Bernard Natan, le producteur juif sacrifié voit enfin son honneur lavé

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L’auteur Philippe Durant rend justice à celui qui a fait entrer le cinéma français dans la modernité. Bernard Natan aimait la France, elle l’a livré aux Allemands.

Quand la Première Guerre mondiale éclate, il prend les armes pour son « pays de cocagne » : la France. Pour ses faits d’armes, la patrie lui décernera la Croix de guerre et l’ordre du Mérite. La reconnaissance sera de courte durée.

Prudemment rebaptisé Bernard Natan (l’époque n’est pas à la fraternité entre les races et les religions), il se lance dans son domaine de prédilection : les affaires. Il est audacieux, entreprenant, visionnaire et tout lui réussit. Il rachète la société Pathé qui périclite et l’ascension se poursuit.

Bernard Natan introduit le cinéma parlant en France, ainsi que les dessins animés de Disney, les reportages sportifs et les publicités à l’entracte. Puis il déploie un réseau de salles et se lance dans la radio et même (déjà !) la télévision. Il produit entre autres Les Misérables et Éducation de prince avec Edna Purviance, la fiancée de Chaplin.

Mais, bientôt, sa réussite fait des jaloux et, à la première occasion, les banquiers le lâchent. Acculé, Bernard Natan trébuche sur une opération financière douteuse montée pour desserrer l’emprise des banques. C’est le début d’une curée abjecte portée par une presse, une justice et un pouvoir antisémites qui sortira Natan de prison pour le livrer aux Allemands. Il est mort à Auschwitz en 1942.

En dehors de la réalisatrice Rebecca Zlotowski, qui s’est inspirée de cette histoire pour son film Planetarium, le destin de Bernard Natan est largement méconnu. Spécialiste du cinéma des années 1950 à 1980 – en particulier d’Audiard, Gabin, Ventura, etc. –, Philippe Durant a aussi écrit une biographie de référence de Belmondo chez Robert Laffont. Son livre Le Fantôme du cinéma français vient de paraître.

Comment avez-vous eu connaissance de l’histoire de Bernard Natan ?

« Je ne m’en souviens pas précisément, je connais cette histoire depuis longtemps. C’est pourquoi j’ai été étonné que mon éditeur la découvre quand je lui en ai parlé. Il est pourtant cinéphile. Il m’a tout de suite dit qu’il fallait faire un livre. »

Où avez-vous puisé vos sources ?

« Principalement dans les journaux d’époque, à la bibliothèque nationale, à celle de Lyon où je suis beaucoup allé. Je suis parti de zéro, ce qui n’est pas habituel dans le cadre de mon travail. »

Bernard Natan était-il d’abord un technicien, un homme d’affaires ou un passionné de cinéma ?

« D’abord un homme d’affaires. Je le compare volontiers aux moguls d’Hollywood, les Jack Warner, Louis B. Mayer, Darryl Zanuck. Je pense que s’il avait choisi l’Amérique au lieu de la France, nous aurions aujourd’hui une autre major. »

D’où lui venait cet amour de la France ?

« Il faut se replacer dans l’époque. Pour tous ces émigrés de l’Est, majoritairement juifs, la France était un symbole : le pays des droits de l’homme, de la liberté, de la culture. »

Qu’est-ce qui fait qu’il a cristallisé l’antisémitisme pour devenir le juif le plus haï de France ?

« À cette époque, l’antisémitisme est monnaie courante. Natan arrive de l’étranger, parle avec un accent. Et puis il récupère une entreprise française emblématique en faillite et non seulement il la redresse, mais il innove, invente, rencontre le succès. Tout ça a suscité de terribles jalousies dans la bourgeoisie et le monde des affaires. À la première difficulté, les banques l’ont lâché, une campagne de calomnie pestilentielle s’est enclenchée, qui s’est particulièrement exacerbée pendant les procès et était principalement alimentée par une haine mortelle du juif. »

On est estomaqué de lire la violence des attaques d’une presse emmenée par Léon Daudet ou l’odieuse chroniqueuse judiciaire Simone France qui parle de sa « face verdâtre de métèque au sang vicié ».

« À l’époque, les poursuites pour ce genre de propos n’existaient pas. Pire : c’étaient ce genre de sentences que les lecteurs attendaient et appréciaient. Les chroniques des procès, et Dieu sait s’il y en a eu des monceaux, ne faisaient, la plupart du temps, que charrier de fausses rumeurs, raconter des bobards, déverser des monceaux d’injures et de contrevérités. Je crois n’avoir trouvé qu’un compte rendu objectif. »

À son passif, il y a néanmoins l’affaire de la Sebagi : il aurait fait une culbute financière en s’appropriant des brevets d’invention…

« Ça ne valait pas une lourde condamnation, c’était de l’ordre de la combine financière pour rembourser une dette, il n’y a pas eu d’enrichissement personnel, il a fait une manip’ que font beaucoup de sociétés. Pareillement, la justice et la presse le font passer pour un pornographe faisant venir des prostituées de Roumanie pour les filmer et même s’ébattre avec elles. En fait, pour se lancer rapidement dans le cinéma, il a distribué des films grivois à destination des maisons closes et des forains. Ce qui lui a valu une condamnation de quatre mois de prison pour délit d’outrage aux bonnes mœurs par la vente. Si les bobards avaient été exacts, la sentence eût été bien plus sévère. »

Est-ce que, au fond, le silence autour de son nom ne permet pas d’éviter au pays de faire face aux pires aspects de son histoire ?

« Tout à fait. On ne veut pas se souvenir que la France d’alors était hautement antisémite. Quant au cinéma français, il est incapable de faire son autocritique, contrairement à Hollywood qui est souvent revenu sur le maccarthysme ou l’antisémitisme dans le cinéma américain. »

« Le Fantôme du cinéma français » par Philippe Durant (La Manufacture de livres), 17,90 €.

Jacques BRINAIRE