Plutôt que de combattre l’islamisme, certains progressistes mènent une fronde contre ceux qui défendent de façon intransigeante la laïcité. La lutte contre cette idéologie doit pourtant être livrée dans tout l’espace public et tous les aspects de la vie en société.
Tribune. Le débat autour de la laïcité tourne à la guerre de religions. Mais elle n’oppose pas les laïques aux islamistes qui prêchent la soumission aux «lois divines» et rejettent la République «impie». C’est dans le camp des progressistes que se lèvent des inquisiteurs comme Sandra Laugier et Albert Ogien pour excommunier ceux qu’ils traitent ( Libération du 9 décembre) de «forcenés de la République» et d’« exaltés de la laïcité», dont l’attachement à l’héritage des Lumières ne s’explique que par leur «déphasage» d’avec les «nouvelles réalités» de ce début de XXIe siècle, et dont la volonté de combattre l’islamisme est assimilée à une «croisade contre une minorité».
Pour séparer le bon grain de l’ivraie, ces inquisiteurs tracent une «ligne de démarcation» entre «la République» et «la démocratie». Ils invoquent une formule de Régis Debray qui avait noté que la démocratie suppose que «la société domine l’Etat» alors qu’en République l’Etat «surplombe la société». Régis Debray fait partie des défenseurs de la République, nécessairement laïque car fondée sur «la Liberté plus la Raison» et garante du «bien public» (res publica) contre les «intérêts privés» qui composent la société, parmi lesquels les cultes.
On retrouve dans ces idées la marque d’un courant de pensée que Debray a qualifié de «sociétaliste». Animé par une foi fervente dans les vertus cardinales de la société dite civile et une hostilité de principe à l’Etat, il s’inspire de la pensée politique développée au XIXe siècle aux Etats-Unis par des intellectuels comme Thoreau et les transcendantalistes, qui affirmaient le caractère sacré des droits de l’individu, de la «désobéissance civile» à des lois injustes, et de la réduction, voire l’abolition du gouvernement. L’élévation morale et spirituelle des citoyens pouvant seule assurer le progrès et le bonheur du peuple.
Cette vision de la démocratie en Amérique a un versant moins admirable dans le culte de la liberté individuelle sans entraves, l’acceptation des inégalités économiques et sociales du capitalisme (néo) libéral, des ingérences de la religion dans la conduite des affaires publiques («In God we trust» comme «Allah akbar») et dans l’affaiblissement de l’Etat au risque de voir basculer la société dans la loi de la jungle, le droit du plus fort, du plus riche… ou du plus béni par Dieu. Le libertarisme populiste dont Trump est l’avatar le plus récent en est un sous-produit.
L’Etat n’est que l’ensemble des lois, règles, normes et institutions qu’une société se donne pour éviter la guerre de tous contre tous et arbitrer entre les intérêts conflictuels des groupes qui la composent. Il existe des Etats non démocratiques, mais pas de société, au-delà du stade tribal ou féodal, dépourvue d’Etat. La démocratie est une des modalités par lesquelles celui-ci émerge d’une société. Il est des Etats démocratiques sans République, et des Républiques qui n’ont rien de démocratique. Mais la République française est un Etat démocratique, certes imparfait, inachevé, et nécessairement évolutif car il n’a rien de divin.
Elle tient sa légitimité du peuple non d’un principe divin, de la raison non de la foi, et de l’adhésion d’une majorité de ses citoyens à des principes et valeurs apparus au XVIIIe siècle avec les Lumières, forgés par la Révolution, et adaptés par les Républiques successives aux évolutions du monde moderne. La laïcité, qui sous-tend la loi du 9 décembre 1905 consacrant la séparation des Eglises et de l’Etat, est un de ces principes. Elle est souvent interprétée, de manière restrictive, comme l’application littérale des mesures assurant aux citoyens la liberté de croire ou ne pas croire, aux croyants la protection de l’Etat (contre l’intolérance des autres religions) et aux cultes la neutralité du pouvoir politique.
Mais s’il convient d’appliquer la loi à la lettre, c’est une erreur d’en occulter l’esprit, qui est d’interdire aux religions de s’exonérer de la loi commune, de s’imposer à elle et de violer la limite qui doit séparer le domaine privé (la foi) du domaine public (la vie en société). Elle n’est pas une croisade, mais une vigilance contre les atteintes aux droits de l’homme et de la femme dont les religions sont porteuses comme la nuée porte l’orage.
N’en déplaise à une idée rabâchée, il existe un lien entre la religion (l’islam comme d’autres avant elle) et les crimes commis en son nom. La tentation a toujours existé, chez des croyants de toutes obédiences, de soumettre à la «Loi de Dieu» les «infidèles» qui la critiquent, la rejettent, ou la moquent. Elle conduit au séparatisme, au prosélytisme, mais aussi à la violence et la guerre (sainte). La lutte contre une idéologie, l’islamisme, qui invoque la foi pour défier la loi et les valeurs de la République laïque ne peut se limiter à la répression des actes de violence qu’elle inspire ou légitime. Elle doit être livrée dans tout l’espace public et tous les aspects de la vie en société.
Mes rencontres avec l’intolérance religieuse, en tant qu’enseignant pendant quelques années en banlieue parisienne, puis comme journaliste à Libération, m’ont permis de vérifier que l’islamisme commande à ses fidèles le rejet des valeurs et des lois «illicites» de la République, comme des faits, y compris scientifiques, qui contredisent ses dogmes. Il conditionne des jeunes soumis aux pressions d’un obscurantisme qui, sous le voile de la religion, encourage la résistance à la République «impie» imposant aux croyants l’égalité entre hommes et femmes, les droits des homosexuels, la liberté d’expression, et la soumission des «lois divines» aux lois humaines.
La foi a, de tout temps et en tous lieux, été le vecteur privilégié de ce que Voltaire qualifiait, à l’article «fanatisme» de son Dictionnaire philosophique, de «peste des âmes», observant que «la religion, loin d’être un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés». Peste dont toutes les religions ne meurent pas, mais qui toutes les affecte, ou les a affectées, comme l’islam aujourd’hui. La mise en garde du philosophe est plus que jamais moderne : «Le germe subsiste, si vous ne l’étouffez pas, il couvrira la Terre.» Une République laïque intransigeante reste la meilleure manière de s’en protéger dans un XXIe siècle que travaille la résurgence du religieux.
Patrick Sabatier agrégé de langue et civilisation anglaise et américaine, ex-journaliste et directeur adjoint de la rédaction de Libération (1973-2007)