Tout l’été, « Le Point » revient sur le destin brisé des stars de la télé. Cette semaine : Dorothée, la reine des programmes enfants virée sans ménagement.
Les jeunes parents le savent : le choix d’une nounou est un casse-tête. Il en est de même pour les nounous télévisuelles. Dans les années 1990, il y a les pro et anti-Dorothée. Celle qui règne sur les programmes de TF1 divise les parents. Faut-il laisser les têtes blondes regarder les heures de programmes proposées par la bande à Jacky ? Ou faut-il éteindre l’écran pour éviter le torrent de dessins animés japonais ? Le débat fait rage même chez les politiques. La jeune Ségolène Royal, toujours à la pointe des polémiques, s’en prend dans un livre à la violence promue par ce type de programme. Dorothée, la grande sœur chérie des moins de 15 ans, se voit accolée, tel le sparadrap du capitaine Haddock, l’étiquette de grande « décérébratrice » de la jeunesse de France.
Dorothée ce fut d’abord le transfert le plus emblématique de la télévision. Déjà championne des audiences sur Antenne 2, l’animatrice est partie pour conclure sa première décennie à la tête de Récré A2. Sa bande cosmopolite, du légendaire Cabu au génial excité Jacky (l’homme du splendide « Tétéoù » – musique : Alain Chamfort !), réjouit les enfants avec ses séquences rigolotes et sa myriade de dessins animés : Albator, Goldorak, Candy, Les Mystérieuses Cités d’or… Jacqueline Joubert, la papesse des émissions de jeunesse, avait donné en 1978 carte blanche à Frédérique Hoschedé, qu’elle avait remarquée sept ans auparavant dans un cours de théâtre. Le coup de foudre est immédiat. Antenne 2 rafle la mise et caracole en tête de l’audimat.
Avec sa personnalité joviale et son immense capacité de travail, Dorothée multiplie les enregistrements, les directs ; tourne quelques films, dont un Truffaut ; et enregistre des disques (« Allo M. l’ordinateur », « Hou ! la menteuse », « Les Vacances ») qui se vendent comme des petits pains – il faut dire qu’elle ne se prive pas pour en faire (abondamment) la promotion dans ses émissions. Consécration en 1986 : la voilà récompensée par ses pairs pour son travail de mère télévisuelle (7 d’Or de la meilleure émission de jeunesse).
À la tête d’une TF1 fraîchement privatisée, Étienne Mougeotte et Patrick Le Lay comptent bien muscler une grille qui a perdu la plupart de ses stars – le carnet de chèques de Silvio Berlusconi a agité le mercato. Dorothée, qui a l’impression de tourner en rond sur le service public, se laisse convaincre. La proposition est alléchante : diriger l’unité de jeunesse de la chaîne et investir des heures durant le petit écran. Ses producteurs, Jean-Luc Azoulay et Claude Berda, peuvent se frotter les mains : le contrat est juteux, ils iront jusqu’à fournir 1 000 heures de programmes par an ! L’amitié avec Jacqueline Joubert n’y survivra pas. Été 1987 : Dorothée débarque donc sur TF1.
60 % de parts de marché
Une question se pose : un animateur star amène-t-il « ses » téléspectateurs avec lui ? Dans le cas de Dorothée – qui a choisi de mettre son nom dans le titre de son émission – la réponse est oui. Tout de suite, TF1 repasse devant Antenne 2. La marmaille a suivi. L’animatrice a amené quelques collègues : Jacky, Corbier, Ariane, Patrick Simpson-Jones. Elle conserve le savant mélange dessins animés, sketchs, chansons et un brin de joyeuse hystérie. Les immersions culturelles sont plus rares (malgré le « Club sciences », l’ancêtre de C’est pas sorcier). La matière première du programme vient du Japon : ce sont les « japoniaiseries » (dixit Libération) à la fois indigentes et violentes. Ken Le Survivant, Dragon Ball Z, Nicky Larson, Lamu… TF1 et Dorothée sont la cible des critiques. Parole à la défense : comment proposer d’autres dessins animés quand la production française est presque nulle ? Autre source de conflit : les sitcoms. Si elles sont largement suivies, ces pastilles humoristiques (Hélène et les garçons, Salut les musclés, Les Filles d’à côté) sont décriées pour la pauvreté des scénarios, le jeu d’acteur « léger » et les rires forcés. Aucune crainte cependant : les 60 % de parts de marché quotidiennes protègent la petite bande qui enchaîne les tournages.
Pas d’homme dans sa vie, pas de scandale, pas de petites phrases
Malgré les heures de tournage (22 par semaine !) et ses multiples activités – des albums et des Bercy remplis –, Dorothée affiche toujours une mine radieuse, une énergie à toute épreuve et un sourire de tous les instants. À 40 ans, elle garde cet éternel air d’adolescente, si bien croqué par Cabu du temps d’Antenne 2. Elle semble ne pas être plus affectée que cela par les critiques. « Les méchancetés sont toujours dures à avaler, avoue-t-elle chez Thierry Ardisson en 1992. On accepte plus facilement les critiques quand elles viennent des enfants, car elles sont vraies. Pour les adultes, on ne sait jamais. » La vie privée de l’animatrice intrigue : celle qui fait le bonheur des enfants n’en a pas (elle répond systématiquement à la question par la pirouette : « Quand je serai grande ») ; pas d’homme dans sa vie ; pas de scandale ; pas de petites phrases (elle déteste dire du mal des gens). Tout tourne autour de son travail et du véritable business qu’elle a créé avec Azoulay et Berda. La concurrence, KO depuis plus de six ans, réfléchit à la riposte. France 2 ne fait pas le poids. France 3 a une idée en tête : s’inspirer des Guignols de l’info et mettre en scène des marionnettes pour encadrer la diffusion de ses dessins animés. Les Minikeums naissent, sorte d’irrévérence en couche-culotte. Les premières années sont timides, mais petit à petit la mayonnaise prend et Coco (de Caunes), Nag (Nagui) et Vaness (Vanessa Paradis) grignotent (un peu) son retard.
Prise dans le tourbillon des critiques sur la qualité de ses programmes, TF1 lance la grande opération de quête de sens : exit Morandini, Pradel… Les animateurs et les émissions décriés par une certaine presse sont effacés de la grille. Dorothée est-elle en danger ? Sa popularité, ses scores devraient la protéger… En télévision, il y a toujours un mais. Premier avertissement, à la rentrée 1996, elle perd quelques heures de programme. Pendant les vacances de Noël, sans explication, la chaîne lui sucre son rendez-vous de l’après-midi. Finalement, le couperet tombe à la fin de saison : le Club Dorothée ferme ses portes. « C’est comme un tremblement de terre/Un typhon sur la mer, un grand coup de tonnerre, qui vient tout bouleverser […] Un ciel rempli d’éclairs/La fin d’un univers/Qui vient nous emporter. » Les enfants sont orphelins. Ce 29 août 1997, elle chante « Un jour on se retrouvera », comme on fixe, sans trop y croire, un rendez-vous.
Dans un premier temps, l’animatrice souhaite prendre le large pour se reposer après vingt ans de travail acharné. On ne la revoit plus pendant dix ans. Elle réapparaît le temps d’un dimanche chez Michel Drucker. La queue-de-cheval a été coupée, mais Dorothée a toujours le même visage enfantin. Chez ses fans, la magie opère encore. La boîte aux souvenirs déclenche des larmes. Azoulay, qui a récupéré une chaîne régionale, lui propose un « revival » avec Jacky. Comme au bon vieux temps. Les audiences sont confidentielles et l’expérience tourne court. Depuis, Dorothée se fait rare. L’offre jeunesse a volé en éclats : les enfants regardent les chaînes thématiques, pléthoriques, Internet ou les plateformes. Dorothée, 67 ans, demeure l’ultime incarnation de la jeunesse. Une nounou d’enfer, comme on n’en fait plus. Dans une interview à Télé 7 Jours, elle s’est dite ouverte à toutes propositions pour un retour à la télévision. Mais on ne repasse jamais par sa jeunesse.