La police a mis au jour une organisation criminelle dont les principaux membres appartenaient à une loge maçonnique. Ils sont soupçonnés d’avoir commandité des agressions, voire des meurtres, en ayant recours à des mercenaires et des plantons de la DGSE qui pensaient remplir des missions pour le compte de l’État.
Deux hommes armés arrêtés au petit matin dans un quartier résidentiel de Créteil… Lorsqu’ils ont hérité de l’affaire au creux de l’été 2020, les enquêteurs de la brigade criminelle de la police judiciaire parisienne ne s’attendaient certainement pas à ouvrir une boîte de Pandore. À tomber sur le corps d’un champion automobile enterré dans une forêt de Haute-Loire. À ressortir les photos d’un élu francilien au visage tuméfié. À découvrir que la vie d’un syndicaliste de province ne tenait qu’à un fil.
Ils ignoraient sans doute aussi qu’ils auraient à investir des lieux aussi secrets que sensibles. Une base du service action de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) près d’Orléans, et une loge maçonnique des Hauts-de-Seine dans lesquelles plusieurs projets sanglants semblent avoir été orchestrés. À ce stade des investigations, 12 personnes sont mises en examen. Si toutes restent présumées innocentes, une majorité d’entre elles a livré aux enquêteurs des récits glaçants.
Une « sanglante » bataille politique
L’affaire débute par une querelle politique qui, en 2013, il faut bien l’avouer, ne passionne guère que les militants UMP du Val-de-Marne. Les municipales approchent. Le maire de Saint-Maur-des-Fossés, Henri Plagnol, est candidat à sa réélection. Cet ancien secrétaire d’État de Jacques Chirac, qui a flirté jadis avec le contre-espionnage français, doit faire face à un opposant issu de sa propre famille politique. Le dissident, Sylvain Berrios, accuse le maire sortant d’avoir cautionné un système de fausses factures (1) au profit d’Idéepole, une filiale de la désormais célèbre société Bygmalion.
Lorsqu’ils font campagne sur les marchés de la ville comme sur les réseaux sociaux, les soutiens de Sylvain Berrios s’en prennent aussi à une nouvelle figure de la politique locale, Stéphanie Chupin. Directrice de cabinet d’Henri Plagnol à la mairie, elle a été élue conseillère régionale en 2011. Le compagnon de Stéphanie Chupin, Frédéric Vaglio, aurait alors suggéré de mener une mission discrète de renseignement et de surveillance visant le candidat dissident. La société de sécurité et d’intelligence économique de Vaglio, Meliora (dont Stéphanie Chupin était devenue début 2016 l’actionnaire majoritaire), propose ce type de prestations. Interrogé par la police le 28 janvier 2021, Frédéric Vaglio explique que Berrios aurait ainsi été suivi pendant quelques temps. « C’est la ville de Saint-Maur qui a payé », précise-t-il sur procès-verbal. Montant de la facture : dans les 10 000 euros. « On avait fait passer ça pour un audit de sécurité. »
Par la voix de son avocat, Henri Plagnol dément formellement avoir « ne serait-ce qu’envisagé de faire surveiller l’un de ses adversaires aux élections municipales de 2014. Après sa défaite, explique maître Michaël Doulikian à la cellule investigation de Radio France, mon client s’est définitivement retiré de la vie politique et est parfaitement étranger aux agressions qui auraient pu être commises ou envisagées à l’encontre de membres de la nouvelle équipe. » L’ancien secrétaire d’État n’aurait par ailleurs jamais entendu parler du contrat de la société Meliora.
« De la chaise roulante au cercueil »
Mais ce n’est pas une possible affaire de fausses factures qui intéresse ici la justice. Frédéric Vaglio est aujourd’hui soupçonné d’être le maillon central d’un dossier criminel tentaculaire. Âgé de 50 ans, l’homme semble avoir eu mille vies. Un temps journaliste au Dauphiné libéré, il devient le communicant de grandes entreprises en région parisienne, puis crée des sociétés de sécurité en France et en Suisse. Amateur de sensations fortes, et de grosses cylindrées, Vaglio fait aussi dans l’événementiel de « prestige », proposant à des clients argentés des week-ends chargés d’adrénaline sur les bords du lac d’Annecy.
L’homme nourrit une passion pour les armes. Un témoin prétend qu’il tirait « à la kalash » dans sa propriété des Yvelines. Il faut dire que dans le carnet d’adresses de Vaglio, on trouve des anciens membres des forces spéciales reconvertis dans la sécurité privée. Et des flics à la retraite, parmi lesquels Daniel Beaulieu, à qui l’ancien communicant semble avoir confié ses missions les plus « délicates ».
Meurtri par les rumeurs lancées sur sa compagne à la ville de Saint-Maur, Vaglio demande à Beaulieu s’il ne peut pas faire autre chose que d’effectuer une simple surveillance de Sylvain Berrios, devenu député-maire. « J’ai demandé à Daniel si les choses pouvaient aller plus loin, raconte-t-il en garde à vue avec une apparente légèreté qui déconcerte. J’entendais par là : ‘Est-il possible que Berrios ait un accident ?’ Daniel a dit ‘oui’, il a expliqué que ça pouvait aller de la chaise roulante au cercueil. Dans tous les cas, j’étais d’accord. » Le contrat ne sera jamais exécuté. Sylvain Berrios en ignorait jusqu’à peu l’existence.
En 2016, alors qu’ils ont quitté la mairie, Stéphanie Chupin et son mentor en politique, Henri Plagnol, continuent à faire l’objet de critiques sur leur gestion passée de la mairie. Jean-François Le Helloco, élu UMP au conseil départemental du Val-de-Marne, poste sur Facebook des articles liés notamment à la « petite affaire Bygmalion » qui a secoué Saint-Maur. Le 10 octobre à 8 h 40, il s’apprête à quitter son pavillon qui donne sur la rivière lorsque surgissent deux hommes encagoulés. L’élu UMP est roué de coups de poing et de coups de pied. « Je leur ai demandé ce qu’ils voulaient, raconte l’élu dans la plainte déposée au commissariat ce jour-là. Ils m’ont dit : ‘Il faut que tu arrêtes, t’as compris? Tu arrêtes, c’est un avertissement !’« Jean-François Le Helloco est sommé de ne pas bouger, le temps que ses agresseurs prennent un cliché de son visage ensanglanté.
En garde à vue, Vaglio reconnaît être à l’origine de cette violente mise en garde. « J’ai clairement demandé à Daniel Beaulieu à ce qu’on lui casse la gueule. » Il explique que quelques jours plus tard, l’ancien policier est venu rendre visite à son ami et sa compagne Stéphanie Chupin. « Daniel nous a montré une photo sur son téléphone. On voyait Le Helloco par terre, un œil au beurre noir, il était tuméfié au niveau du visage. Daniel m’a quitté en me disant : ‘J’espère que ça te soulagera.’«
Les francs-maçons de la loge Athanor
Dans cette affaire criminelle, « Vaglio est un peu le commercial et Beaulieu l’opérationnel », commente un avocat de la partie civile. L’un apporte les affaires, l’autre monte les opérations, lors de rendez-vous discrets. Daniel Beaulieu a passé presque toute sa carrière de policier dans les renseignements généraux (RG). Lorsque fin 2009 sonne l’heure de la retraite, il quitte son poste de chef adjoint de division à la DCRI (direction centrale du renseignement intérieur, devenue DGSI) et continue sa route, dans le privé. Il crée sa société.
Ses anciens collègues de Levallois ne sont jamais loin. Comme Luc, un ancien officier du renseignement intérieur qui lui dispense des cours de magie. Mais Beaulieu est déjà un expert en dissimulation. Les enquêteurs ont découvert qu’il avait mené pendant des années une double vie, avec deux compagnes et deux maisons. Cependant, l’argent manque et les missions ne sont pas si nombreuses. Beaulieu tente de faire des affaires en Afrique. Il a même créé une filiale de son entreprise au Congo.
Aux enquêteurs, Vaglio raconte qu’il a rencontré Beaulieu « il y a 7 ou 8 ans, chez les frangins ». Comprenez : chez les francs-maçons. Tous les deux sont membres de la loge Athanor (2), dans les Hauts-de-Seine. Athanor dépend de la Grande loge de l’Alliance maçonnique française (GL-AMF). Exclusivement réservée aux hommes, on y suit le « rite écossais ancien et accepté ». C’est aussi par le biais de la franc-maçonnerie que Daniel Beaulieu maintient des contacts avec des hauts gradés de la police ou des agents actifs de la DGSE. Notamment F.P., basé au Kosovo, à qui il aurait transmis régulièrement des informations sensibles.
Abattu dans son parking
Mais c’est sur un terrain très éloigné des valeurs de la franc-maçonnerie ou de la police républicaine, que le duo Vaglio-Beaulieu se serait associé. Derrière la vitrine de leurs missions de surveillance et d’intelligence économique, se seraient organisés plusieurs contrats d’exécution, pour quelques milliers d’euros à la clé.
Étant donné qu’en garde à vue l’ancien flic des RG est plutôt loquace, un enquêteur de la PJ lui demande sans détours si plusieurs projets d’assassinat lui ont été confiés. « Le nombre total, ça se compte sur les doigts d’une main, répond-t-il spontanément. Et un seul assassinat a abouti. » Les policiers restent médusés. Daniel Beaulieu se met à table. « La première proposition d’assassinat que me faisait Frédéric Vaglio, ça se passait dans le milieu de l’automobile. Il y avait une histoire de dettes. »
Le crime était presque parfait. Laurent Pasquali, pilote automobile, ancien champion de France de rallye, disparaît sans laisser de traces en novembre 2018. « On s’inquiète, personne n’a de nouvelles, nous raconte son ami et copilote Anthony Beltoise. Il venait de perdre son père. Je me suis dit qu’il avait fait un burn-out et qu’il était peut-être parti en vacances. Je l’imaginais au Brésil, à Copacabana… » La réalité est bien plus sombre.
Pour financer ses saisons de course très onéreuses, Laurent Pasquali se serait fait « sponsoriser » par un couple de médecins passionné d’automobile. Mais, à partir de 2016, n’y trouvant pas son compte, celui-ci aurait voulu récupérer son argent. Le couple s’en ouvre alors à son ami, Frédéric Vaglio, qui s’engage à l’aider. Beaulieu est chargé de localiser le pilote endetté, et pour cela il actionne un jeune agent de protection, Sébastien Leroy. Un soir, après des mois de surveillance, Leroy et l’un de ses présumés complices auraient attendu Pasquali dans le parking de sa résidence sécurisée de Levallois-Perret.
Le crime était presque parfait
Le pilote devait-il être exécuté ou les choses ont-elles dérapé ? En garde à vue, Vaglio livre sa version des faits : « Daniel m’a dit : ‘Il y a juste un problème, ils ont buté le mec. Ils sont rentrés dans le garage, ils l’ont suivi et puis « boum », ils lui ont tiré dessus.’ Je lui ai dit : ‘Ca va pas, c’est quoi ce truc ?’. Il m’a dit : ‘Ben ça arrive.’« Les policiers poursuivent l’interrogatoire : où est le corps du champion de rallye ? Vaglio ne le sait précisément. Mais Daniel Beaulieu lui aurait montré une photo. « J’en ai déduit qu’ils l’avaient emmené dans une forêt. L’individu avait un sac poubelle ou plastique sur la tête, il était en chien de fusil, dans un trou. Je dirais que le trou faisait un mètre de profondeur. »
Le crâne et les ossements de Laurent Pasquali ont effectivement été découverts par hasard, dix mois après sa disparition, par un cueilleur de champignons, dans un bois de Cistrières, en Haute-Loire. Interrogé par les juges d’instruction le 2 mars 2021, Sébastien Leroy a réfuté la thèse d’une mise au point qui aurait mal tourné. « Le but était qu’on ne retrouve pas le corps. On m’a dit : ‘Pas de preuve, pas de corps, pas d’enquête.’ Ça devait passer pour une disparition. » Frédéric Vaglio, lui, prétend qu’il n’a jamais donné d’ordre d’exécution. Mais il reconnaît qu’il a été payé pour cette mission par son couple d’amis. 12 000 euros, alors qu’il en aurait demandé 20 000.
La fable de la source et de l’officier-traitant
Le profil de l’ »homme de main », Sébastien Leroy, intéresse grandement les enquêteurs. Il rêvait d’être gardien de la paix mais a échoué au concours. Ce trentenaire, amateur d’arts martiaux à la silhouette plutôt frêle, s’oriente donc vers la sécurité privée et la protection rapprochée. Il a un ami à la DCRI qui veut le mettre en contact avec un « gars du service ».
C’est ainsi qu’il rencontre Daniel Beaulieu près de l’École militaire à Paris. Leroy est sous le charme. À ce moment-là, assure-t-il aux juges lors d’un interrogatoire le 2 mars 2021, il ignore que son interlocuteur n’est plus un espion en activité. Beaulieu lui aurait proposé de devenir une source, un « indic », des services secrets. La proposition est alléchante. « Daniel » lui servirait d’officier traitant. Leroy accepte. « Ma première mission au nom du renseignement intérieur était d’accompagner un gouverneur cambodgien en visite en France », raconte-il aux magistrats. Puis il y a eu un opposant au régime congolais qu’il devait surveiller au nord de Paris. Cet homme, le général Mbaou, fera l’objet quelque temps plus tard d’une tentative d’assassinat.
Vient ensuite l’agression de l’élu du Val-de-Marne, Jean-François Le Helloco : « Une opération hors cadre ultra-secrète », selon Sébastien Leroy qui faisait partie du commando. Dans le journal de bord qu’il tient, et que les enquêteurs ont saisi en perquisition, il évoque d’autres missions violentes. « Je sens que je suis fait pour ça, y écrit-il. C’est étrange cette sensation que de gagner de l’argent pour défoncer quelqu’un. »
« Ma première mission homo »
Et le meurtre du pilote automobile ? Il reconnait y avoir participé, mais ce n’est pas lui qui a tiré, jure-t-il en audition. « Monsieur Pasquali, ça a été ma première mission homo [pour « homicide », terme utilisé par les services secrets agissant à l’étranger dans le cadre d’élimination de « cibles »]. Daniel m’a dit que cet homme était une menace pour l’État et tout particulièrement pour le milieu corse », raconte-t-il. En réalité, Laurent Pasquali n’était même pas corse… Des missions, Sébastien Leroy en aurait eu à la pelle. Les rendez-vous avec Daniel Beaulieu se font dans un bistrot près de la gare de Lyon. Pour chaque contrat, c’est devenu un rituel. À tel point d’ailleurs que Leroy donne à son officier traitant le pseudo de « petit café ».
Daniel Beaulieu a-t-il réellement manipulé Sébastien Leroy au point de lui laisser penser qu’il pouvait tuer au nom de la raison d’État ? Au sujet de l’une des affaires de tentative de meurtre dans laquelle il est mis en cause, Daniel Beaulieu reconnaît sur procès-verbal avoir entretenu l’ambiguïté : « Je sais que Sébastien est un peu borderline, il peut faire des trucs. Pour le motiver, j’ai laissé supposer qu’il s’agissait d’un contrat d’État. »
« Borderline », naïf, influençable ? Selon plusieurs protagonistes du dossier, comme Yannick P. – également mis en examen dans cette affaire judiciaire –, un policier affecté à la DGSI qui a mis sa carrière entre parenthèses pour monter une société de sécurité informatique, Sébastien Leroy avait surtout tendance à affabuler . Selon lui, il disait à qui voulait l’entendre « qu’il était missionné par l’État français au plus haut niveau, et que s’il y avait besoin d’une lettre de l’Élysée, il n’y aurait pas de problème. »
L’intermédiaire de la DGSI
Spécialiste en détection de faux papiers – il se présente lors d’un interrogatoire comme le plus grand faussaire de l’histoire de la police – Yannick P. intervient de temps en temps sur la base militaire de Cercottes près d’Orléans. Un site où s’entraînent notamment les membres du service action de la DGSE. Il est chargé de former les militaires qui contrôlent les entrées à repérer d’éventuels faux papiers que pourraient présenter des visiteurs.
En février 2020, il est contacté par un des militaires qu’il a eu en stage. Un certain Pierre Bourdin. Ce caporal, affecté à la sécurité de la base, lui annonce qu’il veut quitter l’armée, devenir cyberdetective avant de se lancer un jour en politique. Intrigué, Yannick P. accepte un rendez-vous sur un parking de Melun. Pierre Bourdin lui aurait alors parlé d’un petit groupe qu’il a formé composé des membres des forces spéciales. « Des durs à cuire. » Un commando prêt à l’action pour des contrats privés. Bourdin lui aurait proposé de s’y associer pour des missions. L’une porterait sur un audit de sécurité pour un client russe dans le Sud de la France. Une autre, plus délicate, consisterait à recouvrer une créance pour une société espagnole lésée de neuf millions d’euros lors d’une transaction d’armes entre des Bosniens et des Saoudiens.
Le garde-barrière de la DGSE se vante aussi de pouvoir acheter des armes de guerre dans les pays de l’Est. Yannick P. en discute avec Sébastien Leroy. Intéressé par l’achat de pistolets automatiques, Leroy demande à Yannick P. de lui présenter le caporal Bourdin. Le courant passe immédiatement. Leroy aurait alors confié à Yannick P. que ces militaires pourraient traiter une de ses missions « homo » : l’exécution d’une femme travaillant pour le Mossad.
La coach du Mossad
La suite fera les gros titres de la presse. Début août 2020, Le Parisien – Aujourd’hui en France révèle l’arrestation d’un commando à Créteil, qui s’apprêtait apparemment à tuer une cheffe d’entreprise, Marie-Hélène Dini. Cette mère de famille doit peut-être la vie à un riverain vigilant qui emmenait ce matin-là son enfant à la crèche. « Il voit deux hommes dans une Clio avec une attitude un peu curieuse, raconte Jean-William Vézinet, l’un des avocats de Marie-Hélène Dini. Il refait le tour du pâté de maisons et s’aperçoit que les individus feignent de dormir. » Le passant appelle le commissariat. Les policiers interviennent. Ils remarquent que la plaque d’immatriculation de la Clio est branlante et tient par du scotch. Dans la voiture, les policiers découvrent des couteaux militaires et un révolver. « L’arme est chargée. Ils attendent ma cliente. Tout est fait pour lui tirer dessus dès qu’elle arrive », estime maître Vézinet. Les munitions sont chambrées, les deux hommes portent des bouchons d’oreille et semblent avoir confectionné de manière artisanale un silencieux avec du coton et des gourdes de compotes pour enfants…
Les deux hommes ne s’opposent pas à leur arrestation. Mais ils racontent assez vite qu’ils sont membres des services secrets. Et qu’ils étaient là en mission pour la DGSE. Leur cible, Marie-Hélène Dini serait une espionne du Mossad représentant un danger pour les intérêts de la France. Ils devaient l’éliminer. Les policiers sont interloqués.
Lorsque la brigade criminelle frappe à la porte de Marie Hélène Dini, « Ils me disent que j’ai été victime d’une tentative d’homicide. Immédiatement, je pense que ce n’était pas pour moi », nous raconte la formatrice en coaching encore sous le choc. Pendant plus de quatre heures, elle observe, sidérée, les enquêteurs fouiller de fond en comble son appartement, « désosser » sa voiture et son scooter, à la recherche de micros ou de documents sensibles… Marie-Hélène Dini n’est pourtant pas une espionne au service des intérêts d’Israël, mais une « simple » cheffe d’entreprises spécialisée dans la formation de coachs. La suite de l’enquête révèlera que c’est à l’un de ses concurrents qu’elle posait problème…
Reste qu’au lendemain des faits, les policiers de la crim’ n’ont sous la main en garde à vue que ces deux jeunes hommes quasi mutiques qui refusent de répondre aux questions « sans l’aval préalable de [leur] hiérarchie ». La DGSE est contactée. Pierre Bourdin alias « Dagomar » et Carl Esnault dont le pseudo militaire est « Adelard » sont bien rattachés à la base de Cercottes. Mais ils n’ont jamais été envoyés en mission. Leur travail consiste à sécuriser le site où s’entraîne le service action. Parfois, il leur arrive de servir de cibles aux agents secrets pendant les exercices, mais rien de plus.
Pimenter la vie de planton
Ce commando a-t-il accepté un contrat en dehors de ses heures de service pour pimenter un quotidien qui n’a rien du Bureau des légendes ? C’est une probabilité. En garde à vue, Pierre Bourdin raconte ses journées à Cercottes : « Le métier de gardien est pénible. Vous êtes là, 12 heures par jour, à regarder des écrans de contrôle, sans téléphone, sans livre, sans rien, pendant une semaine, comme un couillon. C’est un travail super frustrant. » L’un de ses camarades de chambre, entendu à son tour, partage ce sentiment. « La DGSE est une bonne maison, mais on pense qu’on pourrait faire plus d’instruction et de formation pour pouvoir prétendre à autre chose. On a souvent un sentiment de frustration et le fait de rester trop longtemps à faire ce travail peut rendre sénile », raconte le témoin.
Les enquêteurs découvrent que Pierre Bourdin discutait avec une dizaine de militaires via l’application Signal. Il avait créé un groupe baptisé « Task Force R », où le caporal proposait à ses camarades des missions aussi incroyables qu’illégales. Ainsi, le 15 mars 2020, il envoie ce message à ses camarades : « Bon, parlons tunes. Deux petits trucs à faire. Traquer des dealers, histoire de financer notre groupe. Ensuite débusquer des pédophiles. Est-ce que t’es chaud pour taper du dealer ? Est-ce que t’es chaud pour remonter des pédophiles ? Les pédophiles, c’est pour les voler. Les dealers, c’est aussi pour le plaisir. »
Sur la base, selon plusieurs témoins, le caporal parle aussi d’acheter des armes de guerre en provenance des Balkans. « Il m’a dit qu’il avait trouvé une pierre précieuse de plus de 11 kg. Il m’a proposé qu’on aille la vendre pour 100 000 euros, en costard, escortés par la BRI [la brigade de répression et d’intervention de la police judiciaire], raconte aussi l’un de ses camarades de Cercottes en audition. Cette pierre devait être vendue à des émirs. Nous aurions fait la sécurité au Carlton ou au Hilton. Bien sûr, ça n’est jamais arrivé… » Selon ce militaire, Pierre Bourdin était connu pour affabuler. « La dernière chose qu’il m’a proposée, c’est d’aller braquer un transport de cocaïne entre Paris et Orléans. Il parlait de plein de choses, de couper des cigarettes, de maquiller des voitures volées… » « Et d’assassiner des personnes ? », demandent les policiers, « Oui », répond le témoin.
Une pseudo « mission homo »
Un autre agent relate une discussion au poste de garde de Cercottes : « Pierre me demande : ‘Est-ce que ça te tente une mission homo ?’ Je lui ai répondu : ‘Tu es complètement fou.’ Il m’a dit : ‘Même pour de l’argent, tu refuses ?’ Je lui ai demandé de ne pas mêler nos jeunes à ses histoires. Comme Brutus, qui n’avait même pas terminé sa formation militaire… » Le jeune au pseudo de Brutus se retrouvera tout de même embarqué dans cette histoire. Devant les enquêteurs, il reconnaît avoir mené une mission de reconnaissance devant le domicile de la coach Marie-Hélène Dini à Créteil. Pour cela, il aurait touché 200 euros. Dans les locaux de la crim’, « Brutus » fond en larmes.« Vous me faites remarquer que je gâche ma vie et ma carrière pour 200 euros. C’est vrai. »
Un autre militaire accepte aussi de participer à une mission de surveillance devant chez Marie-Hélène Dini. « Je savais que c’était pour le contrat homo, je ne vais pas vous mentir, assume-t-il devant les enquêteurs. Je me suis dit que ça allait être marrant et que ça n’engageait à rien. » Sauf que les plans ce jour-là ont bien failli changer. Le militaire poursuit son récit : « Pierre m’a dit : ‘Ouais, gros, ce qu’on peut faire aussi si elle sort, je la pousse et toi tu l’écrases avec la voiture.’ Quand il m’a demandé de l’écraser, j’ai compris qu’il voulait que je fasse le sale boulot à sa place. »
Des « brainstormings » pour savoir comment tuer leur victime
« Avant qu’il vous dise de l’écraser, vous saviez déjà qu’il voulait la tuer ? », lui demandent les policiers. Le militaire répond par l’affirmative. « J’avais entendu plein de trucs. Carl voulait la tuer à coups de poing. Après ils voulaient lui tirer dessus. Ou ils pouvaient l’enlever et la jeter d’un pont. Pierre parlait aussi de mettre de l’explosif sous sa voiture. Ou de l’empoisonner. »
Au domicile de Pierre Bourdin, les enquêteurs auraient en effet trouvé des documents relatifs à la fabrication de poison. Interrogé, le suspect ne nie rien à ce sujet sur procès-verbal : « L’idée c’était de pouvoir avoir un poison gazeux, pour le claquer par terre dans une voiture et empoisonner comme ça Madame Dini, en la bloquant dans le véhicule avec le poison. Ce n’était qu’un effort de réflexion (…) C’était un travail intellectuel.Il y a vraiment eu des brainstormings sur cette de question de comment on s’y prendrait pour la neutraliser.«
La hiérarchie de la DGSE sur le gril
Pierre Bourdin était-il conscient des risques encourus ? Sur la base militaire, il parle de sa « mission homo » à beaucoup de monde. Et il n’hésite pas à montrer une enveloppe qu’il garde sur lui contenant 15 000 euros en espèces. Une avance pour le meurtre de la coach, selon l’enquête. « J’ai croisé le caporal-chef C., il était au courant que Pierre se baladait sur la base avec les 15 000 euros », raconte « Brutus » lors d’une audition. « Pour quelque chose qui devait rester secret, on s’est rendu compte que beaucoup de monde était au courant ! »
Les policiers de la crim’ pressent alors les camarades de Bourdin de questions. Pourquoi ne pas avoir alerté leur hiérarchie ? Comment laisser un homme se vantant de tels actes avec une arme sur lui ? Comment la DGSE a-t-elle pu conserver dans ses rangs un effectif au profil jugé par les enquêteurs si inquiétant ?
Convoquée par la PJ, la directrice des opérations, numéro trois de la base de Cercottes, admet que Pierre Bourdin posait problème. Il était jugé immature et n’avait pas la confiance de ses chefs, raconte-t-elle. Sa hiérarchie lui avait d’ailleurs récemment interdit de participer à une cérémonie à la mémoire des morts de la DGSE, au siège du service, boulevard Mortier à Paris. « L’idée, c’était même de s’en débarrasser », reconnaît cette colonel.
Un troisième « frère » mis en cause
En garde à vue, Pierre Bourdin conteste tout projet criminel ou crapuleux. L’élimination de Marie-Hélène Dini lui avait été présentée par Sébastien Leroy comme une mission dans l’intérêt de la Nation, soit disant validée par « la direction générale », autrement dit : la DGSE. Mais l’enquête a permis d’établir qu’au-dessus de Leroy se trouvait en fait le duo Vaglio-Beaulieu. Et qu’il aurait agi à la demande de Jean-Luc Bagur.
L’homme est un chef d’entreprise, membre lui aussi de la loge Athanor. Il aurait d’abord demandé à son ami Frédéric Vaglio de l’aider à régler des problèmes au sein de l’entreprise de coaching qu’il dirigeait. Il est en conflit avec son associée et la sœur de celle-ci. Il chercherait à leur faire quitter la société. Un jour, raconte leur avocat, Jean-Luc Bagur serait arrivé au bureau avec un carton chargé de munitions. Les deux sœurs prennent peur. Elles se sentent suivies, espionnées, et déposent une main courante.
Dans la nuit du 15 au 16 avril 2019, l’une d’elles doit quitter précipitamment sa maison, avec ses enfants en bas âge sous le bras. Sa voiture a été incendiée. Le feu est en train de se propager à son pavillon de banlieue parisienne. Sébastien Leroy avouera à la PJ avoir été missionné pour cela.
Jean-Luc Bagur aurait aussi demandé à son ami Frédéric Vaglio de contrer les actions de Marie-Hélène Dini, l’une de ses concurrentes coach. Elle a créé un syndicat afin de mieux réglementer la profession. Bagur craint de perdre des clients. Il estime que Marie-Hélène Dini cherche à « niveler la profession vers le bas ».
Il entame alors avec Stéphanie Chupin, la compagne de Vaglio, une campagne intense de lobbying auprès du ministère du travail et de l’organisme France compétences chargé de la certification des diplômes. Stéphanie Chupin fait jouer ses contacts. Depuis sa boîte mail du Conseil d’État, son ancien patron, Henri Plagnol écrit au directeur de France compétences afin que Jean-Luc Bagur obtienne un rendez-vous. Le courriel que nous avons consulté est signé « Henri Plagnol, ancien ministre ». Contacté par la cellule investigation de Radio France, l’ancien maire de Saint-Maur-des-Fossés affirme ne pas avoir été rémunéré pour cela. Julien Dray lui aussi est intervenu dans ce dossier. Il aurait reçu 5 000 euros selon les déclarations des mis en cause. Mais au téléphone, le socialiste a refusé de répondre à nos questions, estimant que « cela ne [n]ous regardait pas ».
« Secouer mémère »
En 2019, Jean-Luc Bagur aurait aussi demandé à Frédéric Vaglio d’obtenir des renseignements sur les démarches entreprises par sa concurrente Marie-Hélène Dini. « Il était question de récupérer des documents ou de pirater des fichiers, explique-t-il lors d’une audition le 30 janvier 2021. Frédéric m’annonce que l’équipe a récupéré l’ordinateur de Marie-Hélène Dini et qu’elle a, selon ses dires, ‘secoué Mémère’… » Bagur assure que ce n’était pas le contrat mais admet qu’il n’a « pas protesté plus que ça ».
Marie-Hélène Dini se souvient très bien de ce jour où on lui a volé son sac. Elle a dans le même temps été passée à tabac. Là encore, Sébastien Leroy aurait été missionné pour cela. Ce jour-là, la cheffe d’entreprise perd connaissance et n’entend pas la mise en garde de ses agresseurs. Elle continue ses activités professionnelles sans se douter qu’elle est en danger.
Et cela agace Jean-Luc Bagur. Lors d’un déjeuner à Lyon avec Frédéric Vaglio, il lui demande si les choses ne peuvent pas aller plus loin. « Il pouvait régler mon problème mais il fallait pour cela qu’il emploie les grands moyens, raconte le formateur de coachs pendant sa garde à vue. Il m’a demandé à plusieurs reprises si je comprenais bien ce que cela voulait dire et ce que cela impliquait. Je lui ai dit oui, à deux reprises. » Ce jour-là, pour 75 000 euros, prix que Jean-Luc Bagur aurait tenté de négocier, Marie-Hélène Dini s’est retrouvée avec un contrat sur la tête.
Un syndicaliste dans le viseur
Dans ce dossier, les enquêteurs vont de surprise en surprise. Ils découvrent aussi que si le commando de la DGSE n’avait pas été arrêté en juillet 2020, une autre opération d’élimination aurait pu avoir lieu. Depuis des mois en effet, un délégué CGT employé dans une entreprise de plasturgie à Oyonnax dans l’Ain, faisait l’objet d’intenses surveillances.
Lors d’une visite aux patrons de cette entreprise, Vaglio leur aurait proposé un contrat. « La patronne m’a dit : ‘On a un gars qui n’arrête pas de nous emmerder mais c’est quelqu’un qu’on ne peut pas virer’, a raconté l’ancien journaliste lors d’une audition le 28 janvier 2021. Elle me dit : ‘Parfois, j’aimerais bien lui casser la gueule’, poursuit-il. Son mari a renchéri sur le sujet. Ça s’est fini par : ‘Si on ne l’avait plus, qu’est-ce que ce serait bien.’ Je leur ai dit que c’était des choses qui pouvaient exister. »
Selon les déclarations de Frédéric Vaglio, le couple aurait réfléchi deux à trois semaines avant d’accepter la proposition. « Je pense que j’ai dû prendre environ 10 000 ou 15 000 euros pour ça, raconte le membre de la loge Athanor. Beaulieu a demandé 50 000. » Tout était donc prêt pour le passage à l’acte. « Mais en juillet, quand il y a eu l’affaire de Madame Dini, j’ai dit : ‘On arrête !’« , lâche le principal suspect devant les enquêteurs.
Douze personnes sont aujourd’hui mises en examen dans ce dossier tentaculaire qui pourrait réserver d’autres surprises. Les enquêteurs se demandent notamment s’il ne vont pas découvrir des éléments en lien avec l’exécution de Daniel Forestier. Lui aussi était en effet un ex-agent de la DGSE. Et lui aussi a été abattu, il y a deux ans, sur un parking près du lac d’Annecy.
Sollicités, les avocats de Frédéric Vaglio, de Jean-Luc Bagur, de Sébastien Leroy, de Pierre Bourdin et de Stéphanie Chupin n’ont pas souhaité s’exprimer sur cette affaire. Nous n’avons pas pu entrer en contact avec le conseil actuel de Daniel Beaulieu. Et l’avocate de Carl Esnault n’a pas donné suite à nos sollicitations.
(1) En mars 2021, Henri Plagnol et son ancienne directrice de cabinet ont été condamnés à des peines de prison avec sursis à l’issue d’un procès en appel pour complicité de détournements de de fonds publics
(2) La loge Athanor a été fermée provisoirement lorsque l’affaire impliquant plusieurs de ses membres a éclaté dans la presse.