renforcer sa présence devant les institutions juives. Tout le monde, ces jours-ci, se souvient de l’attentat de Halle dans l’ex-RDA. C’était le 9 octobre 2019, le jour de la fête du Yom Kippour. Un jeune d’extrême droite armé tenta en vain de pénétrer à l’intérieur de la synagogue qui n’était pas protégée par la police. La porte résista et le jeune homme dépité abattit au hasard une femme qui passait dans la rue et le client d’un restaurant de kebabs. « Or, commente Sigmount Königbserg, lors du procès de Halle, on a insisté sur le caractère solitaire de cet acte sans essayer de le replacer dans un contexte plus large. Faire du tueur de Halle un malade mental, un jeune homme désaxé qui agit isolément, c’est ne pas tenir compte du terreau qui a favorisé cette poussée de violence. »
Toutes les statistiques et les études le confirment : l’antisémitisme est en forte hausse depuis quelques années en Allemagne. Une hausse de près de 20 % des délits et des agressions commis contre des Juifs en 2018. Avec le coronavirus, cette tendance devrait se préciser pour 2020. Selon une étude du Congrès juif mondial publié en 2019, un Allemand sur quatre entretiendrait des pensées antisémites. Et 41 % de l’échantillonnage des personnes interrogées estiment que les Juifs parlent trop de l’Holocauste. Nombre d’entre elles jugent aussi que les Juifs sont trop puissants dans les milieux économiques et près de la moitié estiment que les Juifs allemands font davantage preuve de loyauté envers Israël qu’envers l’Allemagne. Une tendance qui s’explique en partie par les succès des populistes d’extrême droite. Mais, toujours selon l’étude du Congrès juif mondial, les Allemands qui se disent prêts à agir ouvertement contre l’antisémitisme sont de plus en plus nombreux.
La mise en garde de Merkel
Tous ceux qui comptent sur la scène politique allemande ont vivement condamné les manifestations antisémites de ces dernières semaines. Angela Merkel a mis en garde contre les débordements racistes ou antisémites lors des manifestations en faveur de la cause palestinienne. « Ceux qui portent la haine contre les Juifs dans la rue, ceux qui incitent à la haine raciale sont en infraction avec notre Constitution », dit-elle dans son podcast hebdomadaire. Elle promet que de tels actes seront punis de manière conséquente. Le ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer, s’engage : « L’Allemagne va sévir contre toute personne qui propagerait la haine antisémite. Nous ne tolérerons pas que des drapeaux israéliens brûlent sur le sol allemand et que les institutions juives soient attaquées. » Il n’en reste pas moins que la communauté juive se sent de plus en plus vulnérable et réclame encore davantage de fermeté. « On voudrait une réaction sévère. Stop ! Ça suffit ! » exige Sigmount Königsberg.