La nicotine semble avoir un effet protecteur. Une étude d’une équipe de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) a montré que le taux de fumeurs parmi les patients infectés était d’environ 5%. Des essais cliniques vont démarrer prochainement.
Les chiffres ont de quoi surprendre. La proportion de fumeurs parmi les personnes infectées par le SARS-CoV-2 est faible. Une étude chinoise publiée fin mars dans le New England Journal of Medicine et portant sur plus de 1 000 personnes infectées a montré que la proportion de fumeurs était de 12,6 %, bien inférieure à la proportion de fumeurs en Chine (28 %).
D’autres études vont dans le même sens. En France, selon des données de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), parmi les quelque 11 000 patients hospitalisés pour cause de Covid-19 début avril, et depuis le début de l’épidémie, 8,5 % étaient fumeurs – alors que le taux de fumeurs quotidiens est de 25,4 % dans le pays.
Intrigués, comme d’autres, par ce faible taux de patients fumeurs, le docteur Makoto Miyara et le professeur Zahir Amoura, du service de médecine interne à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP), et leurs collègues sont allés plus loin. Dans une étude disponible en prépublication sur le site Qeios, le 20 avril, ils ont comparé les taux de fumeurs quotidiens et occasionnels chez des patients ambulatoires (avec des symptômes peu graves), dont le diagnostic de Covid-19 avait été confirmé, et chez d’autres malades, plus graves, hospitalisés à la Pitié-Salpêtrière (hors services de soins intensifs), avec les taux de fumeurs quotidiens dans la population française.
« Risque divisé par cinq »
Les résultats sont clairs. Parmi les 343 patients hospitalisés, d’âge médian de 65 ans, 4,4 % étaient fumeurs quotidiens. Et parmi les 139 patients ambulatoires, d’âge médian de 44 ans, 5,3 % étaient fumeurs quotidiens. « Les principaux facteurs de confusion ont été pris en compte, comme le sexe et l’âge », précise l’épidémiologiste Florence Tubach (Pitié-Salpêtrière, Sorbonne Université), coauteure de cette étude. On sait en effet que le tabagisme diminue avec l’âge, passant d’environ 30 % pour les 45-54 ans à 8,8 % des femmes et 11,3 % des hommes de 65-75 ans, selon le dernier baromètre santé de l’organisme de sécurité sanitaire Santé publique France (SPF), qui ne va pas au-delà de 75 ans.
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« Notre étude transversale suggère fortement que les fumeurs quotidiens ont une probabilité beaucoup plus faible de développer une infection symptomatique ou grave par le SARS-CoV-2 par rapport à la population générale », écrivent les auteurs. « L’effet est important, cela divise le risque par cinq pour les patients ambulatoires et par quatre pour les patients hospitalisés. On observe rarement ça en médecine », constate Florence Tubach.
5 fois moins de fumeurs qu’attendus chez les #COvid hospitalisés et vus en consultation à la Pitié-Salpêtrière🤔Pas de données sur la #vape🔎De nouvelles études sont nécessaires. La #nicotine suspectée, mais non prouvée responsable. N’oublions pas le tabac 🚬tue plus que COvid😱 pic.twitter.com/0GEfkTQLJi
— Pr . B Dautzenberg (@parissanstabac) April 20, 2020
Le professeur Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique qui assiste l’exécutif dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19, avait quant à lui indiqué sur Franceinfo le 8 avril avoir constaté que « l’immense majorité des formes graves n’était pas des fumeurs ». Il a précisé qu’ « on a[vait] l’impression que le tabac protégeait contre le virus, via la nicotine », ajoutant : « Ne vous mettez pas au tabac. »
Quant aux patients en réanimation, « on est dans la même proportion que les études publiées par nos collègues, des chiffres qui sont en cours d’analyse », complète Matthieu Schmidt, réanimateur médical à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, coordinateur du registre national des formes graves de Covid-19, qui compte à ce jour 3 400 patients. « Cette proportion très inhabituelle de fumeurs chez nos patients Covid n’a pas d’explication scientifiquement validée à ce jour. Dans les pathologies respiratoires ou cardio-vasculaires comme l’infarctus, la part de fumeurs est bien plus importante », constate-t-il.
Comment expliquer une telle proportion ? Une hypothèse mentionne le rôle central que pourrait jouer le récepteur nicotinique de l’acétylcholine dans le Covid-19, ont indiqué le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (découvreur du récepteur nicotinique) et Zahir Amoura dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences (disponibles sur Qeios).
« Nombreux agents toxiques »
Pour aller plus loin, indique Zahir Amoura, « des essais thérapeutiques vont être proposés pour évaluer l’effet des patchs de nicotine », incluant des patients infectés hospitalisés et des soignants non infectés. « Nous sommes en train de mettre en place une évaluation rigoureuse de ces approches avec le soutien du ministère de la santé », explique Florence Tubach. En effet, « il faut être très vigilant sur les effets secondaires de la nicotine, surtout pour les non-fumeurs », souligne le pneumologue Bertrand Dautzenberg.
« Sur la base de ces résultats, si robustes soient-ils, il ne faut pas conclure à un effet protecteur de la fumée du tabac, qui contient de nombreux agents toxiques, prévient aussi la professeure Tubach, seule la nicotine ou d’autres modulateurs du récepteur nicotinique pourraient avoir un effet protecteur et je maintiens le conditionnel car nos travaux restent observationnels. » C’est pour cela qu’il est très important de conduire ces essais.
« Nos travaux avaient montré fin 2018 qu’avec une altération génétique présente chez environ 35 % de la population européenne, on n’était pas tous égaux dans la réponse à la nicotine », rappelle Uwe Maskos, directeur de recherche à l’Institut Pasteur. Il craint qu’un débat de spécialistes pour ou contre les patchs à la nicotine, actuellement en vente libre, ne devienne aussi épineux que celui concernant l’usage ou non de l’hydroxychloroquine face au Covid-19.
Risque majeur
Quant à la question de l’association entre le tabac et la gravité du Covid-19, « nous n’avons pas pu conclure si le tabagisme actuel quotidien a un impact en raison du faible nombre de tels fumeurs dans notre étude », soulignent les professeurs Tubach et Amoura.
« Nous savons depuis longtemps que l’exposition à la fumée de tabac est un facteur de risque majeur pour les maladies pulmonaires et un facteur de risque important pour les infections bactériennes et virales, pourquoi serait-ce différent avec le SARS-CoV-2 ? », questionne de son côté le pharmacologue Ivan Berlin, de la Pitié. « Tout laisse penser que le tabagisme est un facteur de risque de gravité pour le Covid-19 », poursuit-il.
Aucun doute pour les médecins, le tabac reste un risque majeur pour la santé, le premier facteur de mortalité en France (75 000 morts par an). « Le confinement peut être un moment opportun pour arrêter de fumer », ajoute Anne-Laurence Le Faou, présidente de la Société francophone de tabacologie.
« C’est bien de lutter contre ce virus, mais il serait logique que les Etats consacrent plus de moyens à la guerre contre le tabac qui tue environ 7 millions de personnes chaque année dans le monde, c’est-à-dire un fumeur sur deux », assure le professeur de pneumologie Alexandre Duguet (Sorbonne Université).