Boualem Sansa revient sur une année marquée par la pandémie, mais aussi, en France, par une nouvelle vague d’attentats islamistes. Notre pays en 2020 lui fait penser à l’Algérie des années 80, juste avant la décennie noire des années 90.
En France, l’année 2020 a été marquée par la pandémie de Covid-19 mais également par une nouvelle vague d’attentats. Comment analysez-vous cette année 2020 si particulière?
Quatre choses m’ont frappé:
1- L’incroyable hystérie qui s’est emparée de la France face à la pandémie, qui a littéralement tournée à l’émeute civile, pour ne pas dire guerre civile, à propos de tout: l’hydroxychloroquine, le trio Raoult-Péronne-Toussaint, le confinement versus les libertés, les conséquences économiques, les inconvénients probables et les avantages supposés de la vaccination. Le moins qu’on puisse dire est que sur toutes ces questions le gouvernement a été en-dessous de tout. De quelle maladie souffre-t-il, le sait-on?
2- Le comportement des médias m’a choqué et inquiété. Il m’a rappelé l’Algérie des années 70-80, son parti unique, ses commissaires politiques, ses procès nocturnes, ses autodafés, ses journalistes qui exigent la mort des traitres.
3- L’attitude de la population. Prise en étau entre l’autorité politique et l’autorité médicale et leurs injonctions contradictoires, elle s’est ou cabrée ou soumise, dans les deux cas sans vraiment chercher à comprendre. C’est inquiétant comme les contradictions de l’autorité peuvent diviser la société. Les uns sont allés vers les ‘rebelles’, tels les professeurs Raoult, Péronne et Toussaint, les autres se sont fait les agents de l’autorité et ont pris à partie les ‘rebelles’, les ont dénoncés, parfois molestés. Avant de parler, les autorités devraient tourner sept fois la langue dans leur bouche. En se mettant au service des uns ou des autres, la presse y a ajouté un touche stalinienne.
4- L’attitude des islamistes qui ont profité de l’état de faiblesse et de division du pays pour tenter de l’achever, ce qu’ils ont toujours fait ailleurs, quand la bête est blessée, c’est la curée, ils accourent de partout. L’explication est qu’ils ont été fortement touchés par la pandémie dans leurs quartiers ou qu’ils ont choisi d’attendre que le fruit pourrisse et tombe tout seul, dans leur esprit la pandémie est une punition d’Allah, elle travaille donc pour eux. Patience, folie et machiavélisme sont les trois composantes de leur nature. Quoiqu’il en soit l’Europe et la France sont affaiblies pour longtemps. L’islamisme a de beaux jours devant lui.
En France mais aussi ailleurs dans le monde, notamment en Algérie, quelle lecture les islamistes font-ils de la pandémie? Y-voient-il une opportunité de faire avancer leur cause?
Pour les islamistes tout est opportunité pour avancer dans leur plan mais ils savent aussi attendre, reculer pour mieux sauter, faire silence pour installer le suspens puis surprendre et terroriser, ils savent aussi perdre et changer de stratégie au pied levé. Tout l’art de la guerre est là. La pandémie les arrange, elle tue, elle mine la société et le gouvernement. Mais au-delà, je crois que les islamistes se trouvent aujourd’hui dans une situation inédite qui les oblige à repenser leur plan. Il y a en premier le processus de normalisation des pays arabes avec Israël. Il les déroute, iIs ne savent trop s’il est pour eux une nakba ou une formidable opportunité. Ils savent qu’ils seront durement réprimés dans les pays arabes qui pactisent avec Israël et que celui-ci va s’empresser de leur fournir la technologie pour les combattre, mais c’est aussi une formidable opportunité car l’islamisme radical va exploser dans ces pays. Au Maroc, les manifestations contre la nakba ont commencé, elles vont s’amplifier et se répandre dans le monde arabe et se connecter sur de nouvelles bases aux banlieues françaises. Les attentats contre les juifs vont connaître une recrudescence, il faut s’en inquiéter. La France laïque, amie d’Israël et du Maroc sera spécialement ciblée. L’autre phénomène qui les fait réfléchir est la nouvelle démarche de la Turquie qui passe de l’islam politique à l’islam militaire tous azimuts, en Arménie, en Libye, en Syrie, en Méditerranée. C’est le rêve des islamistes purs et durs, sortir du prêchi-prêcha clandestin et du terrorisme artisanal, pour mobiliser la oumma et passer au djihad sous la bannière d’un grand calife. Sans la oumma et un calife pour la conduire dans le djihad, l’islam est orphelin, il ne peut pas vaincre, c’es un credo de base. L’état de fragilité dans lequel se trouvent le monde arabe, l’Europe, l’Amérique et l’Iran chiite est une opportunité rare, l’islamisme et le calife Erdogan ne peuvent pas ne pas en profiter.
En Algérie, la pandémie a-t-elle mis fin aux espoirs du Printemps algérien en 2019 ou la transformation politique peut-elle encore se poursuivre? Qui sont les grands vainqueurs de la pandémie: l’armée, les islamistes, le mouvement révolutionnaire?
Les Algériens veulent envers et contre tout continuer à croire au Hirak. Ils se sont trop investis dans cette démarche pleine d’espoir pour l’abandonner. Ils attendant avec impatience la fin de la pandémie pour reprendre leurs marches. Ils n’ont pas d’autres choix, c’est ça ou plier devant l’appareil répressif colossal que le Système a mis en place, mobilisant l’administration, l’armée, les forces de l’ordre, la justice, les médias, les milices ou s’en remettre aux islamistes qui ont profité du Hirak pour se mobiliser, s’organiser et se connecter aux organisations islamistes à l’étranger, dont plusieurs ont été créés par d’anciens dirigeants du FIS, tel le parti Rachad, dirigé par le physicien atomiste Mourad Dhina et l’ex-diplomate Larbi Zitout, tous deux installés en Suisse, très liés à l’AKP et au Qatar, aux Frères musulmans, et d’autres organisations plus confidentielles. Dhina est également fondateur et président de l’ONG Alkaram (Dignité)
A mon avis, le Hirak qui n’a rien obtenu en 12 mois de marches massives, sinon le plaisir d’avoir beaucoup nargué le pouvoir et une grande sympathie internationale, n’en obtiendra pas davantage maintenant que l’armée, un moment déstabilisée par la guerre des clans autour de la succession de Boutefika, s’est reprise, a fait le ménage dans ses rangs et se trouve aujourd’hui au mieux de sa forme, d’autant que le président-désigné Tebboune, durement frappé par la Covid-19 semble ne plus être en mesure de gouverner et de s’imposer. Je pense que c’est la crise économique dramatique dans laquelle le pays s’enfonce qui va décider de la suite des évènements. Nous voyons déjà le retour des pénuries, de l’inflation et des émeutes des années 80 qui avaient permis la coagulation de divers courants islamistes, l’émergence du FIS et la spirale infernale des attentats et de la répression, avec cette différence que l’appareil de répression s’est considérablement développé ces vingt dernières années.
Pour revenir à la France, notre situation vous rappelle-t-elle celle de l’Algérie dans les années 90 où le contexte est-il trop différent?
Elle me rappelle plutôt l’Algérie des années 80. Dans les années 90 la guerre civile battait son plein avec des massacres au quotidien, doublée d’une crise économique extrême qui a amené le gouvernement à faire appel au FMI et à appliquer une thérapie qui n’a eu pour tout effet que de préparer le terrain au système de corruption que Bouteflika à partir de 2000 allait pousser à des niveaux jamais vus. Les années 80 ont été marquées d’un côté par un déclin économique rapide, dû à la chute brutale du prix du baril, et de l’autre par la montée de l’islam politique et l’apparition des premiers attentats islamistes. La France est dans une situation similaire, elle connaît un déclin industriel grave, une montée de la pauvreté et du chômage, une dette publique qui l’écrase, une angoisse existentielle qui paralyse la société, des attentats islamistes sporadiques, le tout aggravé, comme en Algérie, par un pouvoir arrogant, autiste, en rupture avec le peuple, clairement incapable de sortir le pays de la zone des tempêtes et redonner à la France foi en elle.
Cinq ans après les attentats de 2015, que révèlent la décapitation de Samuel Paty, mais aussi celles de Notre-Dame de Nice? Avons-nous vraiment progressé dans le combat contre l’islamisme?
La France a progressé dans la lutte contre le terrorisme. Les services de sécurité ont acquis de l’expérience et tissé des liens de coopération avec les services de sécurité européens et maghrébins. Sur le reste la France n’a pas avancé d’un iota ou a même régressé. L’islam politique se porte très bien, il se fait même arrogant, il a réussi à s’imposer en interlocuteur incontournable de l’Etat sur toutes les questions liées à l’islam, aux banlieues, à l’économie islamique, à l’émigration, à l’intégration. Son influence confine dans certains domaines à la cogestion. Personne, même au plus haut niveau de l’Etat, ne bouge sans avoir à ses côtés un musulman de service, un imam, un islamologue, un associatif islamiste, pour lui souffler les questions et les réponses. Avec ses innombrables associations et la pression épuisante qu’elles exercent sur la société, l’islamisme met peu à peu la France à l’heure islamique. La question de l’islam quant à elle n’est abordée que sous l’angle de l’utopie. Quand on voit l’état dans lequel l’islam se trouve dans les pays musulmans, quand on voit l’indigence des travaux de ses «savants», jusque dans la vénérable université d’al Azhar, quand on voit ce que l’islamisme produit de régression dans les banlieues françaises, et à quoi la culture islamique se réduit et qu’on prend la mesure des blocages psychologiques qu’elle installe chez les fidèles, on se demande où la France va-t-elle trouver cet islam des lumières qui a disparu du monde musulman lui-même depuis le 12e siècle. L’islam de/en France est ce qu’il est dans les pays musulmans, ni plus ni moins. Ceux qui parlent d’islam des Lumières qui reviendrait enchanter le monde n’ont en vérité qu’un but, se mettre eux-mêmes en lumière et prendre leur part de l’affaire. L’islam, comme toutes les religions et toutes les idéologies, ne peut s’épanouir dans la lumière que dans une société qui elle-même progresse dans la lumière. Ceux qu’on voit tourner autour de la question de l’islam de/en France sont des fonctionnaires, des chargés de mission, des apparatchiks.
En France, certains observateurs continuent de pointer comme responsable notre modèle républicain et laïque. Qu’en pensez-vous?
Je dis qu’ils se trompent. L’islam ne vient pas dans un pays pour souffrir de ses codes et se soumettre, il vient pour prêcher et convertir, avec la volonté affichée d’un faire un pays musulman, telle est sa nature et c’est la nature de toute religion, toute idéologie. Il prend de ce pays ce qui lui convient, la liberté d’expression, la liberté d’entreprendre, etc, s’accommode de ce qui lui déplait ou le rejette et cherche par tous les moyens de le modifier à son avantage. S’il n’y parvient pas, il s’en va ou il crée autour de lui une communauté islamique fermée au monde.
Ce sont les islamistes qui dénoncent la république et la laïcité, pas les musulmans. Nous n’avons pas à faire droit à leurs exigences, nous avons à les convertir à la république, à la laïcité, au respect de la loi nationale, et à les combattre en cas de refus d’obtempérer.
Si nous renoncions aux caricature aurions-nous une chance, si non de faire reculer l’islamisme violent, au moins de faciliter l’intégration des musulmans?
Comme on ne peut pas demander à un Corse de vivre comme un Alsacien, un catholique de vivre comme un protestant ou un juif, on ne peut pas demander à un musulman de vivre comme un athée ou un chrétien. Ce qu’on peut demander à tous et le rappeler en cas d’oubli c’est de se conformer au modèle national défini par la loi. Voilà la voie pour l’intégration des musulmans, ce que beaucoup d’entre eux acceptent volontiers, et qui a ses adeptes jusque dans les pays musulmans, y compris les plus orthodoxes. La Liberté de conscience, la liberté d’expression, la liberté de critiquer, de blasphémer font partie du modèle français, que partagent de très nombreux pays dans le monde. Mais la meilleure intégration est celle que le musulman réalise de lui-même, volontairement ; l’intégration imposée le pousse dans la taqiya et la taqiya le pousse vers le communautarisme, l’islamisme et le séparatisme. Le modèle national n’est pas un prêt-à-porter, il est l’âme profonde du pays, son ADN, le fil d’argent qui lie ses habitants par-delà les différences. Gare aux apprentis sorciers qui voudraient y toucher.
La meilleure façon d’encourager l’islamisme c’est de lui céder. L’islamiste est un vrai macho, il respecte le courageux et méprise le lâche qui le supplie et lui lèche les babouches.
Dans votre dernier roman, Abraham revient sur terre pour fonder une nouvelle alliance… D’une certaine manière, le prophète, n’est-ce pas vous?
Si par malheur Dieu me parle un jour, je ne le dirais à personne, j’aurais trop peur de me retrouver à la tête d’une nouvelle religion, qui naturellement produira ses illuminés et ses guerres. Si Moïse, Jésus et Mahomet revenaient sur terre, je crois qu’ils regretteraient de nous avoir éclairés. L’homme n’est pas fait pour les religions. Il a besoin d’apprendre à se parler lui-même, à se grandir par son énergie propre, par là il pourrait un jour rencontrer Dieu, s’il existe réellement.
Que prophétisez-vous pour 2021? Et si vous deviez faire un vœu?
Inutile de prophétiser, nous savons déjà de quoi sera fait 2021, de confinements, de faillites en cascade, d’administrations débordées, de gouvernements plus inconséquents que jamais, de peuples en colère. Ma boule de cristal me dit que 2022 sera intéressante à vivre, les peuples voudront sortir du cauchemar 2020-2021. Mon vœu et mon conseil est qu’ils cessent de se laisser mener par le bout du nez et apprennent à réagir au début des crises et pas attendre qu’elles soient consommées pour venir se lamenter et chercher des coupables.
Propos de Boualem Sansal recueillis par Alexandre Devecchio