Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles, analyse les raisons et les conséquences de l’explosion des théories du complot depuis le début de la pandémie.
Le succès du film conspirationniste Hold-up qui, sous les apparences d’un documentaire, prétend révéler un complot derrière la crise du coronavirus, en est le dernier symptôme en date. Depuis qu’elle a débuté, la pandémie de Covid-19 se double d’une « infodémie » : une épidémie de fausses informations et notamment de théories complotistes.
Selon ces thèses conspirationnistes, le coronavirus aurait été créé en laboratoire, il aurait même été breveté, son vaccin contiendrait des nanotechnologies et les autorités voudraient le rendre obligatoire pour contrôler la population… Pour comprendre les raisons et les conséquences de cet essor du complotisme, franceinfo a interrogé Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste du conspirationnisme.
Franceinfo : Cette « infodémie », dénoncée par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé dès mars, vous surprend-elle ?
Olivier Klein : Ce n’est pas une surprise. Pendant les périodes de crise, on observe une augmentation de la diffusion des croyances de nature complotiste. Ces théories du complot répondent à trois grandes motivations d’ordre psychologique.
La première est épistémique : on cherche à comprendre ce qui se passe. La théorie du complot opère comme une grille d’analyse simple d’une réalité complexe. Elle fournit une explication dans une situation d’incertitude.
La deuxième motivation à laquelle répond la théorie du complot, c’est se sentir bien, avoir une vision positive de soi. Une situation de crise vous place dans une situation de vulnérabilité psychologique particulière. La théorie du complot vous permet de reprendre le contrôle. On peut agir. On peut résister. On peut ne pas mettre son masque. On n’est plus un mouton qui se contente de suivre les ordres d’une autorité en laquelle on n’a plus tellement confiance.
La troisième motivation est une question de lien aux autres. On a besoin d’être proche d’autres personnes. C’est un besoin humain fondamental. Avec le confinement, les gens sont beaucoup plus isolés, leurs réseaux sociaux sont réduits ou menacés. Le complotisme permet de devenir membre d’une communauté. Partager ces théories du complot, qui remettent en question le discours dominant, c’est se constituer une identité valorisante. Chaque fois que vous partagez une nouvelle vidéo, vos amis, membres de cette communauté, de ces groupes répondent et vous valorisent. Si on adhère à une théorie du complot, c’est parce qu’on veut y croire. Et on veut y croire parce qu’elle donne sens à notre expérience vécue. »
Virus, vaccin, 5G, cryptomonnaie… N’assiste-t-on pas, avec cette pandémie, à une « convergence des luttes » complotistes ?
Les gens qui croient à une théorie du complot croient souvent aux autres. Mais ce qui me frappe avec cette pandémie, c’est que des groupes qui ont des origines assez différentes a priori convergent et font tous la publicité d’une même théorie du complot.
Vous avez d’une part des groupes issus de la droite et de l’extrême droite américaine, populiste, trumpienne, comme QAnon ; et d’autre part, tout ce milieu, qui a priori n’a rien à voir, des médecines douces et qui nourrit notamment le mouvement antivaccin.
Dans Hold-up, vous retrouvez des gens qui s’expriment habituellement sur TV Libertés, très proches des mouvements ultraconservateurs voire d’Alain Soral, et, dans les remerciements, Jean-Jacques Crèvecœur, l’un des complotistes du courant « nature » les plus en vue.
La gestion politique de la crise sanitaire est très critiquée. A quel point cette défiance à l’égard des dirigeants nourrit-elle le complotisme ?
La perte de confiance dans les autorités est accentuée par ces erreurs de gestion. Or ce complotisme divise la société en deux grandes catégories. D’une part les gens normaux, simples et vertueux. D’autre part les élites cupides, qui essaient de les surveiller, de les exploiter. Dans Hold-up, il y a cette opposition très claire. Ces élites, ce sont les politiques, mais aussi les journalistes et désormais les scientifiques institutionnalisés, considérés comme les suppôts du pouvoir.
Le sentiment des complotistes, c’est que les journalistes des médias traditionnels seraient à la solde du pouvoir. Il y a donc une délégitimation totale du discours journalistique. Ce qui permet en retour de légitimer le discours complotiste, puisqu’il est remis en cause par les journalistes. France Soir a ainsi d’autant plus de légitimité à leurs yeux qu’il n’y a plus de journalistes en son sein.
Il y a aussi, en France, une perte de confiance inquiétante dans la science et les experts. Le fait que des personnalités comme les professeurs Didier Raoult et Christian Perronne [partisans de l’utilisation de l’hydroxychloroquine comme traitement du Covid-19] ou le prix Nobel de médecine Luc Montagnier [qui a défendu la thèse d’un virus fabriqué en laboratoire à partir du virus du sida] se présentent ou soient présentées comme des victimes du système a favorisé une transposition de l’imaginaire complotiste dans le domaine scientifique. Le meilleur ferment d’une théorie du complot, c’est le sentiment qu’on ne peut pas se fier aux ‘élites’. »
Y a-t-il un profil sociologique ou politique type du complotiste ?
D’un point de vue sociologique, on va souvent retrouver des théories du complot chez des gens qui ont l’impression d’être dans une situation de vulnérabilité. Ce ne sont pas forcément les plus pauvres, mais ceux qui se sentent fragilisés, qui ont l’impression que quelque chose qui leur est dû leur a été retiré ou a été octroyé à d’autres. Ce n’est donc pas étonnant qu’on retrouve des théories du complot chez les « gilets jaunes », qui correspondent à ce type de profil. L’un des grands spécialistes américains du complotisme, Joseph Uscinski, écrit ainsi dans l’un de ses livres (en anglais) que « les théories du complot sont faites pour les perdants ». Cette formule est assez juste.
D’un point de vue politique, les croyances complotistes sont plus marquées à droite qu’à gauche et plus à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Les théories du complot contestent le discours qu’elles perçoivent comme dominant. C’est donc assez logique de les retrouver aux extrêmes. L’extrême droite a aussi une idéologie très libertaire compatible avec les théories du complot selon lesquelles l’Etat veut vous contrôler. Il y a aussi une construction dans le discours politique favorable au complotisme qui s’exacerbe à l’extrême droite.
A partir de quand bascule-t-on de l’interrogation, du doute au complotisme ?
Il y a une multiplicité de parcours individuels, mais on peut décrire une trajectoire assez typique : on se trouve dans un moment de doute, d’incertitude, par rapport à un vécu personnel ou une situation sociale, et on va chercher des réponses. De fil en aiguille, on va se raccrocher, pas seulement à des discours, mais aussi aux individus qui les véhiculent.
On va devenir membre des communautés sociales où ces discours sont partagés. Cela peut être une communauté en ligne dans laquelle on va échanger. On s’attache émotionnellement à un réseau de gens avec lesquels on interagit, à qui on fait confiance. Cette identité collective va nous permettre d’avoir une existence gratifiante. Cette croyance organise notre vie sociale, elle devient une partie de notre identité sociale.
La socialisation dans ces collectivités fait qu’on va passer d’une posture de doute et d’incertitude à une adhésion totale à ces discours. Une fois qu’on s’insère dans ce genre de communautés, on se retrouve dans un écosystème médiatique complètement dissident qui va favoriser toute une série de croyances. Ça va conditionner le type d’informations auxquelles on est exposé.
Peut-on faire entendre raison à un complotiste ?
Dire « faire entendre raison », c’est déjà postuler qu’on a raison et qu’ils ont tort. L’espoir, c’est de faire bouger le curseur. Ce que vous pouvez espérer, c’est qu’après avoir discuté avec vous, ils croient un peu moins à leur version des faits et que la version communément admise leur semble un peu plus plausible qu’avant. C’est un objectif auquel on doit pouvoir arriver.
En leur disant « Vous êtes complotistes », vous dites en même temps « Je ne suis pas complotiste » et vous construisez la relation comme articulée sur ces deux identités opposées. A partir du moment où on commence une discussion non pas en mettant en exergue ce qui vous rassemble mais ce qui vous distingue, il n’y a plus moyen de discuter.
Ce qu’il faut faire pour discuter avec les personnes qui adhèrent à des théories complotistes, c’est d’abord créer une forme de terrain d’entente, de mettre en commun ce qui nous unit plutôt que ce qui nous différencie, et à partir de là on peut discuter. Ainsi, il me semble particulièrement important de reconnaître la source même de l’adhésion, par exemple une interrogation, voire un sentiment de révolte, par rapport à la façon dont la pandémie a été gérée. Parfois, cela ne marche pas. Il y a des gens qui adhèrent tellement à leur identité qu’ils n’ont pas envie d’une autre définition de la relation.
A ce moment-là, ça devient très difficile de faire changer les gens d’avis, parce qu’on remet en cause pas uniquement des croyances, mais quelque chose qui constitue leur existence, qui l’organise. Ça devient une remise en question de toute leur existence que de remettre en cause ce type de conviction. Un discours rationnel est très difficile à faire entendre. C’est un peu comme les tentatives de déradicalisation qui ne sont pas toujours couronnées de succès.
Maintenant, si on échange sur les faits eux-mêmes, je conseille de le faire sur la base non pas de l’ensemble de la théorie du complot, mais d’un élément ou fait qui semble particulièrement convaincant à la personne et de décortiquer celui-ci en profondeur et avec la plus grande ouverture d’esprit possible. Cela permet d’éviter le piège du millefeuille argumentatif. Si on essaie de vérifier tous les arguments, on n’en sort pas.
Je crois que si on suit ces quelques conseils et qu’on n’est pas face à quelqu’un complètement investi dans l’idée du complot, quelqu’un qui n’est pas totalement convaincu, pour qui ce n’est pas un aspect central de son identité et qui organise tout son environnement, c’est possible, en discutant.
Cela veut-il dire que le « fact-checking », la vérification des faits par des journalistes, ne sert à rien ?
C’est ce qu’on a longtemps cru, mais ce n’est pas vrai. Il y a quelques années, les recherches en psychologie disaient qu’il y avait un effet boomerang du « fact-checking », que les gens croyaient encore plus à leur version des faits une fois qu’elle avait été contredite. Mais cette idée a depuis été battue en brèche.
Le « fact-checking » est un effort nécessaire. C’est indispensable et ça fonctionne. Mais c’est un outil parmi d’autres, à utiliser avec précaution. Par exemple, quand quelqu’un relaie un discours complotiste, on est tenté de lui envoyer l’article de « fact-checking » qui démonte ses croyances, accompagné d’un commentaire laconique. C’est la pire façon de procéder. Il est préférable d’envoyer l’article sans le présenter comme une forme de vérité absolue, mais comme une information à débattre, à partir de laquelle engager une discussion.
Le « fact-checking » aide vraiment, surtout avec des gens qui sont un peu à la marge, pas totalement convaincus. Mais chez des complotistes endurcis, ça ne marche pas, parce qu’ils vont discréditer la source même.
N’y a-t-il pas un risque de renforcer le complotisme en voulant lutter contre lui ?
A partir du moment où tous les médias traditionnels enfoncent le clou, en disant « Ce film que vous aimez tellement ne dit que des bêtises », on renforce le sentiment que ces médias ne parlent pas de nous.
Quand on entend un chœur de discrédit sur un discours qui, pour nous, est une vérité, même si elle est factuellement contestable, ça peut renforcer le sentiment d’identification à notre communauté.
Et comme les journalistes déconstruisent le discours porté par les complotistes, c’est très facile pour eux de remettre en cause toute tentative de vérification de leur discours, en disant que les journalistes et les organes de presse sont à la botte du pouvoir et des intérêts privés.
Qu’est-ce qui rend ces théories du complot si attrayantes aux yeux de certains ?
Il y a plusieurs éléments qui les rendent séduisantes. Les théories du complot ont un côté « conte de fées ». On y décrit un monde souvent très dichotomique, assez simple à appréhender. C’est quelque chose de très séduisant quand on se sent un peu perdu. Les théories du complot, comme celles présentées dans Hold-up, reposent sur une base d’éléments bizarres, de coïncidences. A partir de ces « données errantes », on va construire un récit qui aura l’air très convaincant.
A cet égard, les théories du complot se distinguent des révélations de complots véritables, comme le Watergate. Ces dernières reposent généralement sur une enquête approfondie – journalistique ou judiciaire – aboutissant à des aveux. Tout le château de cartes s’écroulant une fois qu’une première carte est retirée.
Comment expliquez-vous le succès de certaines personnalités qui véhiculent ces discours complotistes ?
Jean-Jacques Crèvecœur [un conférencier belge, opposé à la vaccination et partisan de médecines alternatives, dont les vidéos aux accents complotistes sur le Covid-19 rencontrent un grand succès sur YouTube] est l’une des personnalités que j’ai le plus étudiées. Il fait un peu figure de messie. La manière dont il répand « la bonne parole » rend particulièrement puissant son discours. Ce genre de personnage va d’abord asseoir sa crédibilité, construire la confiance avec le spectateur et asséner ensuite des affirmations non étayées. L’audience est prise par le discours.
Ce sont des rhétoriciens de grande qualité. Ils se placent dans la position du cartésien. Ils vous disent : « Faites-vous, vous-même, votre propre opinion, moi je ne vous impose rien du tout. » Mais c’est tout à fait trompeur, parce qu’en réalité ils n’ont que des arguments à charge. C’est vraiment de la manipulation. Ils vont aussi vous dire : « Je parle à votre niveau, avec votre langage. » Les vidéos sont également souvent très pauvres dans leur mise en scène, ce qui renforce l’impression de voir quelqu’un comme nous.
Le film Hold-up emploie une technique de manipulation bien connue : le pied dans la porte et ce qu’on appelle une escalade d’engagement. On vous présente un fait, puis un autre, puis un autre, le fameux millefeuille argumentatif. Ces arguments sont faibles, mais une fois que vous êtes embarqué, engagé dans le documentaire pendant plus de deux heures, vous êtes prêt à entendre des théories complètement fantastiques qui, si elles nous avaient été présentées dès le début, nous auraient fait arrêter le visionnage.
Le film Hold-up a récolté plus de 280 000 euros sur les plateformes de financement participatif. Cela ne met-il pas aussi en lumière les enjeux économiques du complotisme ?
Les gens qui ont fait Hold-up se présentent un peu comme des lanceurs d’alerte, exerçant une mission d’intérêt public, mais leur entreprise est clairement financière. Au début de sa diffusion, il fallait payer pour voir le film. Si le but était juste de donner accès à tout le monde au résultat de leurs travaux, ils auraient pu le rendre directement accessible à tout le monde d’emblée.
Il y a une dimension financière souvent occultée quand on parle du complotisme. Jean-Jacques Crèvecœur en est encore un bon exemple. La diffusion de ses idées lui permet de vendre des formations assez onéreuses dont il fait la publicité dans ses vidéos. J’avais calculé qu’il lui suffisait que 1% des gens qui regardent l’une de ses vidéos les plus populaires s’inscrivent à ses formations pour qu’il gagne un million d’euros sur l’année.
Généralement, le discours complotiste dit que les intérêts financiers mènent au travestissement de la vérité. On vous ment, parce qu’on veut vous vendre des médicaments. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les promoteurs des théories complotistes ? Mettre les gens face à leurs contradictions, c’est aussi une façon de lutter contre l’emprise de ce discours.
Les efforts des réseaux sociaux pour lutter contre les « fake news », en signalant les publications trompeuses voire en fermant des comptes ou des groupes de discussion, ne produisent-ils pas eux aussi l’effet inverse ?
Interdire la diffusion est clairement vécu comme une censure. Signaler que le contenu qu’ils partagent peut être faux ou trompeur, cela peut aussi leur donner le sentiment qu’ils ne s’identifient pas à ce réseau social et les conduire à se réfugier ailleurs.
Mais le but n’est pas tant de toucher les complotistes eux-mêmes que les personnes qui partagent ce genre de contenus sans être nécessairement conspirationnistes elles-mêmes. Ce genre d’approches aide surtout les gens qui ne sont pas complètement identifiés à des groupes complotistes à faire preuve de davantage de vigilance. Ça permet de diminuer la diffusion de ce genre d’informations par des gens qui doutent, qui sont dans l’incertitude.
Mais il est clair que des gens profondément attachés à la vérité de ces croyances complotistes y trouveront une raison de dire que Facebook ou Twitter les censurent. La victimisation fait partie de l’arsenal rhétorique des complotistes.
Quel danger représente, selon vous, le complotisme pour notre société ?
On a une nouvelle forme inquiétante de complotisme qui ne se base plus sur des faits. On voit ça avec QAnon. On n’a même pas besoin de prouver le complot, il va de soi. C’est quelque chose qui devient imperméable au « fact-checking ». C’est une approche qu’utilise Donald Trump quand il dit que les élections sont truquées le jour-même de l’élection, alors qu’il n’y a pas le moindre élément de preuve. Dans son réseau, tout le monde va répéter ce message, qui va devenir une évidence pour toute une série de gens. C’est ce qu’on appelle une validation sociale. Parce que des gens que j’aime bien, qui sont dans mon groupe, le disent, alors c’est vrai. On n’a plus besoin de faits pour l’étayer.
Le complotisme a des conséquences politiques. Pour fonctionner dans une démocratie comme la nôtre, il faut avoir une réalité partagée, il faut qu’on s’entende sur un certain nombre de principes, de croyances de base. Quand Donald Trump dénonce des élections truquées, c’est vraiment très dangereux, parce que ça remet en cause la possibilité d’un socle de valeurs partagées, sur lequel on peut construire un débat démocratique. Avec la division de l’espace médiatique, accentuée par les réseaux sociaux, il y a vraiment un danger que les gens n’aient plus aucune référence commune. A ce moment-là, il n’y a plus moyen de discuter.