Dans l’affaire Sarah Halimi, la justice semble s’être abritée derrière les experts psychiatriques, eux-mêmes retranchés derrière leur expertise, dans une série de désengagements successifs aboutissant à un naufrage collectif, déplore, dans une tribune au « Monde », l’autrice et essayiste Brigitte Stora.
Le procès de l’assassin de Sarah Halimi n’aura pas lieu. La Cour de cassation a confirmé l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré. Par cette étonnante et troublante décision, le droit requis par et pour la justice l’aurait-il, dans le même temps, suspendue ? Entre l’horreur du meurtre et des tortures infligées à Sarah Halimi [une sexagénaire juive battue et défenestrée dans la nuit du 3 au 4 avril 2017 à Paris], et le refus du jugement de son assassin, il y a comme un gouffre qui s’ouvre. Un abîme propice au chagrin et à la colère légitimes, mais aussi, hélas, à la rage, aux raccourcis, voire aux thèses complotistes.
Il faut peut-être rappeler que la justice en France n’est pas antisémite, que les experts ne sont pas au service d’un complot, et que l’on n’a pas délivré un « permis de tuer les juifs ». L’intention scandaleuse, proclamée par certains de plaider l’affaire en Israël, constitue le triste épilogue de ce qui ressemble à un naufrage collectif.
Long bras de fer
Car naufrage il y a. Derrière le refus de juger son auteur, c’est aussi l’un des plus cruels crimes antisémites qui échappera à la mise en examen. L’immense douleur des proches de la victime, l’inquiétude légitime des juifs de France mais aussi, plus largement, de l’ensemble de nos concitoyens, sont ainsi privés de procès. Le caractère symbolique et réparateur que recèle aussi tout procès en Assises a été ainsi froidement révoqué.
Depuis le meurtre de Sarah Halimi, le 4 avril 2017, jusqu’à aujourd’hui, il semble qu’une série de désengagements se soient succédé. D’abord un silence gêné des médias qui dura plusieurs semaines, comme si le nom de Sarah Halimi, le même que celui d’Ilan [mort le 13 février 2006 après avoir été enlevé et supplicié par le « gang des barbares »], relevait d’une répétition insupportable. Comme souvent pour les meurtres de juifs, la « possible » dimension antisémite du crime fut jugée encombrante, lestée d’un « parti pris » et d’une subjectivité suspecte. Puis, lorsque le « fait divers » émergea enfin, c’est la folie supposée de l’assassin qui masqua à nouveau l’horreur du crime et son motif. Il a fallu un long bras de fer de plus de dix mois entre le parquet de Paris et la juge d’instruction pour que la qualification du meurtre comme antisémite soit enfin retenue, un peu comme un lot de consolation accordé aux parties civiles.
Toutefois, malgré ce qui apparaît comme une concession, une certaine « résistance » des magistrats s’est poursuivie. Elle fut peut-être renforcée par des interventions aussi inopinées que contre-productives du chef de l’Etat qui ont raidi des juges drapés à raison dans leur indépendance, mais aussi, et c’est plus troublant, dans une sorte d’« objectivité » souveraine. Toutes les décisions qui ont suivi semblent relever de cette même logique : une forme de désengagement personnel, le choix délibéré du non-choix…
Maladies sociales
Ainsi, la justice semble s’être abritée derrière les experts psychiatriques, sept au total, eux-mêmes, pour la plupart, retranchés derrière leur expertise… Il ne s’agit pas de récuser les recours dont la justice d’un pays démocratique se dote pour évaluer le degré de responsabilité d’un criminel. Si l’on doit respecter leurs observations au sujet de la bouffée délirante à l’origine du meurtre, il reste une absurdité dans l’explication bancale sur « l’effet non recherché » de la prise de cannabis qui ne laisse pas d’interroger. Car la responsabilité du sujet réside aussi dans la décision de l’abolir. Or, il semble bien qu’à chaque étape, un refus de juger, une mise à distance de tout libre arbitre et de toute volonté du sujet aient abouti à cette étrange conclusion, comme une reconduction de l’éclipse de la responsabilité. Les mots mêmes des juges de la Cour de cassation en témoignent : « L’arrêt (…) admet le caractère antisémite du massacre de madame Halimi. Il l’exonère de toute responsabilité pénale » (mercredi 14 avril 2021 – pourvoi 20-80.135).
La place accordée à l’antisémitisme dans ce dossier est de ce point de vue emblématique car ce motif retenu semble avoir été immédiatement abandonné. Sarah Halimi n’était pourtant pas la première ni la dernière victime d’un crime antisémite dans notre pays. Cette séquence meurtrière historique aurait dû être prise en compte par la justice. Sauf à renvoyer à la solitude ceux qui, depuis longtemps, connaissent le lien entre la folie personnelle et la folie collective. Les meurtres antisémites, tout comme les crimes racistes, sont les signes et les symptômes de maladies sociales qu’il convient, derrière chaque meurtrier, de condamner aussi. Le refus du procès est aussi le refus de cette interrogation collective. Celle qui aurait peut-être permis de confronter une société à ses propres démons.
Car Kobili Traoré, lui, a évoqué ses démons. Il a lui-même reconnu que la vision d’une Torah et d’un candélabre avait enflammé sa folie, donnant un visage au « démon » qui le persécutait. Il a massacré sa voisine, qu’il connaissait depuis dix ans, et c’est en prononçant ces mots : « J’ai tué le sheitan [diable en arabe] » qu’il s’en est, semble-t-il, débarrassé en faisant basculer par-dessus le balcon, le corps encore en vie de Sarah Halimi. Si l’abolition de son discernement a débuté puis s’est terminée par le meurtre de sa voisine, ne doit-on pas, dès lors, interroger le nom même de cette éclipse ? N’est-ce pas aussi cela l’antisémitisme, le passage à l’acte assumé de l’irresponsabilité ?
Prêches hallucinés
Il est vrai que la justice ne juge pas les démons, mais elle juge les hommes et les démons qui les habitent. Pourtant, en s’épargnant le jugement de ce crime, c’est aussi le démon de l’antisémitisme qui, ici, a fait l’objet d’une occultation. Or, ces démons se promènent en liberté et pas seulement dans certains quartiers ou certaines communautés, ils peuvent « posséder » certains individus, ils l’ont souvent fait dans l’histoire.
Kobili Traoré s’est dit « possédé » et il le fut sans aucun doute par un imaginaire qu’il n’a pas inventé. Car depuis de nombreux siècles, le discours antisémite a mis les juifs à la place de la domination, de la spoliation, de la dépossession. Et de Céline à Hitler, en passant par Les Protocoles des sages de Sion et autres prêches hallucinés, il n’y a rien de moins « fou » ni de moins singulier que de se croire persécuté par les juifs et de vouloir s’en affranchir. La folie et l’absence de discernement de ce discours, qui a déjà beaucoup tué, n’est pas la circonstance atténuante ni la remise en question mais peut-être bien la signature même du démon antisémite à travers les âges.
L’antisémitisme est sans doute un meurtre de la responsabilité, le lieu du délestage du sujet et de sa dérobade, comme un passage à l’acte de son propre dessaisissement. Cette force cruelle, qui possède et dépossède le sujet, qui tue en s’abolissant, avait été retenue dans cette affaire. On aurait peut-être pu, au moins, l’interroger. La responsabilité ciblée par sa haine aurait dû être convoquée par la justice, parce que c’est sa fonction, et non congédiée…
Brigitte Stora est essayiste, doctorante en psychanalyse. Elle a publié « Que sont mes amis devenus ? – Les Juifs, Charlie, puis tous les nôtres » (Editions du bord de l’eau, 2016).