Enrico Macias : enfant de deux pays

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Enrico Macias vient de célébrer ses 80 ans à l’Olympia. Un destin hors normes où le magique côtoie le tragique.

Gaston se balade dans les rues de Constantine. Du haut de ses 6 ans, il avance d’un pas décidé. Il sait où il va, chez le menuisier. Il adore cet endroit, son odeur, ses petits trésors. Le gamin sait aussi ce qu’il vient chercher : de quoi faire une guitare à sa façon. Le patron l’a à la bonne. Il le laisse entrer, prendre quelques bouts de bois. Tiens, celui-ci fera l’affaire. Reste à trouver des clous et un élastique. Et voilà de quoi jouer. Gaston Ghrenassia ne s’imagine pas encore chanteur. Encore moins Enrico Macias. Ça, ce sera bien plus tard, quand il commencera à jouer avec les Gitans, « les frères Enrico », qui le surnommeront le petit Enrico pour l’accueillir dans leur clan, le visage noirci par le charbon, les cheveux ébouriffés pour leur ressembler.

« On entend ces influences-là dans sa musique, explique Kendji Girac, enfant de la communauté gitane. Enrico a le même jeu de guitare que mon père. Et chez moi, on a toujours écouté Enrico. Ses chansons nous faisaient pleurer. » Notamment « Adieu mon pays », que le jeune chanteur vient d’enregistrer avec son aîné pour l’album « Enrico Macias & Al Orchestra ». Merveille où l’artiste de 80 ans, qui vient de passer deux soirs cette semaine à l’Olympia, retrouve ses racines. Celles de Constantine, de l’Algérie où tout a commencé. Où une partie de sa vie de juif pied-noir est restée aussi.

L’enfant de la mélancolie

Assis au milieu de son bel appartement parisien qu’il loue non loin de l’Opéra, l’artiste en parle toujours le regard malicieux, les larmes jamais loin des yeux. Il y a les deux chez lui. Le bonheur d’être devenu un artiste populaire. Le malheur d’avoir vu sa vie ponctuée de drames. Une pointe de mélancolie derrière les sourires généreux. « Je tiens ça de ma mère, Suzanne. A l’âge de 17 ans, elle est rentrée chez elle, a retrouvé ses sœurs, ses neveux, tous massacrés. C’était le pogrom contre les juifs de Constantine en août 1934. Après ça, elle a eu immédiatement les cheveux blancs. Puis quand elle était enceinte de moi, elle a eu un grave accident de la route. Les médecins ont demandé mon père : On ne pourra peut-être pas sauver et la mère et l’enfant. Lequel des deux voulez-vous gardez ? Et il m’avait choisi. Heureusement, elle a survécu. Mais il y a toujours eu de la mélancolie dans ses yeux. »

L’ado musicien

Il y en a aussi dans ceux d’Enrico quand il raconte le petit Gaston qu’il était, à Constantine, profitant de l’absence de ses parents pour décrocher la mandoline au-dessus de leur lit. « J’en jouais en cachette, parfois avec mon grand-père paternel qui, lui, était à la flûte. Mon père n’en savait rien. Il était violoniste professionnel et en avait bavé pour y arriver. Il ne voulait pas que je vive la même chose. Quand ma grand-mère m’a ramené une guitare de Tunisie, il l’a cachée pour que je n’en joue pas ».

Mais les chats ne font pas des chiens. Alors, Gaston Ghrenassia sera musicien. Il le sait. Surtout que son futur beau-père le pousse. Raymond Leyris, surnommé Cheikh Raymond ou Tonton Raymond, figure mythique du malouf, musique arabo-andalouse née aux bords de la Méditerranée. « J’ai rejoint son orchestre quand j’étais adolescent. Raymond disait à mon père : Laisse jouer le petit. » Le jeune guitariste finira par devenir chanteur. Mais il est d’abord pion dans un collège, puis instituteur. « J’apprenais le français à des petits musulmans. Je ne devais pas leur parler en arabe. »

C’était la fin des années 1950, le temps des colonies. Jusqu’à ce que l’Algérie se soulève. La guerre et ses excès, ses dommages collatéraux. Le 22 juin 1961, Cheikh Raymond, star de la communauté juive de Constantine, est abattu d’une balle dans la nuque. « On le soupçonnait de faire partie de l’OAS, d’être parti en Israël alors que c’était un artiste de gauche. Il y avait un complot qui se tramait : quelques jours avant sa mort, il était en France avec mon père. Je les ai appelés en leur disant : Vous ne bougez pas. Raymond m’a dit : Je préfère mourir en Algérie que vivre en France. Et il est rentré. Je me souviendrai toujours de mon grand-père hurlant : ils ont tué Raymond, ils ont tué Raymond. »

La famille Ghrenassia se sent menacée, pense même être la prochaine sur la liste. « On avait trouvé des tracts dans la rue condamnant à mort tous les musiciens de Raymond dont moi. On s’est sauvés. »

Le jeune homme exilé

Adieu son pays. L’artiste et ses proches, dont sa future femme, Suzy, la fille du défunt Raymond, dont Gaston est amoureux depuis l’adolescence, traversent la Méditerranée qu’ils laissent derrière eux, comme une plaie béante toujours à vif. « C’est une blessure inguérissable, confirme son ami Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre qui partage avec lui des racines pieds noirs d’Algérie. Quand on se voit, je sens son immense nostalgie de cette époque. Il incarne le déchirement qu’ont pu connaître nos familles respectives. »

Une fois en France, dans les réunions de famille, on met souvent un disque de Raymond sur la platine. « Je me souviens que tout le monde pleurait en les écoutant, raconte Jean-Claude Ghrenassia, fils et désormais musicien et producteur de son père. A la maison, on ne parlait pas de ce drame, mais c’était sous-jacent. Il a fallu attendre vingt-cinq ans pour que mon père joue l’œuvre de mon grand-père en France. »

Le mari absent

Heureusement, il y a la musique qui soigne les peines. En 1965, le frère d’Enrico, Jean-Claude, trouve la mort dans un accident. « Tout s’est écroulé pour moi alors que je commençais à réussir en France, se souvient Enrico. J’ai voulu reprendre les concerts rapidement. Le premier que j’ai donné, c’était à Biarritz. C’est là où j’avais vu mon frère pour la dernière fois. »

En 2008, c’est sa femme Suzy qui disparaît après avoir combattu des problèmes cardiaques toute sa vie. « C’était son pilier, se souvient sa fille Jocya. Elle était sa complice, sa conseillère, donnait son avis sur les chansons. » « Et c’était elle qui tenait la maison, ajoute son fils Jean-Claude. Quand on était petits, mon père était souvent absent, et quand il voulait jouer le Père Fouettard sur les devoirs, ça ne durait pas longtemps. Il perdait patience, me disait d’approfondir ma leçon… puis revenait dans ma chambre me jouer à la guitare mes chansons préférées. » Mais Suzy était là pour remettre de l’ordre dans tout ça.

Le patriarche

Pas toujours facile de vivre avec un artiste souvent ailleurs. « Mon père aimait et aime toujours s’amuser et n’a jamais été fidèle, ose Jocya. Mais comme il le dit lui-même : il est toujours rentré à la maison. Et ma mère a vraiment été la femme de sa vie. » Beaucoup pensaient qu’il ne se remettrait pas de sa disparition. « Le jour de sa mort, il y a quelque chose qui s’est éteint chez lui, glisse Elyot, son petit-fils de 24 ans. Il va tous les jours allumer une bougie dans la chambre de ma grand-mère. » « J’ai eu envie de tout laisser tomber quand elle est partie, confirme Enrico. Et puis je me suis dit que pendant cinquante ans, nous avions connu les hôpitaux, les opérations à cœur ouvert, les piqûres et qu’elle était mieux là où elle est. »

Une fois encore, la vie est plus forte que tout chez Enrico qui reprend la guitare, les concerts, les disques. « Mon père est un éternel optimiste », souligne son fils. « La mélancolie, il la chasse par un rire, s’enthousiasme Jocya. Dans ces cas-là, il est très drôle, très généreux, aime partager. Pendant des années, il a quand même accepté d’accueillir en vacances dans le Sud mes deux fils et leurs petites sœurs que mon ex-mari a eues avec une autre femme après notre divorce. Avec nous, c’est le patriarche qui ne flanche pas. Ses coups de blues, il les garde pour ses potes. »

Le chef de bande

Mais c’est aussi la franche rigolade avec ses amis à la Boule Rouge, leur QG, restaurant tunisien situé pas loin de chez lui. « Enrico, je le connais depuis quarante-deux ans, raconte le patron, Raymond Haddad. Il est venu un jour, puis le lendemain, le surlendemain. Il a fini par me faire un chèque en blanc en me disant : Comme je vais beaucoup venir, vous le remplirez à la fin du mois. » Pas une semaine ou presque sans qu’il débarque avec sa bande.

« Quand j’étais petit, la moindre de ses apparitions à la télé rendait tellement heureuse ma mère que je pensais qu’Enrico était mon oncle, se souvient le comédien Ary Abittan. Il m’a offert sa première partie en 2006 parce que mon père, chauffeur de taxi, lui a parlé de moi en le conduisant. Je n’oublierai jamais ça. Ce que j’aime quand je le vois, c’est le faire rire. Il a 5 ans quand il se marre. »

« Il a beaucoup d’autodérision. J’adore le mettre en boîte », ajoute l’acteur Robert Castel. « C’est un grand frère, Gaston, avoue Gérard Darmon. J’ai toujours envie de le protéger. Il a besoin d’être rassuré. On vient de tourner une série ensemble, « Family Business », pour Netflix. Et sur le plateau, comme il a fait peu de cinéma, il cherchait mon regard. Je pense que je suis l’un des seuls à lui dire de se redresser, de ne pas baisser les bras quand je le sens un peu flancher. »

Le Capitaine

Mais Enrico ne lâche rien, même embourbé dans une affaire de gros souset un montage financier douteux où une banque qui lui a prêté 35 millions d’euros pour construire sa villa à Saint-Tropez a fait faillite et hypothéqué sa maison. Le chanteur a perdu en première instance et espère gagner en appel. « Il veut la garder sa villa, c’est son seul bien », soupirent ses proches. Le chanteur ne veut pas trop en parler et préfère penser à la musique : celle de ses petits-enfants Symon et Elyot, chanteur et musicien, qui ont installé leur studio dans son appartement et l’appellent le Capitaine ; la sienne, qu’il défend toujours sur scène ; et celle de son mentor, sur laquelle il revient toujours. Il rêve d’un concert, salle Pleyel, avec un orchestre symphonique pour célébrer le répertoire de Cheikh Raymond dans quelques mois. Et avec lui le gamin de Constantine.

BIO EXPRESS

11 décembre 1938. Naissance de Gaston Ghrenassia à Constantine, en Algérie, fils de Sylvain Ghrenassia, violoniste, et Suzanne Zaouch.

1956. Il devient instituteur et joue de la guitare dans l’orchestre de Cheikh Raymond.

1961. Sa famille fuit l’Algérie et s’installe à Argenteuil.

1962. Il adopte le nom d’Enrico Macias et devient le symbole de l’exil des Pieds-noirs avec la chanson « Adieu mon pays ». Il épouse Suzy Leyris. Le couple aura deux enfants.

1965. Son frère Jean-Claude décède dans un accident de voiture.

1980. Le secrétaire général des Nations unies lui décerne le prix de Chanteur pour la paix.

2006. Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres

2008. Il perd 20 millions d’euros dans la crise financière islandaise. Décès de Suzy.

Source leparisien