Pour Marc-Alain Ouaknin, rabbin et philosophe, l’important ce n’est pas Dieu, c’est le texte, l’interprétation qu’on en fait. Il invite à garder en vie les écrits, qu’ils soient sacrés ou bien profanes. Premier volet de la série d’été sur le savoir en partage.
C’est plus fort que lui. Quand on lui demande s’il se voit en « passeur » de savoirs, Marc-Alain Ouaknin plonge dans le mot, voguant d’une langue à l’autre pour conjuguer les éclairages étymologiques et faire jaillir le sens. Comme souvent, le rabbin et kabbaliste s’offre un détour fécond par l’hébreu. Mais il se gardera cette fois de convertir le mot en nombre (1) pour le rapprocher d’autres mots de même valeur. Il ne cherchera pas non plus sa première occurrence dans la Torah, « celle qui lui donne sa tonalité ». Car la traduction parle d’elle-même : le terme hébraïque ivrit, qui signifie « hébreu », partage sa racine avec le verbe passer.
Ainsi donc, la notion de passage rejoint l’essence du judaïsme. D’ailleurs, toujours en hébreu, un seul mot safa, désigne la langue et la rive. « L’homme est rivière, il a besoin de deux rives », insiste Marc-Alain Ouaknin, qui dit être « né dans un horizon de traduction ».
La famille de son père, l’ancien grand rabbin de Marseille, a ses racines enfouies dans les contreforts de l’Atlas. « Il y avait toujours une vague sonorité arabe dans le français de mes grands-parents paternels », se souvient celui qui, à la yeshiva, l’école talmudique, a aussi appris le yiddish que parlaient en Alsace ses grands-parents maternels.
« Je suis profondément athée et profondément croyant »
Traduire reste pour lui un verbe du quotidien. Cet « obsédé textuel » qui a enseigné la littérature comparée et la philosophie à l’université Bar Ilan de Tel-Aviv a ainsi créé l’atelier Targoum, un cycle d’enseignement et de traduction autour de la Torah, à Paris et Aix-en-Provence. Et après avoir, en 2001, proposé avec Anne Dufourmantelle une nouvelle version du livre de Jonas dans le cadre de La Nouvelle Traduction de la Bible des éditions Bayard, Marc-Alain Ouaknin achève ces jours-ci un travail amorcé il y a trente ans : une nouvelle traduction « de la genèse de la Genèse », les onze premiers chapitres, jusqu’à la naissance d’Abraham. Ce texte à paraître fin octobre aux éditions Diane de Selliers dialoguera avec les œuvres de peintres modernes et contemporains, tels que Malevitch, Kandinsky, Klee ou encore Gérard Garouste, « ami qui traduit en images la pensée talmudique que nous étudions ensemble chaque semaine », confie l’auteur, qui compte des dizaines d’ouvrages à son actif.
Pour Marc-Alain Ouaknin, foi et savoir sont intimement liés. « Je suis profondément athée et profondément croyant parce que j’ai foi dans le savoir, dans la tradition, dans l’intelligence que les textes donnent aux lecteurs que nous sommes. Dans la tradition juive, Dieu n’a pas d’importance. L’important, c’est le texte, l’étude qu’on en fait », lance-t-il, sûr de son effet. Et d’étayer son propos avec l’histoire de cet élève d’une yeshiva qui raconte avec fierté à son maître qu’il a« traversé trois fois » le talmud, cet ensemble de commentaires bibliques. Un jeune homme auquel le maître demande alors en retour si le talmud « l’a traversé »…
Au fond, estime-t-il, judaïsme et christianisme font face à un défi similaire. « Le croyant a pour rôle de libérer l’infini du divin que l’on a enfermé dans le corps du texte ou dans celui du Christ. Pour le juif, il s’agit de libérer Dieu de sa prison, de la finitude des mots, par l’interprétation, en gardant à l’esprit qu’il y a dans chaque mot un oiseau aux ailes repliées qui attend le souffle du lecteur », dit-il, en convoquant théologie, philosophie et poésie, cet autre versant de son travail (2).
Un « maître de lecture »
Aussi, plutôt que de parler de lui comme d’un passeur de savoirs, Marc-Alain Ouaknin se pense en « maître de lecture », doté d’un savoir-faire avec les mots et fort du plaisir de partager. Il est ainsi cet enseignant qui aide l’élève à garder le texte – sacré ou littéraire – vivant, à en proposer, encore et toujours, des sens nouveaux.
Sa force consiste à pouvoir s’adresser à des érudits comme à un plus large public. Depuis onze ans, il le fait chaque dimanche matin au micro de France Culture, dans l’émission « Talmudiques ». Avec une double exigence : « Porter une vision éminemment ouverte du judaïsme et transmettre le plus haut niveau de la pensée juive en trouvant pour le dire les mots les plus simples. »
Ce rendez-vous, estime-t-il, est suivi à 80 % par des non-juifs. « Certains m’en parlent comme d’un rituel dominical, en lieu et place de la messe ou du jogging », s’amuse-t-il. Un rituel en forme d’aller-retour, un de plus, d’une rive à l’autre, « sans syncrétisme, pour ne pas perdre la dynamique du passage ».
————————–
« Être juif, c’est remercier »
« En hébreu, les mots « juif » et « remercier » possèdent la même racine. Le grand commentateur du Moyen Âge, Rachi, affirme d’ailleurs que quelqu’un qui dit merci est juif, tandis que l’on ne peut pas être juif si l’on ne sait pas dire merci. Dans ma famille, avant même de prononcer la première prière du matin, nous adressons une prière de remerciement à un chanoine, Raymond Vancourt, figure de la Résistance dans le Nord de la France, qui a caché ma mère et ses proches pendant la guerre. Si je ne devais faire passer qu’une idée, ce serait celle-là : la gratitude. »
(1) En hébreu, chaque lettre et donc chaque mot possèdent une valeur numérique.
(2) Il a écrit notamment Le Colloque des anges (Fata Morgana, 1995) et Je suis le marin de tes yeux (Alternatives, 2000). Demain Françoise Combes, astrophysicienne
Denis Peiron