Tobie Nathan : la vie derrière soi

Abonnez-vous à la newsletter

Le romancier Tobie Nathan nous plonge dans l’Égypte du roi Farouk et la France des années 1950 pour raconter un fils à la recherche de son père.

Deux inconnus au cimetière de Pantin. Ils se connaissent peu. Le fils est discret ; le père est secret. Le premier enterre le second. Il pleut sur les tombes. François Zohar vient dire adieu à Zohar Zohar. Son père est parti alors qu’il avait à peine deux ans. Les tombes se referment-elles à jamais sur le mystère des êtres ? Le père est entré en contact avec le fils, en 2014, peu de temps avant de s’éteindre. L’un était âgé de quatre-vingt-neuf ans et l’autre allait sur ses cinquante ans. Ils se sont peu confiés. François Zohar rencontre Livia Iacopetti. Une amie de son père, une femme de mémoire. François Zohar se rend chez elle régulièrement, à Neuilly, pour l’écouter parler de Zohar Zohar. Elle va aider le fils vivant à reconstituer le passé du père mort. Quelles leçons entendra-t-il ? Le romancier et psychologue Tobie Nathan, né en 1948 au Caire, en Égypte, dans une famille juive, a écrit un vaste roman sur ce dont nous héritons et sur ce que nous en faisons.

Zohar Zohar est né en 1925, dans une famille juive égyptienne. Il grandit dans le quartier juif déshérité du vieux Caire. Le roi Farouk est alors au pouvoir. Zohar Zohar trace sa route et réussit dans les affaires. La corruption et la violence se répandent partout dans la société égyptienne, sans possibilité de retour à la normale. La montée des Frères musulmans, la présence d’anciens nazis dans différents rouages du pouvoir, la haine et l’assassinat des juifs. « Si Farouk appelait à la haine du juif pour retrouver grâce aux yeux de son peuple, les Frères faisaient de la surenchère, martelant dans leurs prêches qu’il était du devoir sacré de chaque musulman d’éliminer chaque juif qu’il rencontrait. Quant à l’armée, elle piaffait dans ses bottes en attendant de prendre sa revanche contre les Juifs. » La défaite égyptienne, lors de la guerre israélo-arabe de 1948, est dans toutes les têtes. La rue est en ébullition. Le lieutenant-colonel Gamal Abd el-Nasser, fondateur du Mouvement des officiers libres, renverse le roi Farouk en juillet 1952. Zohar Zohar est poursuivi par les nazis. Il fuit son pays et débarque à Naples. Dès ses premiers pas en Europe, Zohar Zohar rencontre Livia Iacopetti. Il s’installe en France.

Sexe et vengeance

La France veut oublier son passé. Zohar se lie d’amitié avec Aaron (un survivant du ghetto de Wilno) et Lucien (un Français résistant). Ils montent un commerce de fourrure. Zohar Zohar est hanté par la figure de Didier Boehm. Un idéologue nazi et un criminel de guerre ayant torturé sa mère en Égypte. Zohar Zohar entend honorer la promesse faite à la Société des belles personnes, assemblée de femmes d’un quartier populaire du Caire, et ne pas oublier d’où il vient. Le trio d’amis est rejoint par Paulette. Ils sont liés par le sexe. On leur parle de pardon, ils parlent de fidélité. On leur parle de repentance, ils parlent de vengeance. Zohar Zohar tombe sous le charme de Marie Desnoyel. Ils ont un enfant. Ils le nomment François. La phrase de De Gaulle sur « un peuple d’élite, sûr de lui, et dominateur » est un coup de tonnerre pour nombre de Juifs de France. Nous sommes en 1967. Zohar Zohar disparaît. Il laisse derrière lui une épouse et un garçon. 

Tobie Nathan rend hommage aux enfants du peuple. La Société des belles personnes, fresque historique où l’on croise le roi Farouk et le lieutenant-colonel Nasser, raconte les anonymes emportés par l’Histoire. Dans un style vivant, truculent, l’auteur de Ce pays qui te ressemble fait revivre les quartiers populaires du Caire et de Paris. Une vie de débrouille et de solidarité. Les figures de femmes sont nombreuses. Livia (ancienne prostituée et amie de choix), Thalia (journaliste chargée d’espionner les Égyptiens pour le compte des Juifs de Palestine), Paulette (femme légère habitant à Paris avec Zohar, Aaron et Lucien), Marie (mère de François, abandonnée par Zohar). Grandes scènes égyptiennes autour de la Kudiya, officiante respectée et maîtresse des esprits, abattue par un tir de mitraillette. L’enterrement donne lieu à une rébellion joyeuse. Le portrait du roi Farouk est une réussite. « Étrange métamorphose à rebours des contes de fées, le beau prince aux yeux clairs s’était transformé en monstre de cauchemar. » La colère de la rue est attisée par la propagande des Frères musulmans et par les communistes. L’auteur montre parfaitement la déconnexion entre les élites et le peuple. Et ce qu’il en advient.

Recommencer ou répéter ?

Toute l’histoire, entre Le Caire et Paris, tourne autour de la mémoire intime et collective. Comment l’antisémitisme resurgit durant les crises, comment les démagogues manipulent la colère des peuples pour leur propre bénéfice, comment on hérite enfant de plus grand que soi, comment on conserve la vitalité dans l’adversité. L’auteur livre une réflexion décapante et dérangeante sur la vengeance, l’honneur, la dette, la fidélité. Peut-on aspirer à une nouvelle vie ? On croit repartir, on ressasse. On croit recommencer, on répète. Une certitude ancrée, rien ne se construit sur l’oubli. Le discret François Zohar, né en 1965 à Paris, hérite du tumulte du passé. Il saura en prendre les peines et les joies.

La Société des belles personnes, de Tobie Nathan, Stock, 420 pages, 22 euros (en librairie le 19 août)

Par Marie Laure Delorme