Splendeurs et misères des sœurs Pisier

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Marie-France et Évelyne étaient inséparables avant de se déchirer. Enquête sur deux des protagonistes, avec Olivier Duhamel, du livre « La Familia grande ».

Le 21 octobre 1953, le paquebot le Résurgent entre lentement dans le port de Marseille. Sur le pont, une femme de petite taille, ravissante, serre contre elle ses trois enfants : un garçonnet, Gilles, 3 ans, et deux filles, la blonde Évelyne, qui a célébré ses 12 ans pendant la traversée, et la brune Marie-France, 9 ans. Cette mère de famille, dont la beauté exceptionnelle aimante tous les regards, s’appelle Paula Caucanas et vient de divorcer de son époux, Georges Pisier, resté en Nouvelle-Calédonie. Paula, qui n’a pas fait d’études, n’ignore pas qu’élever seule ses trois enfants sera financièrement difficile. Elle a projeté de s’installer à Nice, a un amant qu’elle compte bien retrouver de temps à autre à Paris et sait déjà très clairement de quelle manière elle poussera ses deux filles dans le monde. Dotée d’une liberté de parole peu commune à l’époque, elle a déjà livré en détail tous les secrets de la sexualité à ses deux aînées : elle les souhaite aussi affranchies qu’elle. Mais elle veut également que, contrairement à elle, ses filles réussissent. À la condition qu’elles soient bonnes élèves et se donnent toutes les chances de faire carrière, elle n’interdira rien à Évelyne et Marie-France et les sommera même, au fond, de tout s’autoriser.

Une vie en technicolor. 

À quoi peuvent-elles songer, les jeunes sœurs Pisier, en débarquant dans ce port de Marseille ? Encombrées de cette double injonction maternelle, pressentent-elles la vie si romanesque qui les attend toutes deux ? Une vie en technicolor, glamour pour l’une, cérébrale pour l’autre, jamais très loin en tout cas du pouvoir, une vie qui épousera tous les soubresauts artistiques et politiques de l’époque, mais qui s’achèvera, pour l’une comme pour l’autre, de façon tragique. Cinquante-huit ans après ce débarquement sous le soleil de Marseille, Marie-France mourra la première, retrouvée coincée, comme dans un mauvais film, au fond de la piscine de sa propriété du Var. Et six ans après sa cadette, Évelyne, alcoolique, s’éteindra loin de ses trois premiers enfants, qu’elle aura tristement tenus à distance durant les dix dernières années de sa vie…

Le livre glaçant de Camille Kouchner, fille d’Évelyne, qui dénonce aujourd’hui l’inceste dont aurait été victime son frère jumeau , est aussi en creux l’histoire de ces deux sœurs. Car si dans La Familia grande il est beaucoup question d’Évelyne, cette mère adorée en même temps que honnie pour sa lâcheté, c’est à Marie-France, la tante, qu’est dédié l’ouvrage. Marie-France, qui n’a pas fermé les yeux. On ne peut comprendre le destin de ce clan miné par le secret de ce crime incestueux sans approcher de cet étrange duo : telles les Antigone et Ismène de la tragédie grecque, l’une a regardé ailleurs, l’autre a fait ce qu’elle croyait être son devoir, et les deux sœurs se sont alors définitivement déchirées…

Pourtant, tous ceux qui les ont côtoyées n’ont pas de mots assez forts pour décrire la complicité et l’amour qui liaient autrefois Évelyne et Marie-France, une entente profonde sans doute scellée dans les premiers temps de l’adversité. En Nouvelle-Calédonie, leur mère libérée et séductrice et le divorce de leurs parents valent aux fillettes, élèves dans une école catholique, les menaces des religieuses, qui vouent leur famille aux flammes de l’enfer. Mais Évelyne rassure alors sa cadette : « On n’a qu’à dire que Dieu n’existe pas. »

Féministes.

À Nice, après la fastueuse vie calédonienne, les débuts sont durs pour le petit clan. « Ils habitaient un rez-de-chaussée très sombre, Paula manquait d’argent, raconte Danièle de la Gorce, amie de jeunesse d’Évelyne. Mais tout était joyeux, car les enfants étaient soudés autour de cette mère si jolie et si intelligente, et les deux filles étaient inséparables. Quand je les ai retrouvées quelques années plus tard à Paris, elles se téléphonaient ou se voyaient tous les jours. D’ailleurs, lorsque Marie-France – repérée à 16 ans par François Truffaut – a gagné ses premiers cachets d’actrice, une de ses toutes premières dépenses a été d’acheter une voiture à sa sœur Évelyne. »

À Paris, où Marie-France mène une carrière cinématographique très liée à la nouvelle vague et Évelyne des études brillantes – elle sera la première femme agrégée de droit de France -, et où toutes deux s’engagent dans les luttes féministes et les combats de la gauche de l’époque, les sœurs Pisier deviennent le centre de gravité de toute une cour d’amis, d’amants, d’admirateurs. Dès la fin des années 1960, de François Truffaut à Georges Kiejman, de Robert Hossein à Roland Barthes, de Jean-Paul Sartre à Simone Signoret en passant par Bernard-Henri Lévy, Jean-Luc Godard ou André Téchiné, tout ce que Paris compte de politiques, de cinéastes, de philosophes, d’avocats en vue ou en passe de le devenir, entre, d’une manière ou d’une autre, dans leur champ d’attraction… Les amants valsent – successivement, parfois – dans les bras des filles de Paula… Dans la riche biographie que les journalistes Sophie Grassin et Marie-Élisabeth Rouchy ont consacrée en 2014 à Marie-France Pisier (Pygmalion)*, Bernard Kouchner décrit ainsi les deux sœurs : « Tenter de les raconter, c’est dire la sensualité charnelle des filles du soleil, leur intelligence, leur beauté, leur abattage, leur provocation permanente. On se sentait heureux quand elles étaient heureuses, malheureux dans le cas inverse. Et puis, un jour, on finissait par prendre ses jambes à son cou en se disant : « Cours, camarade, ne te retourne pas… » » Avant de devenir l’époux d’Évelyne, Kouchner a été un temps l’amant de Marie-France.

Père vichyste.

« Elles avaient eu tellement d’amants, c’était intimidant pour les filles plus sages », raconte une amie de la famille. D’ailleurs, comme un formidable pied de nez à leur père, qui était vichyste, chacune des sœurs a une aventure avec une figure mythique de la gauche. Pour Marie-France, ce sera Daniel Cohn-Bendit, qu’elle fait entrer elle-même clandestinement en France en mai 1968 alors qu’il y est interdit de séjour. Pour Évelyne, ce sera Fidel Castro, rencontré lors d’un voyage des deux sœurs à Cuba : elle sera durant quatre ans la maîtresse du « Lider Maximo ». Une liaison qui n’est d’ailleurs pas sans ambivalence pour cette fille tellement affranchie… « Castro sonnait Évelyne quand il voulait, raille un vieux camarade de Marie-France. À Paris, elle emmerdait tout le monde en donnant des leçons de féminisme, mais à Cuba, elle était vraiment le prototype de la femme soumise. » Paula aussi, cette mère si libre, renonce un temps à ses idéaux féministes : après quelques années à Nice, elle épouse à nouveau Georges Pisier, qu’elle rejoint à Nouméa. Elle le quittera, définitivement cette fois, à peine un an plus tard, et les deux filles refuseront dès lors avec obstination de revoir leur père, même lorsque celui-ci tentera de reprendra contact avec les siens. Seul Gilles, le dernier, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, continuera de le voir. C’est aussi lui qui ira disperser ses cendres lorsque Georges se tirera une balle dans la tête, en 1986, ses sœurs refusant de participer à la cérémonie. Car le duo des filles s’est aussi scellé dans la haine de ce père qui fut collaborateur et qui ne rendit jamais heureuse leur mère adorée. Au fond, Évelyne et Marie-France s’aiment à la mesure de la détestation qu’elles nourrissent à l’égard de leur géniteur…

« En public, elles s’agressaient un peu pour rire, mais je n’ai jamais assisté à la moindre dispute entre elles : elles s’adoraient ! » témoigne Marie-Jaoul de Poncheville, grande amie de Marie-France. « Pourtant elles étaient très différentes, Évelyne était plus autoritaire, plus sûre d’elle, Marie-France, plus à l’écoute des autres, plus lumineuse aussi… » En 1988, lorsqu’à son tour leur mère, sidérant tout le monde, se suicide sans raison apparente à 66 ans et s’arrange, avec un égoïsme inouï, pour que ses trois enfants découvrent eux-mêmes son corps abîmé, c’est une déflagration pour le clan Pisier. Mais les deux filles de Paula réagissent alors très différemment. Marie-France parle, extériorise, met en scène sa propre vie en signant des romans – pas toujours réussis – et en réalisant des films : son second long-métrage, Comme un avion, raconte le suicide de Paula, que Marie-France, vertigineuse, incarne d’ailleurs elle-même à l’écran… Évelyne, quant à elle, sombre dans l’alcoolisme.

Fusion. 

À l’époque du décès de Paula, les deux sœurs se sont, en apparence, assagies. Évelyne, déjà mère de trois enfants et divorcée de Bernard Kouchner, a refait sa vie avec Olivier Duhamel, de dix ans son cadet. Ensemble, ils ont adopté deux enfants, dont l’éducation chaotique fera l’objet en 2005 d’un récit-fiction**, signé d’Évelyne, où les allusions à peine déguisées à un possible inceste se révèlent aujourd’hui troublantes. C’est elle qui a présenté à sa sœur, en 1980, le cousin germain d’Olivier, Thierry Funck-Brentano (un des piliers, aujourd’hui, du groupe Lagardère), dont Marie-France devient la compagne. Les parents d’Olivier et de Thierry sont jumeaux. Dès lors, la fusion des deux sœurs et de leurs familles respectives est portée à son paroxysme. « Nous habitions à quelques rues les uns des autres, et passions tous nos week-ends et nos vacances ensemble, ma mère et sa sœur ne se quittaient plus », témoigne Julien, l’aîné des Kouchner. « Si vous étiez ami avec Marie-France, il fallait l’être aussi avec les Duhamel, se taper les Scrabble et les parties de tennis le dimanche avec eux, passer les vacances chez eux : les deux couples vivaient de manière complètement endogamique, c’était infernal », raconte un ami de la cadette. Dans le midi, où les deux cousins possèdent chacun une maison et invitent chaque été le Tout-Paris intellectuel et politique, les sœurs continuent de donner le spectacle fascinant de leur fusion. « Elles étaient vraiment comme des jumelles qui se comprennent à demi-mot », raconte le philosophe Luc Ferry, qui fut leur hôte. Mais les années passent, l’âge, si cruel aux jolies femmes, altère la beauté des deux sœurs, et ce petit monde d’intellectuels et d’artistes de gauche devient peu à peu une caricature de lui-même. Olivier Duhamel, surtout, commence à régner sur cette tribu familiale et amicale avec des manières provocatrices et caractérielles qui déplaisent aux amis de jeunesse des Pisier. « Il est devenu complètement sectaire, raconte Danièle de la Gorce. Si vous n’étiez pas de gauche, vous étiez banni. » Marie-Jaoul de Poncheville abhorre, elle aussi, l’atmosphère de cette maison et de cette bande dont le centre de gravité, constitué autrefois des deux sœurs, est désormais le tout-puissant Olivier. Elle se souvient comme si c’était hier de ce soir de 2008 où Marie-France lui téléphone, en larmes. « Les enfants Kouchner venaient de révéler à leur mère, mais aussi à leur tante, ce dont s’était rendu coupable Olivier. Marie-France hurlait, elle était bouleversée. » Julien Kouchner se souvient aussi d’avoir assisté à la discussion qui, après les révélations faites à sa mère, a lieu chez Marie-France entre les deux sœurs. « Ma tante était complètement bouleversée. Elle sommait Évelyne de quitter son mari. Mais ma mère a choisi de protéger Olivier, et cela a été absolument insupportable à sa sœur. Marie-France a passé près d’un an à essayer de la faire revenir à la raison. Puis elle a décidé de prendre ses distances. »

Appel à l’aide. 

Pour tous ceux qui connaissent l’amour sans nuage qu’ont les deux sœurs l’une pour l’autre, cette rupture est un signal, presque un appel à l’aide. Ceux qui les côtoient ne peuvent ignorer que Marie-France et Évelyne ne se voient plus, ou si peu, et, s’ils sont un peu curieux, ils posent naturellement des questions. « Or ma tante a eu une attitude très simple, très claire, précise Julien. À tous ceux qui lui demandaient pourquoi elle ne voyait plus sa sœur, ou pourquoi, simplement, elle était triste, elle disait la vérité. Voilà en partie pourquoi tant de gens ont su. » En somme, plus Évelyne s’enferme, contre ses enfants, dans l’absolution incompréhensible du crime de son mari, plus Marie-France parle, partout et à tout le monde. « C’est simple, jusqu’à sa mort, elle n’a plus parlé que de ça », dit tristement Marie-Jaoul de Poncheville.

Sa mort même est presque une manière d’achever de révéler l’inceste au grand jour. Car son décès, inexpliqué, provoque une enquête, et les mails que se sont échangés les deux sœurs, où tout est dit, sont versés au dossier. Tout se passe au fond comme si Marie-France, morte tragiquement, hurlait à tout le monde : « Regardez, mais regardez »… Olivier Duhamel n’est évidemment pas présent à l’enterrement de sa belle-sœur. Et Marie-France disparaît complètement dans l’autobiographie posthume d’Évelyne***, qui sort en 2017. L’histoire de ce livre, célébré par les critiques à sa sortie, est d’ailleurs saisissante. Sorte de conversation biographique et romancée entamée en 2016 entre Évelyne Pisier et la jeune éditrice Caroline Laurent, le projet est brusquement interrompu en février 2017 à la mort d’Évelyne. C’est Olivier Duhamel lui-même qui enjoint alors à la jeune femme d’achever seule l’ouvrage. Le fils Kouchner – celui dont Camille raconte que leur beau-père l’a sexuellement agressé durant des années – tente alors instamment de dissuader Caroline Laurent, de lui faire entendre qu’elle s’approche d’une histoire familiale bien plus noire qu’il n’y paraît. Sans succès. Et lorsque sort Et soudain la liberté,la fratrie Kouchner est saisie d’effroi, car le personnage d’Olivier s’est insidieusement imposé dans le récit. « Initialement, le récit de ma mère s’arrêtait, et pour cause, à sa rencontre avec Olivier, raconte Julien Kouchner. Or dans le livre de Caroline, leur couple est décrit comme exceptionnel, Olivier est présenté très à son avantage, et l’ouvrage s’achève d’ailleurs sur lui. Cela nous a scandalisés. C’était une nouvelle manière de nous piétiner… » Caroline Laurent se dit aujourd’hui très ébranlée par les révélations de Camille Kouchner. « Évelyne ne souhaitait pas que Marie-France soit un personnage du livre parce que sa disparition la faisait immensément souffrir, justifie-t-elle. L’actualité donne à cette version une résonance hélas bien plus sombre. » Dans cet ultime témoignage qui raconte la saga Pisier en gommant purement et simplement la courageuse Marie-France et en faisant la part si belle à l’ogre Duhamel, il y a d’ailleurs une dédicace dont le double sens s’avère rétrospectivement terrible : « Pour tout ce qu’il sait et que je n’ai pas besoin de dire : merci à Olivier. » §

*La Véritable Marie-France Pisier, de Sophie Grassin et Marie-Élisabeth Rouchy (Pygmalion) ** Une question d’âge, d’Évelyne Pisier (Stock) ***Et soudain, la liberté, de Caroline Laurent et Évelyne Pisier (Les Escales).

Repères
1941 Naissance d’Évelyne.
1944 Naissance de Marie-France.
1950 Naissance de leur frère Gilles.
1953 Premier divorce de leur mère, Paula, qui quitte la Nouvelle-Calédonie avec ses enfants.
1961 Marie-France tourne sous la direction de François Truffaut.
1970 Évelyne devient la première femme agrégée de droit public.
Début des années 1980 Évelyne, divorcée de Bernard Kouchner, devient la compagne d’Olivier Duhamel.
1988 Suicide de leur mère, Paula.
2008 Les enfants d’Évelyne révèlent à leur mère, et à leur tante, le crime dont se serait rendu coupable Olivier Duhamel.
2011 Mort de Marie-France.
2017 Mort d’Évelyne.

Violaine de Montclos

Source lepoint