Ultragauche, la nouvelle menace

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Les services de renseignements craignent que cette mouvance radicale, qui englobe notamment ultrajaunes et black blocs, ne bascule dans le terrorisme. Enquête.

« Macron démission, trop c’est trop, ça suffit. » Le drapeau bleu-blanc-rouge portant ces quelques inscriptions au marqueur noir serait passé totalement inaperçu dans le flot des manifestations de Gilets jaunes. Mais son détenteur n’aura pas eu l’occasion de le brandir une nouvelle fois. Jeudi 23 janvier, Gaëtan B., 40 ans, a été interpellé par la Brigade de surveillance intérieure, la « douane volante », tandis qu’il transportait du cannabis. Fiché S et inscrit au Fichier de prévention des atteintes à la sécurité publique, qui répertorie les individus susceptibles de commettre des violences lors d’actions collectives, l’homme est particulièrement suivi depuis le début du mouvement de contestation sociale.

Aussitôt arrêté, le quadra est accompagné à son domicile par les gabelous dans son village de 400 habitants près de Marmande, en Lot-et-Garonne. Outre les stupéfiants, les enquêteurs y découvrent des grenades artisanales, des mortiers d’artifice, des masques à gaz et autre matériel de manifestation, mais aussi plusieurs fusils et carabines à lunette ainsi que deux armes de poing. Filé par les gendarmes ou par les policiers de la section zonale de la recherche et de l’appui, la branche opérationnelle du renseignement territorial, Gaëtan B. a été repéré le 10 janvier, veille de l’acte 61 des Gilets jaunes, en train d’expérimenter son « matériel explosif » près de Bordeaux.

Placé sous contrôle judiciaire, Gaëtan B. sera jugé au début de l’été pour détention de stupéfiants, transport en contrebande de marchandises dangereuses pour la santé publique et détention d’armes sans autorisation. De quoi, espèrent les autorités, calmer ses ardeurs.

Délocalisation

Son cas n’est toutefois pas isolé. À tel point que les services de renseignement s’inquiètent désormais d’une délocalisation en région de la contestation violente. La capitale a donné aux « ultrajaunes », comme on appelle désormais cette convergence des luttes entre black blocs et manifestants radicalisés, ses plus grands coups d’éclat. Paris en ébullition le 1er décembre 2018 ; un Fenwick lancé contre les portes d’un ministère et son locataire, Benjamin Griveaux, exfiltré de son bureau le 5 janvier 2019 ; ou encore le Fouquet’s saccagé le 16 mars 2019 : les ultras ont bénéficié d’une publicité médiatique qu’aucune autre ville n’aurait sans doute pu leur offrir. Le déploiement sécuritaire mis en place chaque week-end semble cependant les avoir forcés à revoir leurs plans.

Depuis plusieurs semaines, les plus virulents des Gilets jaunes et la branche la plus violente de l’extrême gauche se donnent rendez-vous à Bordeaux et dans sa région. Le mot d’ordre du 8 février, lancé sur les boucles Telegram, faisait d’ailleurs état d’un rassemblement en « noir et jaune » dans la ville. Les services de renseignement intérieur – Service central du renseignement territorial (SCRT) comme Direction générale de la sécurité intérieure – sont sur le qui-vive. « Pour le moment, on est encore dans un mouvement à velléité belliqueuse mais totalement désorganisé. Chacun fait comme bon lui semble, tout en prenant des engagements verbaux devant le groupe : c’est notre chance ! » confie un officier du renseignement territorial. Fort de son succès lors du G7 à Biarritz, le SCRT est désormais en première ligne pour faire face à la subversion violente, le second enjeu prioritaire, après le terrorisme, dans la stratégie nationale du renseignement présentée en juillet 2019 par Pierre de Bousquet de Florian, le coordonnateur du renseignement, au président de la République.

Un ex-militaire, un ex-braqueur…

Certaines figures d’ultrajaunes et d’extrême gauche tentent tout de même d’apporter de la cohérence dans leur action. Le 7 décembre, les ultras avaient ainsi loué un appartement sur Airbnb avenue du Général-Leclerc au Bouscat, une commune de 23 000 habitants de l’agglomération bordelaise. En tout, près de 20 activistes, dont 8 femmes, organisés en commandos originaires de la région parisienne, de Lyon et de sa banlieue, des départements charentais, de l’Ardèche et de la Gironde, s’y étaient réunis, prêts à en découdre avec les forces de l’ordre.

Tous sont fichés et connus de la police et des services de renseignement et ont, pour certains, déjà été condamnés en justice. Le parquet de Bordeaux a ouvert à leur encontre une enquête pour dégradations commises en réunion et association de malfaiteurs en vue de commettre des violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique.

Le plus capé, celui qui fait office de chef, est un ancien militaire, engagé dans l’armée durant trois ans, mais aussi un ex-braqueur, spécialiste des vols à main armée de supermarchés, ce qui lui a déjà valu quatre ans de prison ferme. Lassana D., 35 ans, né en Seine-Saint-Denis, où il a grandi, a été fiché S par la direction du renseignement de la préfecture de police pour « son appartenance à la mouvance d’ultragauche susceptible de se déplacer en France ou à l’étranger pour se livrer à des actions violentes ». Il vit aujourd’hui à Lyon et est devenu un militant actif des Gilets jaunes : sur sa fiche d’antécédents judiciaires de 2019, il est connu pour « participation à un groupement en vue de la préparation de violences contre les personnes », infraction constatée par la police après son interpellation lors d’une manifestation.

Appartement Airbnb  

Convaincus que les militants s’apprêtaient à s’en prendre aux forces de l’ordre, gendarmes et policiers avaient investi l’appartement Airbnb le matin même de l’acte 56 des Gilets jaunes. Selon la synthèse du procès-verbal de perquisition, les policiers y avaient découvert « un atelier artisanal de confection d’engins offensifs, dont certains explosifs, destinés à l’attaque de forces de l’ordre lors de la manifestation prévue l’après-midi même ». Et y avaient également trouvé du matériel de protection, des bouchons-clous et des bouteilles d’acide chlorhydrique destinées à la confection de cocktails Molotov, ce qui vaudra à trois des suspects un placement en détention provisoire et, pour les autres, une interdiction de participer à des manifestations dans le cadre de leur contrôle judiciaire.

Les services de renseignement ne chôment pas. Le 8 février, c’est à nouveau à Bordeaux, en prévision de l’acte 65, qu’une action préventive est menée, mettant hors d’état de nuire plusieurs autres personnes en contact avec le réseau démantelé en décembre. Parmi elles, Anthony G., 22 ans, dit « le Bordelais » bien qu’originaire de Carpentras, connu pour transport de produit incendiaire et violences sur personne dépositaire de l’autorité publique, ou encore Jean-Michel J., 31 ans, originaire de Gennevilliers et lieutenant de Lassana D., l’ancien braqueur. D’autres démantèlements de réseaux violents qui ciblent principalement les forces de l’ordre devraient avoir lieu dans le courant de l’année. Me Gabriel Lassort, avocat de plusieurs personnes interpellées à Bordeaux, tient cependant à tempérer : « Les faits ne sont pas aussi clairs que ce qui a été donné dans la presse. Quand on reprend la personnalité des interpellés, ce sont sans conteste des gens qui manifestent depuis quasiment le départ des Gilets jaunes, mais ils ne sont peut-être pas si radicalisés que cela dans la mouvance black bloc », assure-t-il. Quant à la mobilité de ces groupes, elle s’explique aisément : « Il ne reste plus que quelques villes où les Gilets jaunes ne s’essoufflent pas. Ils essaient juste de se rassembler. » Pour peser davantage dans le débat public ?

« La radicalité est montée d’un cran, rétorque une source du renseignement. Mais, surtout, elle est partagée au-delà du cercle fermé de l’ultragauche. Ultragauche et ultrajaunes se sont rencontrés à l’occasion des manifestations parisiennes. La violence les a soudés. »

« Situation insurrectionnelle »

Les ultrajaunes ont imité le mode opératoire des black blocs, dont ils admirent l’efficacité. « Tous additionnent une grande frustration sociale et une allergie à l’autorité, continue notre source. Ils sont passés directement du militantisme jaune à la radicalité ultrajaune. La violence leur a donné un statut et une raison d’être : ils sont craints du pouvoir. Du point de vue des autres manifestants, ils incarnent les justiciers et se perçoivent comme tels. Après le 8 décembre, nous avons considéré que nous étions dans une situation insurrectionnelle. » Le Parquet national antiterroriste (PNAT) se saisira-t-il bientôt de ces faits, comme il le fait régulièrement en matière d’islamisme ? Début janvier, lors d’une conférence de presse, le procureur de la République de Grenoble, Éric Vaillant, a demandé que le PNAT prenne à son compte plusieurs dossiers d’incendies criminels commis dans la région et revendiqués par des groupuscules d’ultragauche libertaire.

« L’ensemble de ces destructions (…) peuvent être considérées comme des attentats terroristes », explique alors le procureur de Grenoble, parlant d’un « mouvement national » qui prend de l’ampleur. Quelques jours plus tard, fin de non-recevoir du procureur national antiterroriste, Jean-François Ricard, dans Le Figaro : « Banaliser la qualification terroriste serait attentatoire à la démocratie. » En clair : le PNAT ne souhaite pas, pour le moment, se saisir de faits dont les seules victimes seraient non pas des hommes et des femmes, mais des biens (casernes, véhicules, etc.) et qui ne semblent pas justifier le déploiement de méthodes d’investigation intrusives et particulièrement attentatoires aux libertés. Bascule-t-on petit à petit dans une ère de contestation ultraviolente, comme la France en a connu dans les mois ayant précédé Action directe« Clandestinité, revendications de leurs actions, etc. : le mode opératoire de l’ultragauche se rapproche du terrorisme, commente une source haut placée dans l’appareil de renseignement français. Ce qui manque, c’est le trouble grave. La borne n’a pas été franchie, peut-être même se maintiennent-ils volontairement juste en deçà… Mais on n’en est pas loin. » 

Par  et 

Source lepoint