Pourquoi la gauche qualifie-t-elle ses opposants de «fachos» ?

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Le pense-t-elle vraiment ? Est-ce une stratégie politique ? Détient-elle tout simplement les clés de la vérité ? Tentative d’explication. 

Jusqu’ici, Étienne* pensait être un personnage sympathique mais banal. Un jeune homme de 26 ans comme tant d’autres avec des idées modérées à l’exception, peut-être, des plats à base de coriandre pour lesquels il reconnaît éprouver «un dégoût viscéral». Puis, un soir de septembre 2020, période fébrilement coincée entre un déconfinement et un reconfinement, le couperet est tombé. Sa vie bascule. À la lecture d’un article sur le site internet d’un grand quotidien du soir que nous ne citerons pas par pure mauvaise foi, ce commercial résidant près de Nantes découvre qu’il est un «facho». Qu’a fait Étienne pour mériter d’être qualifié ainsi ? Est-il nostalgique du régime de Benito Mussolini ? Membre d’un groupuscule d’ultra-droite ? Souhaite-t-il que notre pays soit dirigé avec des méthodes dictatoriales et répressives ? Rien de tout ça, nous assure le salarié de 26 ans lors d’une discussion sur les réseaux sociaux, sans doute tremblotant derrière son ordinateur. En réalité, Étienne a commis un acte plus effroyable encore. À l’instar des 16.900 signataires d’une pétition en ligne, il s’est prononcé pour le maintien du sapin de Noël sur la place Pey-Berland à Bordeaux lors des fêtes de fin d’année, contrairement au souhait de la nouvelle municipalité. Ce à quoi le maire EELV de la cité bordelaise, Pierre Hurmic, a réagi avec une pondération déconcertante: «L’opinion des fachos, je m’assieds dessus».

Quel enseignement tirer de cet épisode hormis le goût manifestement peu prononcé des élus écologistes pour le débat démocratique ? La facilité avec laquelle une partie de la gauche qualifie nombre de ses opposants politiques, ses adversaires, et plus généralement ceux avec lesquels elle a un désaccord de «fascistes». Au XXe et au XXIe siècle, les exemples sont légion. André Malraux, engagé toute vie contre le fascisme et le nazisme, a ainsi été dépeint en fasciste par le journal L’Humanité. En Mai 68, des étudiants assimilèrent De Gaulle à un fasciste. À Nuit Debout en 2016, Alain Finkielkraut a été accueilli au doux son de «facho!» par des militants installés place de la République à Paris. Plus récemment, en 2019, l’élue démocrate Ilhan Omar avait déclaré au sujet de Donald Trump: «Je suis convaincue que c’est un fasciste», après un meeting du locataire de la Maison Blanche où elle avait été violemment prise à partie. La définition du Larousse est pourtant formelle. Le fascisme est une «doctrine ou tendance visant à installer un régime autoritaire rappelant le fascisme italien ; ce régime lui-même». Et par extension, une «attitude autoritaire, arbitraire, violente et dictatoriale imposée par quelqu’un à un groupe quelconque, à son entourage». On est loin du gaullisme, du plaidoyer pour quelques guirlandes et des boules décoratives dans la ville de Montaigne et de la manifestation d’un attachement aux traditions.

Une grille de lecture manichéenne

Le politologue Jean-Yves Camus tente un début d’explication à l’utilisation de ce terme à tort et à travers. «Pour une partie de la gauche radicale, tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la hiérarchie est fasciste. Sa grille de lecture consiste à lire le monde à travers une grille de lecture manichéenne dominants/dominés». Frédéric Saint-Clair, lui, préfère regarder dans le rétroviseur. «Nous vivons dans un système de représentation idéologique hérité de la gauche». Système dans lequel «la crise au XXe siècle n’est jamais tournée vers le stalinisme mais uniquement le nazisme». Ce politologue (encore!) précise sa pensée. La gauche qui affirme avoir été à la pointe de la lutte contre le nazisme pendant la guerre, se sentirait désormais auréolée d’une supériorité morale. «Je pense que la raison est en grande partie psycho-historique. La France n’a pas supporté le choc de la Seconde Guerre mondiale, et surtout de la collaboration»«La gauche se dit: “Nous avons été les sauveurs, nous sommes maintenant en droit de dire où se trouve le Bien et le Mal”», complète l’ancien chargé de mission auprès du premier ministre Dominique de Villepin.

Soumettons une hypothèse. En agitant le spectre du danger du fascisme, la gauche chercherait à se faire peur face à un danger quasi-inexistant. Jean-Yves Camus rappelle d’ailleurs qu’à part le parti grec Aube Dorée (reconnu comme organisation criminelle par la justice grecque en octobre 2020) et Marian Kotleba, leader au crâne dégarni du parti néonazi slovaque le LSNS (8% aux élections législatives de 2020), «le fascisme existe très peu en Europe». Renée Fregosi elle aussi, ex-membre du personnel permanent du Parti socialiste pendant 17 ans, est moyennement convaincue. Elle y voit surtout une volonté de la gauche de se glorifier. «En Mai 68, la gauche a cherché à se mystifier, à montrer qu’elle était aussi héroïque que ses aînés. Nous criions au fascisme alors qu’en face de nous, nous avions de pauvres CRS, violents certes, mais à des années-lumière de la Gestapo», se remémore-t-elle.

À ce stade des investigations, nos pauvres défenseurs de conifères lors de la Saint-Nicolas restent dépourvus. Eux, des «fachos», marchant dans les pas de régimes totalitaires, difficile à défendre. Pour Renée Fregosi, il y a une distinction à faire entre «fasciste» et cette abréviation, une invective moins politisée. «Il peut m’arriver d’être traitée de “facho” par la gauche radicale mais jamais de “fasciste”. Le mot “facho” est dépolitisé, déshistorisé et plus générique. Il pourrait se rapprocher de “beauf”, une forme de figure franchouillarde», à l’image du beauf caricaturé par le dessinateur Cabu (assassiné lors des attentats de Charlie Hebdo), censé représenter un type de Français moyen bedonnant et chauvin, généralement électeur de droite.

Le spectre politique se renouvelle toujours à gauche

Avec sa moustache foisonnante et son costume trois pièces dans lequel il s’affiche sur ses rares portraits, Albert Thibaudet est l’archétype du professeur de la IIIe République. Un monument oublié de l’histoire. Les écrivains de sa génération, les André Gide, Paul Valéry, Colette ou Paul Claudel, lui ont volé la vedette. Dans son livre, Les idées politiques de la France, le critique littéraire bourguignon a inventé un néologisme qui pourrait nous aider à y voir plus clair: le sinistrisme. Le concept repose sur l’idée que les courants les plus à gauche sont sans cesse déportés vers le centre, puis vers la droite, dès lors que naissent de nouvelles forces à l’extrême gauche. Lors de la Commune de Paris en 1871, une nouvelle gauche radicale s’est opposée à la gauche républicaine considérée alors comme compromise (= de droite). Ainsi, au fil du temps, le Parti radical a été remplacé par la SFIO, les socialistes par le Parti communiste français, jusqu’à aujourd’hui où les «indigénistes» s’opposent aux «universalistes». Cette nouvelle gauche radicale a ses propres codes, et ses propres critères d’admissions et quiconque s’y oppose est dépeint en horrible réactionnaire. Et tout le monde le sait, du fascisme au sapin de Noël, il n’y a qu’un pas.

*Le prénom a été changé par crainte de représailles du lobby des châtaigniers

Source lefigaro