Un aller-retour en mémoire de la Shoah (en ce jour jour du souvenir 20.04.2020)

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Mon père était un rescapé des camps de concentration. Juif, il fut pris dans une rafle comme bon nombre de ses semblables.

Quand j’étais enfant, mon père ne nous parlait jamais, à ma mère et à moi, de la barbarie assassine, comme s’il avait peur de briser la foi que nous avions en l’être humain. Mais, porté par un vécu inimaginable, il l’évoquait en long et en large, lorsque ses compagnons d’infortune lui rendaient visite. Lorsque mon père était dans ce monde barbare et irrationnel, il lui arrivait souvent d’oublier ma présence. Quand il s’apercevait que je l’écoutais, il me priait de sortir de la pièce, mais je restais derrière la porte.

Ma mère, qui vivait durant la guerre dans un pays préservé des atrocités nazies, apprenait beaucoup lors de ses réunions. Lorsque nous étions seuls, elle me rapportait d’autres conversations entre rescapés. Les périls que mon père avait courus donnaient à mes petits soucis un caractère honteux. Je me gênais de ma petite vie sans histoire. J’avais des sueurs froides lorsque je m’imaginais à la place de mon père. Confronté quotidiennement à la mort, l’affolement m’aurait gagné et je n’aurais sûrement pas survécu. Pourqu oi mon père rechignait-il à nous en parler ? Peut-être craignait-il de se heurter, bien malgré nous, à notre incrédulité, tant l’horreur pouvait sembler irréaliste aux yeux de ceux qui ne l’avaient pas vécu.

C’était seulement vers la fin de mon adolescence, quand l’écœurante infamie finit par briser l’ignominieux silence des médias, que mon père s’entretint avec nous à intervalles réguliers de sa vie dans le camp de concentration. Son témoignage apportait une touche intime aux comptes rendus des soldats, aux publications d’archives et aux vécus d’autres survivants. Lorsqu’il en parlait avec nous, il ne se privait pas de louer avec emphase la Providence, faiseuse de miracles quand la vie pouvait basculer à tout moment. Chaque fois que mon père m’entretenait de l’insoutenable vérité, je me jurais d’aller dans la ville où les nazis l’embarquèrent, et d’effectuer depuis celle-ci le trajet jusqu’à Auschwitz. Je mis ma promesse secrètement à exécution à l’âge de vingt-neuf ans.

Quand mon père m’avait narré l’incursion sauvage de la Gestapo chez lui, j’avais imaginé que l’air lugubre envelopperait à jamais la ville. Or, à mon arrivée, le soleil brillait de mille feux et y donnait un petit air de fête. J’étais désemparé. Pourquoi cette ville, bien peuplée au temps de la honteuse rafle, ne s’était-elle pas soulevée contre l’ignominie ? Pourquoi les parents de tous ces gens, autant de paire d’yeux d’où s’étaient reflétées autant de parcelles divines, n’avaient-ils pas allumé le feu de la révolte lorsque, excitée par un toréador, la bête s’était ruée sur la rougeur d’un signe distinctif ? N’aurait-elle alors pas reculée devant une rue révoltée ? bouillais-je de colère.

Ce jour, hélas, la foule était loin de mon courroux. En parcourant les grands boulevards, la peine me dévorait brutalement. Ces allées conduisaient à la mort lors de cette sombre journée. Des juifs, perdus dans la jungle hitlérienne, avaient disparus parmi les rugissements des fauves. Ô grandes avenues, pourquoi votre immensité n’avait-elle pas aspiré vers elle les pas des morts vivants ? Demeures, vous vous êtes alignées sur les chemises brunes et vous vous êtes mises honteusement au garde-à-vous, n’auriez-vous pas pu ouvrir vos bras pour accueillir certains fuyards ? Combien d’intrépides avaient-ils laissé leur force dans l’indifférence d’autant d’hommes pour finir par succomber ? me tourmentais-je.

Mais la foule semblait se rire de mon tourment. Je finis par arriver à la gare. Un frisson me parcourait. J’avais lu des biographies et vu des documentaires sur les femmes, hommes et enfants jetés dans les trains de déportation malgré leurs supplications. Elles n’avaient en rien affecté la détermination des bourreaux en charge de mener à bien leur tâche. J’avais alors éprouvé une terrible anxiété car, quand le voile de l’impassibilité recouvre l’humain, l’image de Dieu ne vous rassure plus. Mais lorsque j’imaginais à présent mon père marchant dans cette gare sous les vociférations des soldats, sous les aboiements des chiens, vers la ténébreuse abomination, les larmes de la douleur jaillirent d’un amour filial. Lorsqu’un garde civil s’enquit de mon désarroi, je pris mes jambes à mon cou. Je fuyais une insupportable incompréhension.

Le train partit à l’heure. J’avais pris place dans un wagon de deuxième classe. Un jeune homme s’était assis en face de moi ; il devait avoir environ mon âge. Lorsque le train s’ébranla, il regarda sa montre d’un air satisfait.

– Youpi ! s’écria-t-il, pour une fois le train part à l’heure.
– Quand nous n’étions pas encore nés, d’autres faisaient également tout pour que certains trains partent à l’heure, pensai-je à haute-voix.
– Ah oui ? Vous voulez parler des convois emmenant les juifs ?
– Ainsi donc, vous m’avez compris, m’exclamai-je.

– Ma mère ne cesse de m’en parler. Sachez que le jour de la grande rafle, ma mère a été prise pour une juive et a été embarquée. On avait confondu son identité avec celui d’un voisin. Les deux s’appelaient Gross Sarah, nom et prénom portés par des juives et des non-juives. Un des officiers de police, chargé de réceptionner les juifs à la gare pour les amener sous escorte vers les trains, l’a reconnue — il était le neveu de ma mère — et l’a libéré. Ma mère ne cesse encore aujourd’hui de nous raconter son calvaire, lorsque sa raison, dans un camion, était propulsée dans un abîme d’abandon. Les mines inquiètes et les airs passibles côtoyant les pleurs et les rires nerveux la hantent encore. Les attitudes stoïques de certaines personnes, cohabitant avec l’affolement d’autres individus, la poursuivent encore.

– Excusez-moi, lui rétorquai-je, votre mère se complaît à disserter sur sa courte intrusion dans l’univers des damnés, mais avait-elle alors crié à la face du monde son indignation ? Six millions de juifs ont fait le grand voyage et leur trajet a strié l’humanité de flammes sombres.

– Durant la guerre, les wagons à bestiaux ne repartaient-ils pas vers l’oubli ? Combien de voix de stentor aurait-il fallu pour briser le pesant silence ? A présent, la bétaillère est de nouveau peuplée. D’autres bêtes remplacent les boucs émissaires. Elles nourrissent toujours l’être humain, mais la raison, elle, et nous n’y pouvons rien, restera à jamais sur sa faim, ajouta-t-il avec un sourire narquois.

– Mais comment votre mère pouvait-elle rester silencieuse ? Même l’orage grondait sous un soleil inquisiteur découvrant la combustion de tant d’étoiles jaunes. Même le vent hurlait sous une lune fureteuse éclairant leur nuit éternelle. Alors pourquoi votre mère et tant d’esprits éclairés se laissaient-ils recouvrir par la couardise ? Pourquoi s’étaient-ils bouché les oreilles lorsque la locomotive sifflait la camarde dans un désert d’humanité ? Une fertile imagination guidait pourtant la haine jusqu’à la solution finale.

L’expression du jeune homme devint glaciale, il se leva et partit s’asseoir ailleurs.

Le train arriva à Auschwitz. Je descendis du train, mais je ne pouvais me résoudre à visiter les lieux. Car soudain, le jeune homme du train m’avait mis devant une évidence. Il s’était défilé. Son attitude me donnait à penser que, pour lui, les années noires se ramenaient à la fatalité des perversités humaines s’usant avec le temps. Le hasard me l’avait fait rencontrer. J’avais rêvé de visiter avec elle le calvaire de mes parents. La présence d’une personne étrangère à notre drame aurait alors rejoint une mémoire collective. Mais à quoi bon continuer seul ? me demandais-je. Mon père m’avait déjà tout raconté, et moi j’en ferai part à mes enfants et ainsi de suite. Mais jusqu’à quand notre sang coulera-t-il l’abomination dans ces mots : «plus jamais ça» ? Dépité, je m’assis sur un banc et attendis le train du retour.

Auteur de la nouvelle : David Frenkel

Source davidfrenkel.blog