Leó Frankel, un juif Hongrois au cœur de la Commune de Paris

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Personnalité essentielle de la Commune de Paris du printemps 1871, Leó Frankel possède toujours une rue à son nom dans le deuxième arrondissement de la capitale hongroise, où il est né.

Malgré la « décommunisation » de l’espace public engagée dans les années 1990 et largement poursuivie depuis le retour du Fidesz de Viktor Orbán au pouvoir en 2010, il a échappé de peu à la damnatio memoriae voulue par les autorités.

C’est au Nord-Ouest de Budapest, sur la rive occidentale du Danube, que le curieux pourra trouver la voie qui porte encore aujourd’hui le nom du syndicaliste et militant socialiste Leó Frankel. Son rôle et son action pendant et après la Commune de Paris de 1871, en France mais aussi en Autriche-Hongrie en Allemagne ou encore au Royaume-Uni, font de lui un acteur important, à l’échelle européenne, de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste du dernier tiers du XIXe siècle.

Une jeunesse itinérante, d’Óbuda à Paris en passant par Munich

Le jeune Leó naît le 28 février 1844, dans le quartier d’Újlak, à Óbuda. Ce n’est effectivement qu’en 1873 que les villes de Buda, Pest et Óbuda fusionnent pour former Budapest. Dans la première moitié du XIXe siècle, le royaume de Hongrie est totalement soumis au gouvernement de Vienne. La Diète locale, qui siège alors à Presbourg (Pozsony, en hongrois ; aujourd’hui Bratislava), ne se réunit que ponctuellement. L’époque voit néanmoins la progression des revendications nationales qui culminent lors de la révolution de 1848 et de la guerre d’indépendance de 1849. Issu d’une famille juive germanophone de la petite bourgeoisie locale, son père est médecin.

Ainsi que nous l’explique Julien Chuzeville, historien du mouvement ouvrier et auteur, chez Libertalia, d’une récente biographie de Leó Frankel : « Il grandit dans un quartier ouvrier où vit une forte communauté juive avant d’embrasser le métier d’ouvrier-bijoutier, c’est-à-dire un emploi très qualifié, proche de l’artisanat. Il ne faut donc pas voir cette orientation comme une forme de déclassement. C’est un métier recherché qui lui permet de trouver sans difficulté du travail dans tous les pays où il se rend et de s’assurer des revenus »[1]. Au début des années 1860, Frankel gagne ainsi Vienne puis l’Allemagne, très certainement pour compléter sa formation et perfectionner sa technique. C’est sans doute à Munich qu’il adhère aux théories socialistes.

« Il est peu probable – comme cela est souvent évoqué – que Frankel soit ensuite passé par Lyon », clarifie Julien Chuzeville qui a par ailleurs récemment revu la notice que le dictionnaire biographie « Le Maitron » lui consacre. L’historien pense plutôt que c’est là une erreur des services de police parisiens et que l’orfèvre s’est directement installé dans la capitale française, peut-être à l’occasion de l’exposition universelle qui se déroule dans cette ville en 1867. Pour l’historien, il n’est pas impossible que Frankel, qui – outre l’allemand, le hongrois, le yiddish et plus tard l’anglais – maîtrisait très bien le français, ait été dans sa jeunesse familiarisé avec cette langue.

Un partisan et un proche de Karl Marx

Membre de l’Association internationale des travailleurs (AIT) fondée en 1864 à Londres, Frankel met sur pied, avec un autre ressortissant hongrois et un Danois, la section de langue allemande de cette organisation à Paris. Il est particulièrement actif en son sein. Julien Chuzeville précise qu’au sein de cette organisation de la première Internationale parisienne, il n’y a pas vraiment de querelles de tendances. Frankel assure pour sa part les contacts avec les militants installés en Suisse, en Allemagne et au Royaume-Uni et s’avère proche des positions qui sont celles de Karl Marx.

L’historien complète : « Il est l’un des premiers en France, si ce n’est le premier, à avoir lu Le Capital. L’ouvrage, tiré à très peu d’exemplaires, n’est à l’époque disponible qu’en allemand car il n’a pas encore été traduit. Frankel fréquente Paul Lafargue et c’est par son épouse, Laura Marx, fille de Karl, qu’il obtient un volume. Il se situe donc dans le courant collectiviste-révolutionnaire de l’Internationale. On ne sait pas exactement à partir de quel moment Frankel et Marx commencent à correspondre mais les premiers échanges avérés remontent aux débuts de la Commune de Paris ».

En juin 1870, Frankel comparaît libre au procès qui lui est intenté par le pouvoir impérial pour « complot » et participation aux activités d’une « société secrète ». C’est ainsi que le Second Empire désignait l’Internationale, dont l’activité était pourtant publique. En juillet, il est condamné à deux mois de prison. Le 5 septembre, la République ayant été proclamée la veille suite à la capture de Napoléon III à Sedan par les troupes prussiennes, il est libéré.

Un acteur majeur de la Commune de Paris

Au début de l’année 1871, il est présent sur la liste des quarante-trois candidats socialistes révolutionnaires présentés par l’Internationale dans la perspective des élections législatives du 8 février organisées conformément à la convention d’armistice signée entre la France et l’Empire allemand le 28 janvier.

Sans surprise, il est de nouveau candidat, quelques jours seulement après le soulèvement de la ville de Paris survenu le 18 mars 1871, aux élections municipales parisiennes du 26. Frankel est élu par les habitants du XIIIe arrondissement au Conseil de la Commune. Il rejoint la commission du travail et de l’échange. Le 20 avril, il est de surcroît nommé délégué au travail et à l’échange et devient donc membre de la commission exécutive de la Commune, composée de neuf membres. Plusieurs des mesures sociales prises à ce moment sont directement inspirées de ses vues, comme la suppression du travail de nuit pour les ouvriers-boulangers ou encore l’interdiction des amendes et retenues sur les salaires.

Julien Chuzeville nous rappelle à cet égard la singularité de Frankel : « Il est le seul élu étranger de l’exécutif. Karl Marx, dans son texte La guerre civile en France, met au crédit de la Commune le fait d’avoir intégré un ouvrier étranger. C’était pour lui un acte d’internationalisme fort qu’il fallait prendre en exemple ».

S’il se prononce le 1er mai en faveur de l’instauration du Comité de Salut public destiné à remplacer la commission exécutive, Frankel signe deux semaines plus tard, le 15 mai, le manifeste des opposants au CSP qui dénonce sa « dictature » et rejoint les membres de la minorité. Le 25 mai, lors de la « semaine sanglante » qui voit la répression de la Commune par les troupes versaillaises aux ordres du gouvernement d’Adolphe Thiers, il est sérieusement blessé sur la barricade de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, à l’angle de la rue de Charonne. Il ne doit son salut qu’à la bienveillance d’une militante russe de l’AIT, fondatrice de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, Élisabeth Dmitrieff.

Un des fondateurs du mouvement socialiste international et hongrois

Ayant réussi à fuir la France, Frankel est condamné à mort par contumace à l’automne 1872. Pour un court moment réfugié en Suisse, à Genève, il rejoint le Royaume-Uni en août 1871. Marx et Engels sont alors très soucieux d’intégrer les anciens communards qui s’exilent à Londres. C’est la raison pour laquelle Frankel rejoint le Conseil général de l’AIT, son organe directeur. Dans ses fonctions, il est chargé des relations avec les militants de l’Internationale présents en Autriche-Hongrie et joue donc dès ce moment un rôle dans le développement du mouvement dans la double monarchie. En raison de sa proximité avec Marx, il se prononce en faveur de l’exclusion de Bakounine décidée lors du congrès de La Haye de septembre 1872. Ayant quitté l’Angleterre en 1875, il rejoint l’Allemagne puis l’Autriche-Hongrie. Arrêté en décembre 1875, il est emprisonné à Vienne jusqu’en février 1876, avant d’être transféré à Budapest puis libéré fin mars.

Une fois libéré, il plaide pour l’union des forces socialistes, toutes tendances confondues. Il contribue ainsi à la création, au printemps 1880, du parti général des ouvriers de Hongrie (Magyarorsági Általános Munkáspárt) qui fusionne le Parti des non-électeurs (Nemválasztók Pártja) – qu’il avait cofondé en avril 1878 – et le Parti travailliste de Hongrie (Magyarországi Munkáspárt) constitué peu de temps après le Parti des non-électeurs par Viktor Külföldi. L’objectif était de créer un Parti social-démocrate en Hongrie mais le projet ne peut aboutir en raison du refus des autorités de permettre l’utilisation de ce nom. Dans ce contexte, Frankel fait de deux organes de presse du mouvement ouvrier en Hongrie, Népszava de langue hongroise et l’Arbeiter-Wochen-Chronik de langue allemande, les porte-voix du parti.

Julien Chuzeville souligne que le rôle de Fankel ne s’arrête pas là : « En plus de cette activité, il contribue à maintenir les liens et les contacts internationaux après l’auto-dissolution de la première Internationale qui survient en 1876. Son activité de presse est alors essentielle. C’est ainsi Frankel qui signe le premier article dans le journal allemand socialiste Vorwärts, lancé à Leipzig en octobre 1876. Il écrit aussi pour L’Égalité, un journal marxiste fondé par Jules Guesde en 1877 ».

De nouveau condamné à une peine de prison en mars 1881 pour des articles de presse antimilitaristes, il est libéré en février 1883. Après un séjour à Vienne, il regagne Paris en 1889 pour participer au congrès socialiste international qu’il a contribué à organiser et où il est délégué. Demeurant finalement dans la capitale française à l’issue de ce rendez-vous, poursuivant sa collaboration à différents journaux français et étrangers, il se trouve toutefois désormais relativement en marge du mouvement. Pour Julien Chuzeville, ce retrait s’explique par l’atomisation qui affecte le mouvement ouvrier à la fin des années 1880 et par le refus de Frankel de trouver une place dans l’un des multiples partis qui existent alors. Ce dernier milite en effet pour l’unification des socialistes, et cela contre la ligne défendue par Engels qui souhaite voir le parti ouvrier de Jules Guesde prendre l’ascendant.

« Manifestement, Frankel ne considérait pas le parti guesdiste comme le meilleur représentant de ses idées. De plus, il n’a pas participé aux différentes luttes qui ont divisé les socialistes français à cette époque-là. Pourtant, il connaît parfaitement les dirigeants et ses principaux militants. Sa position est donc singulière et il commence sans surprise une collaboration avec le journal La Bataille, fondé par Prosper-Olivier Lissagaray, qui se veut indépendant des différents courants. En somme, Frankel est essentiellement un militant internationaliste. Avec la deuxième Internationale, créée en 1889, cela ne fonctionne plus : ses responsables sont d’abord des chefs de tendances ou de partis nationaux. C’est une autre époque qui commence », ajoute Julien Chuzeville.

Le 29 mars 1896, à 52 ans, Frankel meurt d’une pneumonie à Paris. Preuve de son importance dans le mouvement ouvrier, ses funérailles au Père-Lachaise (96e division) rassemblent de nombreux militants et tous les responsables socialistes du moment, y compris Jaurès.

Une figure embarrassante dans la Hongrie post-communiste, puis « illibérale » de Viktor Orbán

Si, à Paris, le souvenir de Leó Frankel a été rappelé – en 2015 – grâce à une nouvelle voie baptisée de son nom dans le XIIIarrondissement, à Budapest, en revanche, la mémoire du syndicaliste-révolutionnaire ne subsiste qu’avec peine.

Dans la Hongrie communiste, son souvenir a naturellement été valorisé. Proche de Marx, il est sans doute le seul Hongrois à l’avoir côtoyé d’aussi près. Une plaque est apposée dès 1896 par ses camarades socialistes sur sa maison natale. En 1919, sous l’éphémère République des Conseils de Béla Kun, la mémoire de Frankel est convoquée, à l’appui du régime révolutionnaire communiste.

Le régime stalinien qui s’installe en Hongrie après la Seconde Guerre mondiale trouve lui aussi dans Frankel un moyen de légitimation. En 1953, une rue est baptisée de son nom à Budapest (Frankel Leó út). Puis, au numéro 22 de cet axe, au croisement de Margit körút, sur le mur d’une pharmacie qui, d’ailleurs, existe toujours aujourd’hui, est installée en 1954 une plaque à sa mémoire réalisée par le sculpteur István Csillag. Cette œuvre célébrait « l’une des plus importantes figures du mouvement ouvrier hongrois du siècle dernier, ministre de la Commune de Paris en 1871, grand combattant de l’internationalisme prolétarien ». Dans le contexte de la Détente et de l’ouverture de la France du général De Gaulle à l’Est, la dépouille de Frankel est transférée à Budapest et inhumée le 29 mars 1968 au cimetière national de Fiumei út (Kerepesi temetö).

Après l’effondrement du mur de Berlin, du rideau de fer et des démocraties populaires d’Europe centrale et orientale, la donne évolue avec le changement de régime politique qui survient au début des années 1990. La plaque en hommage à Frankel a en effet été retirée à une date indéterminée. Comme l’indique Julien Chuzeville, « le discrédit jeté avec raison sur la dictature stalinienne hongroise de la fin des années 1940 et des années 1950 entraîne avec elle, au moment de la transition, celui de certaines figures antérieures récupérées par le régime et qui n’ont pourtant rien de commun avec lui. On retrouve sensiblement le même phénomène en RDA puis dans l’Allemagne réunifiée avec la personnalité de Rosa Luxemburg ».

Pour le Fidesz et ses dirigeants, revenus durablement au pouvoir en 2010 après un court passage à la tête du gouvernement entre 1998 et 2002, la figure de Leó Frankel pose naturellement un problème de nature plus idéologique. Le 12 décembre 2012, le bourgmestre principal de Budapest, István Tarlós, affirmait de la sorte vouloir débaptiser la rue à son nom pour lui rendre celui du roi Sigismond, souverain de Hongrie de la fin du XIVe et du début du XVe siècle, qu’elle portait jusqu’en 1953. Face à la fronde des habitants, la municipalité a finalement reculé et renoncé à cette opération.

(1) Une seule biographie, sous la plume de Magda Aranyossi, avait jusqu’ici spécifiquement été consacrée à Leó Frankel. Elle a paru en 1952, en hongrois, sous le titre Frankel Leó. Magyar Munkásmozgalmi Int, puis en 1957 dans une traduction allemande.

Matthieu Boisdron

Source courrierdeuropecentrale