Au milieu du XIXe siècle, une secte luthérienne s’installe en Palestine dans l’espoir de voir le Christ revenir à Jérusalem. Mais ses adeptes seront bientôt jugés indésirables en Terre sainte.
Quartier d’Emek Refaim, août 1978. Les petites maisons à toit de tuiles rouges et aux volets verts avec jardinet détonnent avec l’architecture du reste de Jérusalem. Au-dessus du porche d’entrée de l’une d’entre elles apparaît très lisiblement une inscription en allemand, écrite en style gothique. A l’intérieur, des ouvriers installent une nouvelle antenne de télévision pour le propriétaire, un rescapé de l’Holocauste de 82 ans, bien connu des riverains. En passant par le grenier pour accéder au toit, l’un d’eux découvre, caché dans un recoin, une boîte recouverte d’une épaisse couche de poussière. En l’ouvrant, l’homme n’en croit pas ses yeux : une casquette de feutre vert tirée d’un uniforme SS, un drapeau à croix gammée, un couteau en acier portant l’inscription « Blut und Ehre » (« sang et honneur »)… Appartenant à un ancien locataire, le contenant est rempli d’artefacts nazis.
La Société du Temple, fondée par Christoph Hoffmann
Pour comprendre comment de tels objets ont pu se trouver à cet endroit, il faut remonter plus d’un siècle en arrière, à des milliers de kilomètres de là. En 1854, Christoph Hoffmann, membre du mouvement piétiste, un courant luthérien, réunit une assemblée à Ludwigsburg, en Allemagne du Sud. Déçu de n’avoir pu imposer sa vision d’une plus grande indépendance de l’Eglise durant sa brève carrière politique, il est convaincu que le monde court à sa perte et que le Christ reviendra bientôt pour le sauver. Devant ses soutiens, il annonce alors la fondation d’une « société pour la réunion du peuple de Dieu à Jérusalem », qui prendra la forme d’une secte. Son nom : Tempelgesellschaft, la Société du Temple, en référence au temple qu’incarne l’homme nouveau selon l’apôtre Paul : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’esprit de Dieu habite en vous ? » (Corinthiens, III, 16). Ses adeptes, les « templiers », Templerim en allemand, n’ont aucun lien avec l’ordre des Chevaliers du Temple, fondé au XIIe siècle durant les croisades. Leur mission : fonder un royaume spirituel de Dieu en Terre sainte pour pouvoir y accueillir le Christ.
Les « templiers » allemands s’installent à Jaffa puis à Jérusalem
A cette époque, la Palestine, province de l’Empire ottoman, fait d’ores et déjà l’objet de pèlerinages et d’installations, pour des raisons aussi bien diplomatiques que religieuses. Ainsi, en 1869, date de l’accord signé entre la Prusse et la Turquie permettant aux Allemands d’acquérir des propriétés à Jérusalem, plusieurs centaines de templiers débarquent sur le territoire. Le groupe le plus important s’établit d’abord à Jaffa, où il reprend un ensemble de fermes et un hôtel à un groupe de méthodistes américains avant d’acheter un terrain arable dans la plaine de Sarona, à quelques kilomètres de la ville. Là, les Templerim cultivent des vignes, pratiquent l’élevage de troupeaux laitiers et commercialisent surtout des oranges, les toutes premières à porter le label « Oranges de Jaffa ». En 1873, grâce aux revenus de leurs différentes activités, ils peuvent enfin remplir leur premier objectif : s’installer à Jérusalem. Quelques centaines d’entre eux s’établissent à proximité de la Vieille Ville et baptisent leur quartier Emek Refaim, la vallée des Refaim. Ils y construisent des maisons, des écoles, un cimetière, et vivent en autarcie, sans chercher à faire du prosélytisme. Sur les 5 000 membres de la secte piétiste en 1875, 750 vivent en Palestine. Ils seront près de 2 000 en 1914.
Jusqu’en 1914, les rapports entre colons allemands et Juifs sont cordiaux
Entre ces deux dates, les membres de la Société du Temple constituent, à bien des égards, des artisans de la modernisation de la Palestine. Leurs hôpitaux sont érigés en modèle, leurs techniques agricoles conduisent à la généralisation du labour profond dans toute la province, leur commerce avec l’Europe ouvre de nouveaux marchés et permet l’importation d’équipements comme la pompe à kérosène, qui révolutionne l’irrigation. L’implantation réussie des templiers allemands précède aussi le tout premier établissement sioniste de Palestine, fondé en 1878 à Petah Tikvah par une communauté fuyant les pogroms russes. Les colonies agricoles juives, formées dans les années suivantes, font d’ailleurs appel à un templier, l’ingénieur et architecte Gottlieb Schumacher, pour dessiner les plans d’un cellier, et toutes s’inspirent de leurs méthodes. Les rapports entre les deux groupes de migrants sont cordiaux : les écoles des templiers accueillent des élèves juifs et les colonies juives représentent un important marché pour la vente de produits laitiers des piétistes. En outre, ils parlent la même langue, la plupart des Juifs de Palestine étant alors germanophones.
Mais la Première Guerre mondiale va bouleverser cet équilibre. Dès 1914, les jeunes templiers sont mobilisés pour combattre en Europe pour leur mère-patrie. Certains restent sur place, mais l’Allemagne leur demandera bientôt de défendre les positions turques dans le Sinaï face aux assauts des alliés. Ils seront déportés en Egypte après leur défaite. A l’issue du conflit, la Palestine passe sous mandat britannique : il ne reste plus d’Allemands sur le territoire, après des années de guerre et d’exil. Mais cela n’arrête pas la Société du Temple qui tente de convaincre la Grande-Bretagne de reprendre leurs colonies. Ainsi, en 1921, un peu plus d’un millier de Templerim s’installent en Palestine. Mais les choses ont bien changé. Désormais, les Juifs n’ont plus besoin d’eux pour poursuivre leur modernisation, les Britanniques s’en chargent. Par ailleurs, certains adeptes de la secte s’inquiètent de la multiplication de colonies juives qui s’implantent autour d’eux, sentant leur place menacée.
Les jeunes templiers rejoignent Hitler en masse
Dans ce contexte, la montée du nazisme en Allemagne trouve un écho auprès de certains templiers à Jérusalem. Les piétistes allemands, fervents patriotes comme ils l’avaient montré en accueillant l’empereur Guillaume II lors de sa venue en 1898, sont touchés par le discours nationaliste d’Hitler. D’aucuns voient même en lui un nouveau Luther, que les nazis ne manquent pas d’utiliser lors des Congrès de Nuremberg, affichant la page de garde de l’ouvrage Des Juifs et de leurs mensonges, écrit par le moine allemand quatre cents ans plus tôt. Dès 1932, la première antenne du NSDAP (le Parti national-socialiste des travailleurs allemands, ou parti nazi) en Palestine est créée par Karl Ruff, fils de Templerim de Haïfa. L’année suivante, la surveillance de Jérusalem pour le compte des nazis est confiée à Ludwig Buchhalter, membre éminent de la Société du Temple.
Malgré la mise en garde de la vieille génération de templiers, les jeunes membres de la secte rejoignent en masse le parti du Führer. Au milieu des années 1930, 75% des Templerim sont des membres du NSDAP, et 42% des templiers participent à des activités nazies. L’espace de quelques semaines, le drapeau à croix gammée flotte sur les balcons des maisons du quartier d’Emek Refaim. En réponse, les Juifs lancent un boycott des produits et des commerces allemands.
Mais la Seconde Guerre mondiale met bientôt un terme aux activités nazies des templiers de Jérusalem. Le 3 septembre 1939, la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne et emprisonne à Saint-Jean-d’Acre (au nord de la Palestine) tous les Templerim en âge d’être appelés. Certains seront échangés avec l’Allemagne contre des Juifs détenus dans des ghettos ou des camps de concentration. Après la guerre, une poignée de templiers espèrent revenir, mais la création de l’Etat d’Israël, en 1948, rend leur entreprise impossible. Aujourd’hui, quelques membres de la Société du Temple subsistent encore, au Wurtemberg (sud-ouest de l’Allemagne) ou en Australie.
📸 En images : la Ville sainte, entre foi et guerres.
➤ Article paru dans le magazine GEO Histoire de décembre 2019 – janvier 2020 sur Jérusalem (n°48).
La balade à Emek Refaïm à la recherche des maisons des templiers est magnifiques : les frontons aux inscriptions gothiques et années de construction vous permettront de les reconnaître. Ces demeures sont nombreuses dans Rehov Emek Refaim, mais ne négligez toutes les autres rues où vous trouverez des merveilles.