Mendelssohn l’intrus, ou l’énigme de l’intégration,

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Cet article est issu de « K., les Juifs, l’Europe, le XXIe siècle« .

L’incroyable ascension de Moses Mendelssohn illustre mieux qu’aucune autre la métamorphose escomptée par l’Aufklärung. Elle pourrait être sous-titrée : « où l’on apprend comment un enfant juif de la communauté de Dessau, élevé dans la tradition et l’obédience, s’appropria la culture classique et les sciences de son époque, et devint l’un des plus célèbres philosophes du XVIIIème siècle« . L’image est celle d’une réussite complète dans le domaine culturel, venant de celui qu’on n’attendait pas, puisqu’il était juif.

Du moins est-ce le discours de surface. Si l’image a tant frappé, c’est peut-être qu’on l’attendait tout de même un peu, ce rejeton du très vieux peuple. Assez en tout cas pour vouloir que l’image soit vraie et pour aimer son portrait dès qu’il se présenta. Un épisode (sans doute enjolivé, mais qu’importe) peut servir ici de repère. On raconte qu’en 1774, Mendelssohn, sans s’annoncer, se rendit à Königsberg dans le but de saluer Kant. L’apercevant au fond de sa salle de cours, celui-ci alla à sa rencontre et le prit dans ses bras, à la surprise générale des étudiants qui, l’instant d’avant, faute de savoir qui était l’intrus, s’étaient laissés aller à quelques quolibets antijuifs. La surprise passée, une haie se forma autour des deux philosophes, tous applaudirent l’événement et certains versèrent même quelques larmes. La rencontre était trop belle ; le petit juif pouvait bien s’inviter sans s’annoncer, il n’était pas un intrus. Il était un invité de marque, en dépit des préjugés. Ce statut, il le devait au fait d’avoir fourni par son œuvre et sa personne la démonstration que l’Aufklärung fonctionnait à plein régime. Sa présence en ces murs prenait des allures de couronnement.

De couronnement, certes, mais sur fond d’autocorrection. On n’oublie pas les quolibets, l’agitation et la moquerie face à l’intrusion d’un juif dans un lieu où il n’avait rien à faire. Les deux affects, enchaînés sans transition, ne sont pas ceux, contrôlés, de la suspicion silencieuse et du soulagement, mais ceux, bruyants et tendanciellement explosifs, de l’hostilité et de l’enthousiasme. C’est dans cette atmosphère chargée que Mendelssohn vient prendre place. Une question est sur toutes les lèvres : les juifs sont-ils disposés à l’émancipation, en sont-ils même capables ? Mendelssohn a donné la réponse, et l’a déclinée au superlatif : ils en sont capables plus que n’importe qui. Partant des tréfonds de l’obstination et de l’archaïsme, le juif, du moins ce juif-là, gagne directement le sommet. Il surgit, brûle les étapes, montre que seule compte la raison, quel que soit le carcan où elle est enserrée. Ainsi parlent à l’unisson l’histoire et le mythe, la success story immédiatement forgée et périodiquement reproduite. Plus tard, l’enquête s’attachera à nuancer, à pondérer : d’où venait-il, quelles conditions sociales sous-tendent son ascension, par quelles rencontres judéo-allemandes était-il précédé, etc… ? Les meilleures biographies permettent de faire le tri sans trop se laisser subjuguer. Reste la puissance du récit, avec les projections, les souhaits et les désirs, pas tous avouables et peut-être pas tous conscients, qu’il laisse transparaître.

A quoi donc cela tient-il ? A l’Europe bien plus qu’aux juifs, évidemment. Dans la réussite subjective et personnelle de Mendelssohn, il en va de la réussite toute objective de cette entité, l’Europe moderne, dans sa capacité à affranchir spirituellement quiconque, y compris ceux-là. Y compris le peuple a priori le moins apte à l’émancipation, à commencer par l’émancipation intellectuelle, dont on suppose que l’autre, civile et politique, devra découler. L’Europe, alors que rien n’est encore fait sur le chemin semé d’embûches de l’émancipation des juifs, s’émerveille déjà devant son cas d’école. Mirabeau le cherchera fébrilement en passant le Rhin, espérant récupérer quelques bribes de son éclat au début de la période révolutionnaire. C’est toute l’Europe qui s’émerveille, parce que c’est toute l’Europe qui cherche à s’auto-contempler dans ce qu’elle est en train de réaliser. De là vient l’enthousiasme, au sens exact que Kant donne à ce sentiment dans ses réflexions sur la Révolution française : l’émerveillement devant le signe manifeste que l’histoire va dans le bon sens, que la liberté peut s’inscrire dans la réalité. La direction est donnée par l’Aufklärung, assortie de l’exclamation « c’est donc vrai ! », Mendelssohn est « un juif bien réel », il n’a pas été inventé à la seule fin d’y croire. Non seulement il est le véritable auteur de ses livres (certains ont cru que son ami Lessing se cachait derrière), mais il est l’un des plus brillants agents, l’un des producteurs les plus éminents de l’Aufklärung.

C’est alors que le problème, insensiblement, se déplace. Quand il parle de l’Europe à l’Europe, ou quand l’Europe se parle à elle-même à travers lui, Mendelssohn se situe au même niveau que Kant. Non content de l’illustrer, il s’attèle très vite à une définition l’Aufklärung. Le cas d’école est un cas d’exception, parce qu’il ne se cantonne pas au statut de juif exceptionnel. Juifs et chrétiens confondus, formant un même public, sont guidés par lui ; c’est pour eux tous qu’il fait exception dans la nouvelle voie, qui stipule que seule la raison est le vrai guide. « Les Lumières, laissez-moi vous dire en quoi elles consistent », entendra-on en 1784 par sa voix, dans la même tribune berlinoise, sur le même ton didactique et avec la même autorité que Kant. Or il faut noter une chose. C’est que pour le juif qu’il ne cesse pas d’être, le geste revêt un sens très spécifique. Il doit se faire à son tour Européen au superlatif, ce qui revient pour lui à user de son judaïsme comme d’une force propulsive. La réussite européenne ne suppose pas seulement un juif exceptionnel, elle suppose un Européen exceptionnel. C’est exactement ce que le juif s’efforce d’être en gagnant la position inouïe d’éclairer par lui-même l’Europe. Il se distingue en passant la ligne qui consiste, non pas à rejoindre péniblement le mouvement général, mais à le devancer, à se projeter aux avant-postes pour le tirer vers soi.

Ce point, on l’imagine, est lourd d’interrogations qui peuvent n’être pas toutes bien intentionnées. S’y reforment facilement de nouveaux soupçons, qui frayent le passage des persécutions antijuives ancienne mode à l’antisémitisme proprement dit, intellectualisé ou pas. Au bout de l’histoire, depuis ce centre allemand, se profile le déchaînement sans précédent de l’hostilité. Mais pour voir s’incliner la pente, il faut commencer par décrire ce qui n’était même pas un soupçon, juste une perplexité et une certaine orientation de l’attention sur ce qui était véritablement en jeu. Un moment de suspension, en somme. Qui est donc ce juif des avant-postes, et que signifie-t-il pour tous ? Comment se rapporter à son avance ? Le point n’avait pas échappé à Kant. Dans sa correspondance avec Mendelssohn, la parution du Jérusalem est saluée par cet éloge :

« Vous avez su concilier votre religion avec une liberté de conscience telle qu’on ne l’aurait jamais cru possible de sa part, et dont nulle autre ne peut se vanter. »

Cette seule phrase dit beaucoup. Rappelons que le Jérusalem est la principale contribution du philosophe juif au bon réglage des rapports entre pouvoir et religion, à même de garantir la liberté de croire comme celle d’examiner, et donc les Lumières. A la surprise collective  – « on ne l’aurait jamais cru… »  – Kant ajoute une précision importante :  « nulle autre religion que la vôtre»,  et donc pas même le christianisme, n’a été jusqu’ici capable de cette opération. C’est à partir de là que la question se pose : comment réagir à cette avance remarquable du judaïsme, c’est-à-dire de la religion réputée fossile, dans l’Europe moderne.

Le problème est délicat. Certes, il y a l’admiration, l’enthousiasme, peut-être même la gratitude pour avoir montré le chemin – ce qu’on a vu s’exprimer dans la scénette de Königsberg, et qu’on pourrait aussi appeler, en référence à la pièce de Lessing dont Mendelssohn est le héros, l’effet Nathan le sage. Mais il y a encore autre chose : l’obligation de rattrapage qui s’impose comme la grande tâche de l’heure. L’Aufklärung est au travail, ce qui implique que le retard de la majorité chrétienne soit comblé au plus vite, et que soit ainsi mis fin à une situation qui n’a pu être que conjoncturelle et temporaire. Car c’est la majorité qui doit devenir majeure. Est-il alors vraiment opportun de trop s’attarder sur les raisons qui ont fait que la minorité la plus manifestement mineure se soit retrouvée devant ? C’est douteux. En tout cas, il est une urgence plus pressante: déterminer la façon dont les chrétiens y arriveront à leur tour, et ce qui en résultera pour tous.

L’Europe commence par saluer Mendelssohn avant de le congédier pour insuffisance

Kant s’acquitte de cette tâche de la façon la plus complète. La philosophie transcendantale spécifie les Lumières en les reconduisant à la critique, et fait dépendre leurs progrès d’une distinction des usages privé et public de la raison que Mendelssohn n’avait pas su faire. Des deux articles de 1784 de Kant et de Mendelssohn sur les « us et abus des Lumières », la postérité retient exclusivement celui de Kant – jusqu’à la philosophie contemporaine qui, de Habermas à Foucault, en fait le plus grand cas, tandis que les distinctions de Mendelssohn paraissent avec le recul peu utilisables. Dans la suite de son œuvre, Kant réfutera d’ailleurs expressément les thèses du Jérusalem: il montrera que Mendelssohn, « philosophe populaire », reste en-deçà d’une conception radicale de l’autonomie de la raison, comme en témoigne le crédit qu’il donne à l’adage, inacceptable pour un kantien: « il se peut que cela soit vrai en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien ». Et surtout, La religion dans les limites de la simple raison montrera que le judaïsme, reconduit à son ritualisme, est un obstacle plutôt qu’un levier dans le genre de conversion exigé par les Lumières, le christianisme se trouvant sur cette voie en bien meilleure posture. Avec Kant, en somme, l’Europe reprend la main sur son axe majoritaire. Elle commence par saluer Mendelssohn pour avoir révélé qu’une avance était possible, d’où qu’elle vienne. Mais elle le congédie au final pour insuffisance.

Il se trouve pourtant que l’avance ne venait pas de n’importe où. Quoi qu’on en veuille, l’effet Nathan le sage est difficile à éluder. C’était d’un juif qu’il s’agissait, et il parlait toujours au nom du judaïsme, même quand il s’adressait à l’Europe et invoquait pour cela les « vérités de raison » que tout esprit, juif ou non-juif, était apte à entendre exactement de la même manière. Cela, la tradition l’avait établi par les lois noahides, la législation de Noé qui précède et prépare celle de Moïse selon la Torah et les sages, la première étant applicable au genre humain, la seconde se resserrant sur le peuple juif. Le trait juif, en ce sens, pénètre et structure la parole éclairante pour l’Europe. Le judaïsme se fond dans l’universalisme européen pour autant que celui-ci apprend à voir ce que cet universalisme a de juif. Certes, pour simplifier et soulager la majorité, on pouvait juger préférable que ce trait fût rapidement gommé par un acte de conversion. Mais, comme le prouve l’affaire Lavater, c’était bien mal comprendre Mendelssohn, qui se cabra et refusa ce genre-là d’invitation. Ses enfants agiront différemment. Ils sauteront quasiment tous le pas, avec des motifs d’ailleurs assez divers et dans les deux directions catholique et protestante. Moses Mendelssohn, quant à lui, voulait rester juif, car il estimait être en prise sur son temps et sur son contexte précisément en le restant. Il demandait que cela, sans atténuation ni occultation, soit reconnu et accepté par tous.

Il y a au moins deux façons d’entendre sa position. L’une fait référence à son attachement à la foi de ses pères, et donc à une fidélité d’arrière-plan qui ne demande que tact et respect, sans requérir d’être sondée plus avant, parce qu’elle n’engage à proprement parler rien d’elle-même dans le mouvement réalisé. Ce mouvement est d’émancipation sans assimilation. On voit bien que cette lecture est trop courte et ne saisit pas l’engagement du personnage, pas plus que la fièvre avec laquelle il a été accueilli. L’autre interprétation est plus juste : elle renvoie plus substantiellement au judaïsme tel que Mendelssohn le reprend à cette période, à l’adresse des juifs modernes, mais aussi bien des modernes en totalité, dont les juifs modernes font virtuellement partie, c’est-à-dire auxquels, comme on dirait aujourd’hui, ils sont susceptibles d’être intégrés.

Dans ce cas, le mouvement émancipateur est différent : il s’accomplit toujours sans assimilation, mais avec intégration. Et dans l’intégration, il en va d’un judaïsme accommodé au présent de l’Europe, qui passe par le crible de cette opération européenne par excellence, mais traduisible en termes juifs, qu’est l’Aufklärung. La condition d’accueil est pour cela requise : il faut que l’Europe se dispose à une telle traduction, et, par ce biais, à une description d’elle-même qui soit proprement juive. Plus encore, qu’elle soit prête à considérer qu’elle lui est essentielle, parce qu’elle rend visible l’une de ses dimensions, nécessaire pour avancer vraiment. Un aspect ou une facette constitutive de l’Aufklärung n’apparaîtrait dans ce cas que par le prisme juif. Et c’est ce qui expliquerait que les juifs ne se soient pas trouvés aux avant-postes par hasard. Leur avance avait une raison, qui est une raison juive et européenne, inséparablement.

L’articulation des deux, on le voit, tient dans ce qu’on a appelé l’intégration. Alors que le mot n’est pas encore d’usage, son lieu conceptuel est bien en place dès ce moment, car c’est là que les choses se jouent de façon décisive pour l’Europe. Bien comprise, l’intégration s’intercale entre l’émancipation et l’assimilation pour signifier la contingence du nouage. Soulignons : non pas leur inadéquation ou leur incompatibilité, mais seulement l’espace interstitiel et le jeu entre les deux. L’intégration, c’est alors ce qu’il y a de plus énigmatique à l’époque moderne. C’est à l’expérience juive, incarnée par Mendelssohn et périodiquement répercutée à sa suite, qu’il revient d’en dégager les coordonnées, sans lever complètement l’énigme, mais tout au moins en la désignant avec assez de netteté comme un élément à travailler. Il est frappant qu’avec la distance du temps, ces coordonnées ne soient plus aussi bien perceptibles, comme si l’énigme n’avait fait depuis que s’épaissir. Il faudra pour finir se demander pourquoi.  Mais tentons avant cela de voir en quoi le problème consiste.

L’intégration a deux versants : l’intégrateur et l’intégré, l’invitant et l’invité. Elle résorbe l’intrusion, désactive le statut d’intrus, sans que soit abolie sa singularité distinctive. L’intégré ne se confond pas avec l’intégrateur, sans quoi l’intégration serait assimilation ; et l’intégrateur perçoit l’intégré comme lui étant irréductible, sans quoi l’intégration trahirait l’émancipation. Bref, en desserrant le lien entre émancipation et assimilation, l’intégration enclenche une dynamique dont on admet qu’elle puisse altérer chacun de ses protagonistes. Dans le cas présent : les juifs changent, par l’Aufklärung, tandis que l’Europe change, par les juifs. Sur le premier comme sur le second volet, l’avance de Mendelssohn signifie. Elle montre que les juifs changent en même temps que l’Europe change. L’intégration, avec sa double altération du côté de l’intégré comme de l’intégrateur, prend ainsi son sens générique. Mais ce sens générique est inséparable de ces entités historiques particulières que sont l’Europe et les juifs, dont les destins sont liés.

On comprend que la figure intégratrice mendelssohnienne ait pu paraître enthousiasmante, mais aussi quelque peu dérangeante dès qu’on la creuse et qu’on la pousse à l’extrémité de sa signification. Ce qu’elle a de dissonant et d’attirant à la fois, c’est sa façon de faire résonner l’intégration entre l’émancipation et l’assimilation, l’une ouvrant potentiellement sur l’autre, mais puisant son impulsion ailleurs que dans le simple fait d’y conduire. C’est ce que dit, de l’Europe, le juif restant juif, et parlant d’elle sous un angle juif. C’est ce que dit le juif moderne, c’est-à-dire l’intrus intégré, dans le mouvement où il s’invite au cœur de la définition de l’Europe, qui consent à être redéfinie par lui. Mendelssohn n’avait pas à s’annoncer en 1774 pour visiter Kant. Même les étudiants pétris d’antijudaïsme, une fois passé leur prurit, ont bien dû le constater. L’Aufklärung devait permettre qu’un juif dise ce qu’elle est pour lui, en tant que juif. Elle y était, étrangement, disposée.

C’est en cela que consistait réciproquement, de la part des juifs, leur changement émancipateur : se redécrire en décrivant l’Europe comme le nouveau lieu de leur exil, le nouveau sens donné à la Galout du seul fait que l’Europe moderne était advenue spirituellement et s’était faite berceau de l’Aufklärung. Alors, pour eux, rester juif pouvait coïncider avec le fait de se transformer, sans qu’il soit pour cela besoin d’un acte de réforme religieuse (Mendelssohn n’a rien en l’occurrence, contrairement à ce qu’on a cru, du Luther des juifs). Le point est important, sur la longue durée et par-delà les épreuves : les juifs européens le recueillent de loin, encore aujourd’hui, comme un héritage de Mendelssohn. Il constitue l’expression la plus ramassée du paradoxe dont l’identité juive n’est toujours pas sortie depuis deux siècles, source d’une pluralité de trajectoires discordantes, mais toujours reliées : rester équivaut à changer, changer équivaut à rester. Ce qui est constamment à travailler par chacun, c’est cette structure d’équivalence, puisqu’il est tacitement admis que le secret du changement se loge dans un certain sens de la persistance, et que le secret de la persistance se loge dans une certaine modalité du changement. Le vague et l’incertain, mais aussi la richesse de l’équivalence paradoxale, font place à une myriade de possibilités. Les types juifs modernes s’y distribuent autant qu’ils peuvent, en continuant à se nommer juifs.

Dans tous les cas toutefois, il faut encore le répéter, le processus n’est envisageable que si l’Europe elle-même se transforme en se ressaisissant exactement à ce prisme. Il faut qu’elle se redéfinisse à son tour sous la double corrélation paradoxale du changement et de la persistance, attestée par les juifs modernes. Car telle est la logique de l’intégration, si on donne au mot son sens le plus riche et le plus noble, prolongeant l’émancipation sans précipiter (mais sans exclure non plus) l’assimilation. C’est ainsi que l’Europe intègre, non pas seulement des juifs individuels, exceptionnels ou pas, mais quelque chose qui appartient au judaïsme et à son histoire particulière. Par ce geste judaïsant, elle rejoint son principe actif liant intérieurement persistance et changement, principe qui risque toujours de lui échapper. Et elle se met en condition d’intégrer effectivement quiconque – mais pas n’importe comment.

Entre Mendelssohn et nous, l’Europe a failli, au-delà de ce qui était imaginable.

Elle a fait sombrer cette relation, dont elle a pu incidemment percevoir qu’elle lui était constitutive, dans la destruction. Tâchons d’en reprendre le fil, si ténu soit-il. Restons pour cela attaché au sens des mots et des concepts qui liaient initialement les deux destins, juif et européen.

« Intégration » fait partie de ces mots, assez courants, dont l’apparition a pratiquement coïncidé avec le début du déclin conceptuel. Sitôt apparu, il cessait déjà d’être entendu en référence à l’énigme européenne moderne qui motivait sa création lexicale. Sa densité, qu’il tenait de sa place dans un trièdre et à un certain genre d’expérience, celle des juifs précisément, se perdait dans son passage à l’explicite. Aujourd’hui, l’érosion arrive au bout, tant et si bien qu’il a mauvaise presse, son emploi, après avoir été pléthorique, se faisant de plus en plus rare. Ce n’est pas simplement qu’il soit galvaudé. Mais c’est qu’on l’entend autrement qu’il y a encore une ou deux décennies. Le problème est politique. On y suspecte une manière contournée d’enjoindre à l’homogénéité et d’offusquer les identités. On le soupçonne d’appartenir à un républicanisme oppressif et dominateur, renvoyé à sa culpabilité coloniale, et enclin à en reproduire les opérations sur la scène intra-européenne à destination des populations issues de l’immigration, dont une large part provient des anciennes colonies. La différence entre intégration et assimilation est tout à fait effacée dans ce cas, de même qu’est creusée l’opposition entre intégration et émancipation. Le trièdre classique, émancipation, intégration, assimilation, en ressort complètement démembré.

Parallèlement, dans la dernière séquence de l’histoire de l’Europe où nous nous plaçons, les Lumières reviennent au premier plan. On les convoque dans un climat qui est à nouveau d’attente inquiète. Le contexte est celui où l’on constate que leur vieil ennemi classique, à savoir l’« obscurantisme » (sous les visages de l’islamisme, des nationalismes réactionnaires, des populismes et de leur cortège de régressions pratiques et intellectuelles) a le vent en poupe. Le revival des Lumières se veut ainsi combatif : il entend se retremper à la source de l’esprit critique, y voit une arme toujours disponible dans l’héritage européen, à la condition cependant d’être expurgé de sa compromission historique avec le colonialisme dont l’Europe a été le foyer. La critique radicalisée le permet en se reprenant réflexivement, c’est-à-dire en se faisant autocritique. Le dilemme moderne de l’Europe pourrait se résumer à ce qu’elle tente de construire quelque chose comme une autocritique de combat. Dans cette voie, c’est le Kant de « Qu’est-ce que les Lumières ? » qui se trouve particulièrement à l’honneur, surtout à travers la relecture de Michel Foucault, qui le décroche de son appartenance à la philosophie de l’histoire européocentrée pour retenir une attitude intellectuelle spécifique : l’inscription et l’intervention au cœur du présent du courage de la vérité,  selon une accentuation du fameux sapere aude.

La figure de Mendelssohn s’estompe alors inéluctablement de la mémoire des Européens.  Prise entre les deux feux d’une intégration mal jugée et d’une rupture critique revendiquée, elle devient diaphane, la question juive, avec son circuit d’échanges entre le reste juif et ferment européen, n’ayant pratiquement plus de champ pour se déployer. Il faut dire qu’elle puisait dans ce qui aujourd’hui, précisément, se dérobe : une appartenance résolue, et une dynamique historique assumée. Plus exactement : le double phénomène d’appartenance, des juifs à l’Europe, et de l’Europe à elle-même à travers les juifs, et l’avenir émancipateur général qui s’y indiquait. Aujourd’hui, au contraire, les appartenances se reconfigurent à l’encontre de celle qui ferait de l’Europe son référent privilégié, et une autre vectorisation se cherche à l’histoire elle-même. L’universalisme se pluralise, en compréhension et en extension, au sein des sociétés européennes en quête d’une grammaire de leur diversité, et sur la scène internationale où l’Europe ne trouve place qu’en se décentrant.

Dans ce contexte, il est à craindre que Mendelssohn ne redevienne un intrus, et les juifs européens avec lui. On notera toutefois qu’il ne s’agit pas d’un retour au passé. Ce qui le renvoie maintenant à ce statut, c’est que son avance dans l’intégration ne peut plus rien signifier d’autre que le rappel de ce à quoi il importe de tourner le dos. Le juif moderne deviendrait en somme cet individu très curieux, que l’histoire n’avait pas encore vu se présenter : l’intrus par excès d’appartenance et de conscience historique. De là à ce que les quolibets reprennent, le phénomène n’est plus une simple éventualité. Depuis vingt ans, on a largement dépassé les bornes de l’hostilité verbale, un peu partout en Europe, et surtout en France, qui est à cet égard l’épicentre de la crise. L’antisémitisme violent et meurtrier a repris des couleurs. Le revival des Lumières, évidemment, voudrait bien le combattre, comme il veut combattre toute manifestation et toute conséquence de l’obscurantisme. Face à lui, il est cette fois complètement désarmé, ou plutôt paralysé.

Il ne sait pas comment le prendre, parce que sa signification lui échappe. On voit bien qu’il ne s’agit pas d’une répétition de l’antijudaïsme prémoderne, une retombée dans l’âge d’avant l’émancipation. Ce qu’on voit beaucoup moins bien, c’est qu’on n’en est plus aux formes éprouvées, forgées tout au long du XIXème siècle et culminant avec le nazisme, de l’antisémitisme moderne. La singularité du regain d’hostilité, et sans doute sa nouveauté, c’est qu’il naît maintenant du dilemme avec lequel l’Europe est aux prises pour se penser comme une entité historique et politique dotée de sens, c’est-à-dire pour parvenir à dire ce qu’elle représente, au-delà de son étape actuelle d’autocritique de combat. Dans quel but combat-elle ? Que veut-elle construire, en passant par le crible de son autocritique, en termes d’appartenance et de visée ? Comment compose-t-elle persister et changer, l’énigme intégratrice où question juive et question européenne sont, quoiqu’on en veuille, intriquées ? Ce n’est que si on consent à se poser de telles questions que les juifs pourront espérer retrouver une place dans ce continent, c’est-à-dire qu’y sera surmontée leur nouvelle intrusion putative, qui a tous les traits de l’intrusion de l’intégré.

Dans la situation actuelle, chacun doit prendre sa part de ce travail de formulation, depuis la position déterminée qui est la sienne au sein des sociétés européennes. Chacun, et donc aussi les juifs. Ce qu’ils peuvent par exemple commencer à faire, sans nostalgie mais avec mémoire, en redonnant sa stature européenne à la figure de Mendelssohn.

Bruno Karsenti