Masques : fabrication en masse dans le sentier et inspiration pour les créateurs

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Dans le Sentier, où « tout le monde fait des masques depuis avril », c’était ça ou la faillite. Mais en même temps, ces masques sont une source d’inspiration pour des créateurs de mode.

Dans le Sentier, les masques ou la faillite

« C’était les masques ou rien », les masques ou la faillite. Dans le Sentier, le choix fut rapide. Le temple du textile parisien ne parle plus que respirabilité, filtration, là où autrefois on parlait viscose, polyester, imprimés. « Tout le monde fait des masques depuis avril », admet Ali, grossiste de tissus. Ça tombe bien, le pays en a besoin : au moins 40 millions par semaine, expliquait fin mars le ministre de la santé Olivier Véran. De ses premiers colis reçus depuis la fin du confinement, Ali sort une dizaine de masques aussi fleuris que colorés. Il s’y est mis, lui aussi.

Fermetures des boutiques, paiements en suspens, clients en faillite… Le confinement a coûté cher au Sentier. Les impayés se comptent en centaines de milliers d’euros. Ali a « 700 000 euros dehors », Eddy*, à la tête d’une TPE de six salariés, s’est vu annuler une commande de 500 000 euros. Alors, fin mars, quand l’Association française de normalisation (Afnor) publie un tutoriel pour « accélérer la fabrication en série ou artisanale d’un nouveau modèle de masque », en tissu donc, l’espoir renaît là où justement le tissu ne manque pas. Les usines turques, tunisiennes, marocaines ou bulgares peuvent repartir.

« Au début, on a fait avec ce qu’on avait », assure Eddy. Malgré le confinement, il assemble 17 000 masques en deux semaines dans des ateliers de confection de la région parisienne. « Nous étions à 10 % de nos capacités, beaucoup ne voulaient pas travailler », détaille-t-il. Une rue plus loin, Jojo, fabricant de vêtements pour des centrales d’achat depuis trente-cinq ans, vend 10 000 masques par semaine en « porte-à-porte » aux pharmacies ou aux buralistes. Son voisin, Marco, confie en avoir écoulé 70 000 à « un réseau de pharmaciens ». Dans d’autres locaux, les cartons en provenance de Chine dans lesquels on devine des masques s’empilent. Certains, bien qu’ils en produisent, comme l’atteste leur site Internet, refusent de l’admettre. Dans ce petit milieu où tout le monde se connaît, il faut éviter de trop en dire.

Des marges non négligeables

À l’évidence, cette nouvelle denrée textile a tout du pain bénit. Le coût de production est en moyenne de 1,20 euro et le prix de vente, non plafonné par l’État contrairement aux masques chirurgicaux, monte jusqu’à 5 euros. Les marges sont supérieures à celles d’un tee-shirt, et la création bien plus simple. « C’est facile pour nous, on n’a pas de contrainte d’esthétique, de toute façon après dix lavages, ça va à la poubelle », souligne Hassan*, vendeur d’accessoires textiles. Il affirme avoir fait la moitié de son chiffre d’affaires annuel en un mois grâce à la vente de 300 000 masques produits en Bulgarie.

Dans son atelier de confection à Aubervilliers, un hangar vétuste aux fenêtres couvertes de peinture et aux spots agressifs, Ökkes reconnaît la simplicité d’assemblage. Son frère
boucher vient même lui donner un coup de main tant ce n’est pas sorcier. Pour ce dernier maillon de la chaîne, ce nouveau produit change même les rapports de force. Ökkes et ses salariés, des immigrés turcs ou chinois, sont ­correctement rémunérés pour la première fois. « Pour une robe, on nous payait maximum 2 euros. Pour un masque, c’est 1 euro. Des robes, j’en assemble 200 par jour, des masques 2 000 », glisse-t-il.

Mais, pour ce qui concerne le niveau de protection sanitaire, que valent tous ces masques confectionnés avec des tissus en stock et vendus en porte-à-porte ? « Y a à boire et à manger, du bon, du moins bon et du pourri », concède Marco. Le bon, ce sont les « masques grand public » dont l’appellation est strictement contrôlée. Pour afficher le logo officiel avec le niveau de ­filtration et le nombre de lavages, le fabricant de tissu ou de masques doit en effet soumettre ses échantillons aux tests de la Direction générale de l’armement (DGA) ou d’autres laboratoires compétents.

Des escroqueries inéluctables

Hassan est parmi les premiers à proposer des masques homologués. Devant des étagères de bobines de dentelles, il nous lit le document de la DGA avec fierté : « capacité de filtration de 98 % ». Grâce à cette validation, Hassan est référencé sur le site Savoirfaireensemble.fr, plateforme de mise en relation créée par le comité stratégique de filière des industries de la mode et du luxe (CSF) pour équiper le pays en masques. Parmi les clients potentiels : des collectivités locales ou des supermarchés, « des gens que l’on n’aurait jamais pu approcher », confie Hassan. En face de lui, Ali, qui a raté le test de filtration « à 4 % près », fait la grimace, il demandera à son usine turque d’ajouter une nouvelle couche de tissu.

Les demandes de test affluent à la DGA. Chaque jour son centre d’expertise et d’essais reçoit en moyenne 200 échantillons dont la moitié seulement pourra être testée. Marco attend ses résultats depuis trois semaines. Dans un marché où « le gros de l’affaire se joue maintenant », les escroqueries semblent inéluctables. Un commerçant a déjà appelé Hassan pour « s’arranger et profiter de son DGA »« Même quand t’as ton certificat, au bout d’un moment tu n’auras plus le tissu validé, alors tu tricheras », assure Marco. Au ministère de l’économie et des finances, on rétorque que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a commencé les contrôles et que la fraude coûtera cher. Mais dans le Sentier, peu importent les sanctions, tout le monde se demande surtout combien de temps encore cette histoire de masques va durer.

*Le prénom a été modifié

Les masques et les créateurs de mode

Petit à petit, son appartement parisien s’est mis à ressembler à un atelier. Michèle Meunier Chatenet a depuis toujours acheté des tissus. Qu’ils soient neufs ou vintage, qu’ils viennent du Japon ou du marché Saint-Pierre, à Montmartre. Elle les a au fil du temps rangés, classés, par provenance mais aussi par motifs. Au tout début du confinement, la styliste, qui a cofondé, à la fin des années 1980 et 1990, les marques de mode Mariot Chanet puis E2 avec son ex-mari, Olivier Chatenet, et a aussi travaillé pour Hermès ou pour Comme des garçons, a naturellement ouvert ses tiroirs et mis en marche sa machine à coudre.

« J’ai trouvé un tuto très bien fait, en espagnol. Le patron de base est relativement simple. Puis, sur Twitter, la vidéo postée par une soignante sur la bonne utilisation d’un masque m’a amenée à modifier mes longs élastiques en tours d’oreilles. » Au début, Michèle Meunier Chatenet fabrique et donne ses masques aux gens qu’elle connaît, anciennes rédactrices de mode de grands magazines féminins, ex-directrices de la communication de maisons de luxe…

La pression monte

Elle place les motifs au millimètre, coordonne les tissus intérieur et extérieur qu’elle thermocolle pour donner de la tenue à l’ensemble. La couture centrale n’étant pas idéale contre la propagation du virus, elle s’attelle à un travail minutieux pour réduire l’espace au minimum : 5 points par centimètre, au lieu de 1 ou 2 dans la confection standard.

Devant tant de soin et de goût, ses followers sur Instagram ­s’enthousiasment et repostent. Très vite, la pression monte. « Tout s’est emballé et le phénomène m’a dépassée, explique-t-elle. J’ai assez mal vécu les demandes impératives de parfaits inconnus qui m’écrivaient : “J’adore. Il me le faut !” J’ai eu du mal à dire non, mais je ne me sentais pas à l’aise face à ces injonctions. » A ceux qui s’enquièrent d’un tarif, elle propose au départ de faire un don. Mais après avoir passé des journées entières et des nuits trop courtes (il lui faut deux heures pour fabriquer un masque) pour honorer les commandes, elle arrête la gratuité. Fixe un prix de 35 euros l’unité et reverse elle-même 5 euros à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France.

Des chutes de tissus recyclées

Les initiatives comme celle-ci pullulent depuis quelques semaines : de Chantelle à Benoît Missolin, de XULY.Bët à Côme Editions, d’Amrose à Maison Père, du Mont St Michel à Natan ou De Bonne Facture. Nombre de ces marques font même d’une pierre trois coups en recyclant leurs chutes de tissus pour confectionner des modèles jolis, utiles et durables. Des rayures, du Liberty, du wax, des pois, des unis, des broderies, du crochet, du coton, du polyester, de la maille, du jacquard…

Sur les réseaux, certaines les assortissent à leurs robes et d’autres à la toile de leurs espadrilles. Bientôt, dans la rue, on reconnaîtra à son masque une femme « Desigual × Lacroix » ou un homme « Margiela ». Et aussi ceux qui ont payé 10 euros ou pu en lâcher 50.

Sur France Inter, le 20 avril, dans la matinale de Léa Salamé et de Nicolas Demorand, le docteur Eric Caumes avait eu une phrase encourageante pour un secteur qui n’arrive pas encore à dire tout haut qu’il assiste à l’émergence d’un nouveau marché. Ce lundi-là, le chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, a dit très spontanément espérer que « le port du masque s’imposera par le simple bon sens à défaut de pouvoir l’imposer par la loi, parce que ça paraît être la mesure barrière la plus efficace avec le lavage des mains et la distanciation sociale. Je pense que le port du masque va s’imposer, peut-être qu’il peut même devenir un ­accessoire de mode ! »

Il est surprenant de voir à quel point les marques de luxe, pourtant promptes à défendre la créativité, restent silencieuses sur la vente de masques « grand public ». Elles n’osent pas encore se positionner sur ce créneau. « Certainement parce que toutes ces petites marques ou ces créateurs indépendants ont un rapport plus direct à leurs consommateurs. Ils échangent personnellement avec eux, savent rapidement ce qu’ils veulent et y répondent souvent avec les moyens du bord », explique-t-on à la Fédération du prêt-à-porter. Il n’est certainement pas encore temps pour le luxe de prendre cette part-là du gâteau. Cela serait jugé inconvenant : l’on pourrait vite le taxer de surfer sur une catastrophe sanitaire.

« Un ­nouveau marché met un an environ à se former, c’est un processus qui prend du temps. Celui des masques ne fera pas exception, explique Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode. S’il y a eu des ratés et quelques fautes de goût, c’est que nous sommes ici face à des mécanismes normaux de tâtonnement. Mais, à terme, il y aura des logos sur les masques car, une fois passés dans la vie quotidienne, ils vont se banaliser : il faudra alors se différencier côté marques et côté consommateurs, comme d’habitude. Quand la pandémie sera enrayée, ce temps-là arrivera. C’est le processus normal d’ajustement de marché. »

Flambée des prix

Tous ceux qu’on a pu voir passer sur nos écrans, en version siglée, monogrammée, logotypée sont des faux. Tous ou presque. Off-White, la marque créée par Virgil Abloh – également directeur artistique de la mode homme de Louis Vuitton –, a fait l’objet d’un (« bad ») buzz sur la flambée des prix de ses modèles griffés, noir et blanc, avec son logo Diagonal (deux flèches qui se croisent) sur la bouche. Le 11 mai, le site StockX – une bourse qui donne en direct la valeur des sneakers et autres produits de la street culture sur le marché de la revente – affichait un masque noir avec « Off-White spring-summer 2019 » imprimé sur la face externe à 218 euros.

Abloh ne peut pourtant pas être accusé d’opportunisme… ou alors bien avant tout le monde, car il commercialise des masques depuis début 2018, au prix officiel de 80 euros. Ceux qui suivent de près les Fashion Weeks de Paris savent aussi que Marine Serre fait défiler des masques antipollution du fabricant Airinum, qu’elle customise. Si ses modèles fonctionnels, vendus à partir de 260 euros, connaissaient jusque-là un beau succès auprès des cyclistes en ville, ils sont depuis le début du confinement en rupture de stock. Comme ceux d’Off-White, qui se sont toujours arrachés.

Avant l’épidémie, vendre un masque était dérangeant. Transgressif. Si Abloh assumait un postulat stylistique de type « guérilla style », Serre alertait sur le réchauffement climatique avec une vision postapocalyptique assez saisissante. On aurait pu en rester là. Mais les nouveaux usages sociaux et sanitaires imposés par le virus risquent de faire entrer le masque dans le grand livre de l’histoire de la mode, comme la minijupe dans les années 1960. Il induit aussi une nouvelle attitude qui ne peut qu’interroger et intéresser les ­stylistes.

Michèle Meunier Chatenet, pour sa part, glisse une petite feuille d’essuie-tout à l’intérieur de ses masques taillés dans des tissus de kimono vintage. Pour absorber un peu l’humidité naturelle mais aussi pour continuer à porter du rouge à lèvres. Le jeu du « ce que je cache, ce que je montre » a toujours attisé les feux de la mode. Ce n’est pas près de s’arrêter.

Source lemonde et lemonde

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