30 ans après sa disparition, on célèbre le grand auteur et mélodiste. Mais ce provocateur passerait-il aujourd’hui à travers les flèches des censeurs ? Pas sûr.
Allongé sur un lit noir géant, Serge Gainsbourg (54 ans, torse nu) se penche sur sa fille Charlotte, 13 ans, en petite culotte. L’air hébétée, elle fait rimer « zeste » avec « inceste » de sa voix enfantine suraiguë tandis que son père susurre « délicieuse enfant » contre sa joue avant d’y déposer un baiser. C’est troublant. Mais Gainsbourg se défend de tout inceste ou pédophilie : la chanson est une déclaration d’amour fou et platonique d’un parent à son enfant, assure-t-il, d’ailleurs Charlotte chante bien « l’amour que nous ne ferons jamais ensemble »… Pourtant, à sa sortie en 1984, le clip de « Lemon Incest » est censuré par MTV et, aujourd’hui, il reste ambigu.
Sur Spotify, on refuse pourtant de censurer le morceau ou de signaler d’un carré « explicit » ses chansons (comme celles de Nicki Minaj). « Chez Spotify, on n’est pas juge des mœurs, la musique a toujours repoussé les limites des valeurs de la société, on a pour vocation de représenter l’intégralité des œuvres disponibles dans toute leur diversité, tant qu’elle n’est pas illégale », explique au Point Antoine Monin, directeur musical de Spotify France. « Serge Gainsbourg était un provocateur, mais dans les mots plus que dans ses comportements. Il savait amener certains thèmes à leur limite et nous interroger. Il a été un provocateur pour faire évoluer les mœurs, contre le racisme, l’antisémitisme… Il est aussi le fruit de son époque. Il chante par exemple la sexualité avec des femmes, d’égal à égal. C’est d’autant plus intéressant de l’écouter à l’aune de changements de société. »
Gainsbourg reflète donc l’évolution des mœurs. Les chansons qui avaient scandalisé leur époque (sa reprise de « La Marseillaise » version reggae, ou ses pornographiques « Love on The Beat » et « Je t’aime, moi non plus ») passent sans problème aujourd’hui. Le chanteur qui brûlait à la télé 74 % d’un billet de 500 francs pour dénoncer les impôts reste un sulfureux provocateur national. Et on l’aime pour ça.
La plateforme de streaming musicale suédoise avait déjà produit un podcast sur le parcours de Serge Gainsbourg en 2019 : Initial S.G., raconté par Melvil Poupaud. Elle donne maintenant la parole à la nouvelle génération (Bob Sinclar, Yelle, Vitalic…) pour raconter l’influence de Gainsbourg sur leur musique dans un nouveau programme baptisé L’Héritage électronique, déjà disponible. « Gainsbourg était surtout un poète qui a écrit de sublimes chansons d’amour », poursuit Antoine Monin. « Il a énormément de filiations. Damso, par exemple, lui ressemble incroyablement dans sa manière de raconter des histoires. Je pense à son morceau “Julien” sur la pédophilie… Son héritage musical est immense. Même chez nos voisins anglo-saxons, des artistes comme Beck, Artic Monkeys, Massive Attack ou Radiohead se réclament encore de lui. C’était un véritable alchimiste du son. Son album Histoire de Melody Neslon reste une grande influence pour beaucoup de musiciens. »
À l’affiche de la Comédie-Française
Sur Spotify, Gainsbourg totalise près de 300 millions d’écoutes. Leurs statistiques dévoilent que les 35-44 ans représentent la tranche d’âge qui écoute le plus l’artiste (22 %). Les 18-24 ans suivent avec 17 % de part d’écoute, au même niveau que les 45-55 ans, puis les 25-29 ans à hauteur de 15 %. Et les États-Unis sont le deuxième territoire à l’écouter le plus après la France. Les générations ou territoires les plus prompts à la « cancel culture » ne semblent donc pas vouloir s’attaquer au monument Gainsbourg.
À la Comédie-Française, des trentenaires lui rendent aussi hommage dans un spectacle filmé au studio Ferber et retransmis sur France 3, le 26 février (à défaut de pouvoir être présenté sur scène). Dans La Comédie-Française chante Gainsbourg, six comédiens reprennent ses classiques de manière sexy et jazzy, entrecoupés de tout petits bouts d’interviews joués. « Aujourd’hui, une dimension morale a imprégné toute la création », regrette Sébastien Pouderoux, sociétaire de la Comédie-Française et co-metteur en scène du spectacle avec Stéphane Varupenne. « Je ne sais pas s’il aurait pu s’épanouir. On est dans une époque où tout est commenté. Gainsbourg, lui, chantait “No Comment” ! »
À l’heure où le débat sur la pédophilie fait rage, ils n’ont pas hésité à intégrer à leur spectacle « Les Sucettes », une apologie à peine cachée de la fellation chantée par une toute jeune fille aux airs innocents d’écolière (France Gall, qui avait alors 18 ans et n’avait rien compris). « On ne s’est posé aucune question sur l’aspect politiquement correct du répertoire », commente Sébastien Pouderoux. « Nous n’avions pas d’autre prétention que de faire un portrait de Gainsbourg à six. On n’a pas repris ses paroles à notre compte, donc on ne prenait pas beaucoup de risques. La chanson la plus sulfureuse du set est “Love and The Beat” et nous avons voulu que Rebecca Marder la chante pour en prendre le contre-pied érotique. Je pense que le Gainsbourg subversif cachait un grand sensible, très à vif, c’était une manière pour lui de se défendre d’une grande timidité, avec plus ou moins d’élégance. Sur la condition des femmes, la pédophilie, l’inceste, le sexe, il faisait de la provocation parce qu’il trouvait qu’en secouant les gens, il y avait toujours quelque chose qui tombait. Je ne pense pas qu’il avait de volonté de blesser. Après, c’est vrai que certains moments nous ont gênés, notamment lorsqu’il traite Catherine Ringer de « pute »… Mais c’était quelqu’un de complexe, de paradoxal, de génial, c’est ce qu’on a voulu montrer. »
On peut être, en effet, choqué de voir ce chantre de la liberté sexuelle traiter Catherine Ringer de « pute dégueulasse » parce qu’elle a fait du porno. Alors que le harcèlement subi par les femmes dans la musique est enfin dénoncé, il est difficile de revoir certaines de ses apparitions télévisées sous les effets de l’alcool. Comme cette séquence sur un plateau de Michel Drucker où il tente d’embrasser de force Catherine Deneuve chantant avec lui « Dieu est un fumeur de Havane ». Sans se départir de son sourire, l’actrice ne cesse de le repousser, mais lui la presse contre elle avec son bras… On est tout aussi gêné de l’entendre dire à Whitney Houston qu’il veut « la baiser », sur un plateau de Michel Drucker encore (décidément !). Le consentement des femmes est aujourd’hui requis. On ne peut plus se permettre de leur murmurer : « Sois belle et tais-toi. » La chanson de Dean Martin « Baby It’s Cold Outiside » (sur un homme insistant tentant de convaincre lourdement sa fiancée de le laisser entrer chez elle) a été récemment censurée aux États-Unis. En sera-t-il de même de « L’Eau à la bouche » de Gainsbourg ? Au Point, on fredonne encore :
« Écoute ma voix, Écoute ma prière, Écoute mon cœur qui bat, laisse-toi faire, Je t’en prie, ne sois pas farouche, Quand me vient l’eau à la bouche, Je te veux confiante, Je te sens captive, Je te veux docile, je te sens craintive, Je t’en prie, ne sois pas farouche, Quand me vient l’eau à la bouche… »
À voir : La Comédie-Française chante Gainsbourg, diffusé le vendredi 26 février, à 22 h 55, sur France 3.
À lire : Tout Gainsbourg, de Bertrand Dicale (Grund) et La Dernière Vie de Serge Gainsbourg, de Bernard Pascuito (Le Cherche Midi).
À écouter : Gainsbourg, l’héritage électronique, podcast sur Spotify.