Le journaliste et écrivain Jean-Marie Montali est allé à la rencontre des derniers rescapés de la Shoah et vient de publier Nous sommes les voix des morts (Le Cherche-Midi Editions).
Un livre qui sort au moment où Facebook va censurer les propos négationistes. Mais pour l’ancien directeur adjoint du Parisien, ce sont aussi l’oubli et l’indifférence qui menacent la mémoire du génocide des Juifs.
Pourquoi publier maintenant un livre de témoignages de rescapés de la Shoah ?La première intention était de faire témoigner une dernière fois les déportés pour ne pas oublier leur histoire ?
Oui. Les derniers rescapés de la Shoah disparaissent et il ne faudrait pas que la mémoire de cet événement, sans équivalent dans notre histoire, disparaisse avec eux. Je crois que ce qui menace aujourd’hui cette mémoire, ce n’est pas tant le révisionnisme. Rien ne convaincra jamais les révisionnistes qui, contrairement à ce qu’ils prétendent, ne sont pas dans une démarche historique mais dans une posture dogmatique, idéologique. Toutes les preuves de la Shoah existent. Elles sont sous leur nez, mais ils ne les voient pas :il y a des documents, des photos, des témoignages de bourreaux, de victimes, et de tous ceux qu’on appelle les petites mains du génocide et qui, d’une façon ou d’une autre, ont participé ou facilité le génocide et de victimes (les conducteurs des trains de le déportation, par exemple). Le révisionnisme est une menace faite à l’intelligence, davantage qu’à la mémoire. En revanche, l’oubli est une vraie menace. On oublie parce que la mémoire se dilue dans le temps bien sûr, mais aussi, je le crains, par indifférence. Comme si on voulait mettre un couvercle sur cette histoire là, comme si on ne ne se sentait pas concerné par une histoire qui ne concernerait que les Juifs. Or, la Shoah est un crime contre l’Humanité. C’est notre héritage à tous, Juifs ou pas. Il faut se dire et se répéter que l’indifférence, c’est le début de la complicité. Si je suis indifférent au sort des autres hier, pourquoi ne le serais-je pas à ce qui se passe aujourd’hui ou ce qui se passera demain ?
Que pensez-vous du fait que Facebook supprime tous les messages négationnistes, mais que lorsqu’il s’agit d’autres génocides, les entreprises maintiennent seulement la modération ?
Je trouve normal que Facebook limite les propos négationnistes et la parole antisémite. Cette parole s’est libérée. On exprime de plus en plus librement un antisémitisme de plus en plus violent. Sur les réseaux sociaux, mais pas seulement. C’est vrai aussi dans la rue. On réveille le bon vieux fantasme du complot : les Juifs sont responsables de tout. Or, On sait que la violence verbale est graduée. Que restera-t-il lorsqu’ on sera au dernier échelon de la violence verbale ? La violence physique , forcément. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas déjà le cas. Depuis quelques années en France, il y a eu pas mal d’actes antisémites qui vont de l’agression, à la profanation jusqu’à l’assassinat d’une vieille dame parce qu’elle est juive, en passant par l’exécution d’enfants devans leur école, comme cela a été le cas à Toulouse.
On a l’impression que le génocide juif n’a pas la même place que les autres génocides.
Je ne sais pas si l’on peut graduer l’horreur. Et je crois qu’il ne le faut pas. L’horreur, c’est l’horreur. Le massacre des Arméniens ou des Tutsis n’est pas moins horrible, n’est pas plus acceptable que celui des Juifs. Il n’en reste pas moins que le génocide juif n’a pas d’équivalent dans l’Histoire. D’abord, car c’est la première fois qu’un pays mobilise toutes ses forces pour exterminer une population. C’est très bien expliqué par les historiens, dont Raul Hilberg, bien sûr, mais aussi par Christian Ingrao. L’Allemagne nazie n’a pas seulement mobilisé ses forces militaires, policières ou ses forces de répression, mais toutes ses ressources. Dans « Croire et détruire », Ingrao explique comment des intellectuels, parmi les plus brillants de leur génération, ont d’abord intellectualisé, théorisé les élucubrations d’Hitler. Ils les ont, en quelque sorte, rendues scientifiquement acceptables. Et puis le ministère de l’Economie, celui des transports se sont aussi mobilisé : avant de déporter les Juifs, ils étaient dépouillés de tout ce qu’ils possédaient. Les maisons, les entreprises, l’argent. Tout. C’était un travail considérable pour le ministère de l’Economie que de gérer ce pillage sans précédent !
Enfin, il y a une autre dimension à l’Holocauste que les autres génocides n’ont pas. C’est sa dimension continentale, c’est à dire l’extermination des juifs de toute l’Europe. Un juif allemand dont la vie était menacée en Allemagne, qui s’enfuyait en Pologne, en Lettonie, en Lituanie, ou en Roumanie allait être tué de la même façon. Dans les autres génocides qui sont tout aussi terribles, il n’y a pas cette dimension continentale.
Pour écrire ce livre poignant, vous êtes allés à Haïfa en Israël, dans la rue des Survivants qui rassemble de nombreux rescapés.
Il y a quelques années, Shimon Sabag, un entrepreneur israélien, a eu un accident de voiture et s’est retrouvé cloué sur un lit d’hôpital. Il s’est fait une promesse : de faire quelque chose d’utile s’il arrivait à marcher de nouveau. Il a commencé par créer une association humanitaire qui aidait les plus pauvres (distribution alimentaire, distribution de vêtements, etc.) Il s’est rendu compte que parmi ces bénéficiaires, il y avait des gens tatoués sur le bras. c’était leur numéro de déportés. Comment, dans un pays comme Israël, pouvait-on oublier, abandonner les rescapés de la Shoah en fin de vie ? Petit à petit, grâce à des dons, il a acheté les deux ou trois immeubles de la rue, que l’on surnomme maintenant la rue des Survivants : c’est là qu’ils les accueillent.
Parmi tous ces témoignages de ceux qui étaient des enfants durant la guerre, et qui ont survécu tandis que leurs familles étaient exterminées, quelle histoire vous a le plus touché ?
Toutes sont marquantes mais il y en a deux qui m’ont marqué. La première est celle d’un garçon qui s’appelle Tibi, un juif-hongrois de Budapest. Alors que les Soviétiques approchent de la ville, que la libération est imminente, Les Croix fléchées, c’est à dire les fascistes locaux qui collaboraient avec les nazis prennent encore le temps de fusiller des Juifs par centaines. Tibi était de ceux-là, avec ses parents. Il parvient à sauter dans le Danube. Il pensait se casser les jambes sur la berge, à six ou sept mètres en contrebas, mais sa chute est amortie par le tas de cadavres des fusillades précédentes. En rampant sur les corps, il a réussi à aller jusqu’à une bouche d’égout et s’enfuir. Il était le seul survivant de cette fusillade.
Et puis il y a l’histoire d’Esther, une juive polonaise. La plus grande partie de sa famille a été tuée, mais elle, a réussi à s’échapper dans la forêt polonaise.. Pendant trois ans, elle a vécu dans la forêt. Il faut imaginer ce que c’est de vivre dans la forêt quand on a 6 ans : c’est vraiment vivre comme une bête traquée et comme une bête, apprendre à se méfier des hommes.
Ces rescapés ont eu du mal à vous raconter leurs histoires ?
D’abord ils faisaient un résumé, comme une intervention en classe. Puis ils se taisaient. Mais là je leur ai demandés de remonter le temps, de raconter leur vie d’avant la Shoah. Et leurs souvenirs sont revenus comme un présent. Ils m’ont raconté la guerre et les persécutions avec leurs yeux d’enfants. Ils me l’ont d’ailleurs raconté facilement, parce qu’ ils ont peur qu’on oublie. Et surtout parce qu’ils savaient que c’était probablement l’une des dernières fois qu’ils racontaient. Ils veulent transmettre ce souvenir en héritage.
Jean-Marie Montali Nous sommes les voix des morts, les derniers déportés témoignent
Le Cherche-Midi Editions – 240 pages, 17,80 euros