Il est difficile de puiser dans la mémoire liée à la naissance et encore plus à celle de la vie fœtale, du plus loin que me reviennent mes souvenirs, ils se réfèrent à la période de mes 4 ans environ.
Un an après ma naissance, mes parents, originaires de Sfax, s’étaient installés dans une petite station à une vingtaine de km au sud de Tunis. Enchâssée entre la mer et la montagne, Hammam Lif offrait les plaisirs d’une longue plage de sable fin et des randonnées sur le Mont Bou Kornine.
Les langues de la Tunisie
Mes oreilles s’ouvrirent sur quatre langues qui vinrent, de façon concomitante, caresser mes tympans. Le français, ma langue maternelle, enrichie par la culture littéraire de mon père qui avait lu et relu toute l’œuvre d’Hugo, Zola, Balzac, Dumas Père , Pagnol, etc. Je mesure, encore aujourd’hui, la chance que j’eus d’avoir des parents qui ont pu fréquenter une école française dans un pays arabe, m’offrant, par cette noble langue, un cadeau inestimable.
L’arabe, langue secondaire, du temps où la Tunisie était sous protectorat français jusqu’à la proclamation de l’indépendance en 1956 où elle devint, alors, la langue officielle. Mes parents ne savaient pas l’écrire mais ils la parlaient, surtout quand ils ne désiraient pas que je comprenne ce qu’ils se disaient. « Parle en arabe », disait mon père, dans cette langue, justement, en s’adressant à ma mère. C’était une des rares phrases que je pouvais traduire mais les quelques bribes que j’ai pu assimiler à cet âge là n’étaient guère suffisantes pour que je décryptasse le fond de leurs propos. Ma mère dialoguait également dans cette langue avec la femme de ménage et surtout avec ses voisines arabes qui avaient noué avec elle des relations très cordiales…
L’italien, qui apportait ses accents chantants tels des mélodies brillant d’un soleil éclatant, dans un pays qui n’en manquait pas. A proximité de notre domicile, s’étaient regroupées, dans une communauté, plusieurs familles siciliennes qui donnaient libre cours, fenêtres ouvertes, à des conversations qui alternaient de façon théâtrale, entre comédie et tragédie. La Mama italienne, à l’instar de la mère juive, et par extension, de la mère méditerranéenne, possédait cette capacité à souffler, avec brio, le chaud et le froid. Elle était dotée de ce talent unique consistant à parler à une vitesse telle qu’on eût cru un vinyle 33 tours passé en mode 45 tours, et ce avec une voix qui se déclinait sur toutes le notes de la gamme. C’est comme si plusieurs informations arrivaient en même temps et qu’il fallait répéter pour bien les faire passer dans les oreilles des interlocuteurs, si par hasard, ils ne les auraient pas captées.
Ça parlait, ça criait, ça chantait, ça hurlait, ça tonitruait, ça riait, ça s’esclaffait, ça pleurait mais ça vivait. Un plaisir, sans cesse renouvelé, des oreilles et des yeux, que de passer sous les fenêtres ou les balcons, glanant au passage des fragments de conversations animées pendant que pendait le linge humide. La chanson italienne était encore à quatre ou cinq années d’accoucher de ses titres-culte que chacun aura fredonnés maintes et maintes fois. Maman, qui avait suivi des cours de couture dans une école italienne et avait appris quelques phrases standard, chantonnait souvent les airs traditionnels tels que Oh Angiolina, Santa Lucia et le célèbre chant des partisans italiens contre le fascisme de Mussolini, Oh bella ciao. Papa m‘évoquait le grand ténor Caruso et ses chansons culte, ô sole mio et torna a Surriento.
L’hébreu n’était pas une langue parlée en Tunisie, elle était celle des prières rituelles du Chabat ou des fêtes, et des longues litanies que mon père psalmodiait, le samedi, après le déjeuner et pour lesquelles je n’éprouvais aucun engouement mais plutôt une allergie profonde.
Ce fut peut-être pour ces raisons que les premiers balbutiements d’une rébellion précoce contre une religion mal interprétée se firent sentir. L’évocation du Chabat me ramène au repas correspondant qui était traditionnellement le couscous accompagné de ses boulettes parfumées et odorantes et qui se terminait, à titre de dessert, par des losanges de pâte d’amande architecturée en trois couches, blanche, verte et rouge, qui représentaient le drapeau Italien. Il est fort probable que ces pâtisseries furent introduites en Tunisie par des familles juives originaires de Livourne ou de Florence venues y émigrer.
La vie multiculturelle de mon enfance
On prétend qu’un juif tunisien ne coupe jamais le cordon ombilical parsemé d’épices, et dans lequel coulent le lait d’amande, le miel et l’eau de fleurs d’oranger. Ma prime enfance a baigné ainsi dans cette société multiculturelle illustrée par ces trois religions monothéistes que sont l’islam, le judaïsme et le christianisme. Une répartition équitable semblait s’être construite naturellement autour des différents commerces et professions
Sans sombrer dans les pléonasmes de bas étage, oserais-je écrire que les trois épiciers de la ville étaient arabes et que la boucherie casher était tenue par un juif ? Le coiffeur pour dames et la pharmacie principale étaient gérés par des italiens, le coiffeur pour hommes et le photographe étaient français. Et pour prouver que les clichés ne s’appliquaient pas toujours, le marchand de tissus et le tailleur pour homme, étaient juifs mais le marchand de prêt à porter…..était arabe ! Le prêt à porter devait probablement inspirer beaucoup moins les séfarades que les ashkénazes!
Il n’y avait pas de crémiers, de poissonniers, de marchands de fruits et légumes, ni de volaillers. Tout cela s’achetait au marché, ouvert tous les matins 7 jours sur 7. Les poulets ou parfois les poules étaient, après acquisition, apportés à un « égorgeur de volailles » qui les abattait selon la tradition de la loi juive, en leur tranchant la carotide à l’aide d’un couteau à lame très aiguisée. Puis, une fois la pauvre bestiole exsangue, il la plumait et la restituait à son propriétaire. Le sang giclait sur l’établi en bois et sur le tablier de l’exécuteur, recouverts par un agglomérat de masse coagulée et de plumes. Je dois avouer que je n’ai assisté qu’une seule et unique fois à ce spectacle qui me marqua durant plusieurs jours. Jusqu’à me demander si cette scène ne constitua pas les prémices de ma future tendance à ne pas être très enclin à la consommation de viande. Les premières lueurs timides d’un futur penchant pour un végétarisme adapté !
L’épicier était le commerce de première nécessité dans le domaine alimentaire, ouvert dès l’aube, jusqu’à une heure très tardive de la nuit, service qui s’est perpétué en France, chez certains petits commerces alimentaires de quartier. Il vendait les légumes secs, haricots, pois chiches, lentilles et également la farine, la semoule, le riz et le sucre en poudre, entreposés dans des grands sacs de jute. Il les servait à l’aide d’une pelle de cuisine pour remplir des sacs en papier kraft , destinés aux clients. Il vendait de l’huile, exclusivement de l’huile d’olive, stockée dans des containers en alu et qu’il vendait en remplissant des bidons dans le même métal, de capacité ½ litre ou 1 litre. L’huile d’olive était le liquide nourricier des tunisiens, le carburant nécessaire pour faire fonctionner la cuisine.
Je rappellerai, au passage, cette histoire, assez connue, de la mère juive tunisienne, qui, chaque matin, verse un quart de litre d’huile d’olive dans son chaudron ou sa cocotte puis se demande ce qu’elle pourra bien cuisiner pour le diner. L’épicerie était aussi le paradis des enfants. Elle proposait, enfermés dans des petites bonbonnes de verre orientées verticalement, des bonbons acidulés, des rouleaux de réglisse torsadés, des boules de chewing-gum enrobés de sucre aux couleurs criardes, des chewing-gums individuels enveloppés dans un emballage papier et contenant une image d’un(e) acteur/actrice dont la plupart des enfants faisaient la collection agrémentée d’échanges. Ces bonbonnes sucrées contenaient aussi, en vrac, des pastilles Vichy aromatisées à la menthe ou à l’anis. Toutes ces friandises étaient servies dans une feuille de papier blanc assez épais et que l’épicier enroulait comme pour confectionner un cornet à frites.
La ville d’Hammam Lif ne comptait que deux petites salles de cinéma qui représentaient la seule distraction du week-end. Le cinéma italien était encore à quelques années des chefs d’œuvre de Visconti, Antonioni Ferreri ou Pasolini et les péplums étaient sur le point d’arriver bientôt sur les écrans. Sofia Loren exhibait avec pudeur et grâce, sa silhouette dans « La fille du fleuve ». Giuleta Masina nous faisait verser des larmes dans « La Strada », de Fellini, sous la musique de Nino Rota , égrenant ses sons de trompette qui accentuaient l’histoire malheureuse et pathétique de l’héroïne née dans une famille misérable. Gina Lollobrigida faisait ses débuts dans « Pain, amour et Jalousie » et dans ce film mêlant l’amour et l’action réunis, « Fanfan la Tulipe », auprès de cet immense comédien qu’était Gérard Philippe, qui disparut un peu trop tôt, laissant telles des veuves éplorées, des milliers d’admiratrices.
Il y avait également des films arabes qui pouvaient être proposés certains jours, Ils étaient en version originale et sous titrés en français. Ces films étaient construits autour de l’histoire d’un couple ou d’une famille où se mêlaient des scènes de cris, de pleurs, de tourments et d’amour, des histoires compliquées sur fond de romantisme torturé. Curieusement, ce type de films attirait fortement les mères de famille alors que pères ne semblaient pas les apprécier. Quand l’un d’eux était proposé, ma mère et deux ou trois de ses amies, abandonnaient leurs rejetons respectifs à leur conjoint et se payaient un après-midi ou une soirée entre filles pour assister à la projection.
Tout cet éventail de cultures et d’obédiences si différentes témoignaient d’une parfaite harmonie intercommunautaire et d’un œcuménisme sans faille. Le respect de l’autre, la tolérance, les échanges et le partage des valeurs et des pratiques religieuses de chacun, n’étaient point de vains mots mais l’illustration d’un mode de vie qui peut paraître plus ou moins anachronique dans la situation que nous vivons aujourd’hui.
C’était avant !