“Je ne pouvais pas imaginer Jérusalem sans sa librairie française”

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La librairie francophone Vice-Versa à Jérusalem a été créée le 14 juillet 2000 par trois associées. Dans une ville au coût de la vie élevé, caractérisée par une grande instabilité des commerces et de fréquentes faillites, une telle longévité constitue une gageure. Nathalie Hirschsprung, sa directrice, nous en dévoile les coulisses au quotidien.

ActuaLitté : Quelle est l’histoire de votre librairie ?


Nathalie Hirschsprung : La librairie est titulaire de l’agrément « Librairie francophone de référence » délivré par le CNL depuis 5 ans. C’est une librairie indépendante généraliste dont le rayon phare a pour objectif de rapprocher les cultures : littérature française traduite en hébreu et littérature israélienne traduite en français. Au-delà, un très vaste choix : littérature classique et contemporaine, romans policiers, développement personnel, psychologie et philosophies, histoire et géographie, actualités de la région, rayon jeunesse, BD, rayon français langue étrangère, livres scolaires, éducation, cuisine, arts, vie pratique, papeterie, cadeaux, revues…

J’ai connu la librairie lorsque j’étais en poste à Jérusalem, de 2003 à 2006. Je dirigeais alors le centre culturel français Romain Gary. Lorsque les anciennes propriétaires ont annoncé leur volonté de prendre leur retraite, je n’ai pas pu résister. Fonctionnaire de l’état français, j’ai tout quitté pour reprendre la librairie, dans laquelle j’ai investi toutes mes économies. L’aventure a commencé pour moi le 1er janvier 2019.

Venant des métiers de la culture et de l’enseignement (directrice de centres culturels, attachée de coopération éducative, didacticienne de formation, directrice de collection et co-auteure de la nouvelle méthode de FLE Cosmopolite chez Hachette FLE, conceptrice de médiathèques), j’ai décidé de « sauter le pas ».

Je ne pouvais pas imaginer Jérusalem sans sa librairie française. Je vis cette reprise comme une forme affirmée de militantisme en faveur de la langue et de la culture françaises. J’ai reçu un excellent accueil de l’équipe du CNL, du BIEF, de la Centrale de l’édition et de l’AILF et je tiens à les en remercier.

Quelles sont les spécificités historiques du marché du livre en Israël ?

Nathalie Hirschsprung : Au pays du peuple du livre et des textes sacrés, le livre est aujourd’hui un bien de consommation courante. Le niveau élevé d’études, comparable à celui des pays européens, ainsi qu’une forte tradition de lecture sont à l’origine de cet intérêt pour le livre. C’est un marché très dynamique. La littérature israélienne s’exporte bien et le marché de la traduction est en plein essor.

Mais l’édition israélienne doit faire face à plusieurs enjeux importants afin de maintenir son équilibre. En effet, l’absence de loi sur le prix fixe du livre et le recours systématique aux promotions a renforcé la position de deux grandes chaînes de librairies au détriment des librairies indépendantes. À l’exception des confrères qui se consacrent essentiellement à la diffusion de textes religieux en langue française, nous sommes deux librairies francophones généralistes indépendantes dans le pays, une à Tel-Aviv et nous à Jérusalem.

La librairie Vice-Versa est la seule à être titulaire de l’agrément « Librairie francophone de référence » délivré par le CNL.

À ce jour, à quelles problématiques faites-vous face ?

Nathalie Hirschsprung : Israël est certes une terre de francophonie, mais les clients potentiels ne sont pas tous fidèles à la librairie. Ils achètent des livres lors de leurs déplacements en France ou les commandent sur Internet, pour des raisons évidemment financières. Malgré les remises consenties par les éditeurs, le prix de chaque livre vendu en librairie doit malheureusement répercuter les frais de transport et de dédouanement (29 %) et la TVA locale (17 %).

Par ailleurs, il est évident que nous ne pouvons pas nous contenter de vendre des livres uniquement à la librairie. Nous avons donc mis en œuvre une politique de service au plan national. Nous servons des clients qui résident dans d’autres villes du pays, des établissements scolaires, des bibliothèques municipales, des associations, des centres culturels. Nous nous déplaçons dans des soirées littéraires organisées par nos partenaires, nous sommes nous-mêmes à l’origine de tournées d’auteurs dans plusieurs villes du pays. Nous essayons d’être présents un peu partout.

Au-delà, j’aimerais souligner que la survie des librairies françaises à l’étranger dépend également de l’engagement des services culturels des ambassades, en particulier en ce qui concerne les livres scolaires. Lorsque j’étais en poste, j’ai été une des premières à faire appliquer une recommandation du Ministère français des Affaires étrangères, qui enjoignait le réseau culturel français à ne plus acheter de livres en France mais à faire travailler les librairies françaises sur place.

Il semble malheureusement que cette époque soit quelque peu révolue, puisque notre principal concurrent dans le secteur du livre scolaire est aujourd’hui la Libraires de l’éducation (LDE), basée en France.

Enfin, le consulat général de France à Jérusalem et ses services culturels passent leurs commandes soit en France, soit à des magasins qui ne sont pas des librairies francophones. Nous espérons que la nouvelle équipe en place saura rétablir un juste équilibre.

Comment établissez-vous votre sélection d’ouvrages mis en avant ?

Nathalie Hirschsprung : Nous faisons feu de tout bois ! Services de presse, épreuves en ligne, Livres Hebdo, magazine Lire, recensions sur des sites de qualité, comme celui d’ActuaLitté que nous suivons régulièrement. Nous faisons participer nos clients, nous invitons régulièrement des auteurs. Je voudrais ici remercier un groupe Facebook extra, « SOS libraires ». En qualité de « petite nouvelle » dans la profession, je dois dire que les confrères et consœurs de ce groupe sont juste formidables !

Quelles sont vos relations avec les distributeurs ?

Nathalie Hirschsprung : Plutôt très bonnes. Je reçois beaucoup d’aide, ils sont sensibles aux difficultés de la nouvelle libraire que je suis, ils aident du mieux qu’ils peuvent, sont généralement bienveillants pour nous aider à réparer nos erreurs de débutants. Certains éditeurs nous accompagnent parfois dans nos initiatives (par exemple les tournées nationales que nous avons commencé à organiser). Un grand merci à Albin Michel !

Quel regard portez-vous sur l’industrie du livre ?

Nathalie Hirschsprung : Ma principale préoccupation porte sur l’apparition du livre dématérialisé, livre auquel les librairies hors Europe n’ont guère accès. Pour moi cette nouvelle forme de livre témoigne d’un plaisir solitaire, qui rompt la relation traditionnelle des lecteurs avec leur libraire. Autre souci du même ordre : nous aurions il me semble un public pour le livre audio. Sauf que dans les pays développés, dont Israël fait partie, plus personne n’a de lecteur de CD

Il faudrait donc que tout livre lu soit accompagné d’un code de téléchargement en MP3, ce qui est loin d’être le cas. Je suis donc fort préoccupée par cette industrie française du livre numérique ou assimilé qui ne prend pas en compte nos réalités de terrain hors de France.

Vous avez adhéré cette année à l’Association internationale des libraires francophones. Quelles sont vos attentes ?

Nathalie Hirschsprung : Qui dit réseau international dit échanges fructueux et enrichissants. J’ai eu grand plaisir à rencontrer mes confrères et consœurs lors d’un séminaire organisé à Paris en juin 2018. Je suis friande d’informations, de partages, de coopérations, de conseils. Telles sont mes attentes face à l’AILF.

Vous avez repris la librairie au début de l’année 2019. Quels sont vos projets à plus ou moins long terme pour la librairie ?


Nathalie Hirschsprung : Ainsi qu’indiqué précédemment, la librairie ne peut pas se contenter de ses seules ventes au magasin. Même si elle a la chance d’avoir une clientèle fidèle, que les nombreuses rencontres signatures qu’elle organise connaissent généralement un honnête succès, notre vision à moyen et long terme s’appuie sur une externalisation ambitieuse des services.

Nous projetons de développer fortement le service au plan national. Nous avons déjà commencé, grâce à un travail de fond sur la communication (réseaux sociaux) et grâce à notre émission de radio hebdomadaire à retrouver ici et sur nos réseaux sociaux.

Nous avons un premier projet (à réaliser d’ici à fin 2020) d’avoir une camionnette-librairie et de nous rendre au moins une fois par mois dans les principales villes du pays pour y rencontrer les francophones et les francophiles et leur proposer une « librairie à domicile ». Et aussi un deuxième projet, qui consiste à organiser sur place une formation à la lecture publique afin de proposer les services de la librairie dans les maisons de retraite et dans les écoles.

Au-delà, nous comptons prendre soin du magasin et de ses clients. En prévision, un relooking total et une modernisation des outils de travail.

Librairie Vice Versa – Shim’on Ben Shatakh St 1 – Jerusalem, Israël

En partenariat avec l’AILF

Source actualitte