Grand entretien avec Georges Kiejman : « Pourquoi ai-je survécu ? »

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« Midi Libre » est allé à la rencontre de l’avocat Georges Kiejman, 86 ans, qui porte un regard touchant et désenchanté sur son parcours et ses combats.

Pourquoi publier votre plaidoirie pour « Charlie Hebdo », douze ans après le procès des caricatures de Mahomet ?

Ce document a un double mérite. Celui, évident, de rappeler que la liberté d’expression est toujours menacée et qu’il faut donc toujours la défendre. Et le mérite beaucoup plus triste de rappeler que hélas, ce procès a été suivi quelques années après de l’assassinat de ceux qui l’avaient provoqué. On m’a convaincu que c’était une façon de les ramener à l’existence, de leur rendre hommage. Alors ma foi, pourquoi pas ?

À l’époque, le procès a été vécu comme un procès utile pour la défense de la liberté d’expression. Le droit français ne connaît plus depuis longtemps le délit de blasphème. Baudelaire a été le dernier poursuivi sur ce fondement, pour la publication des Fleurs du Mal.

Mais, huit ans après cette victoire judiciaire, est survenu l’attentat contre « Charlie » ?

Cela prouve que l’intolérance de certaines minorités agissantes et leur hostilité sont persistantes. Le califat de l’État islamique n’existe plus, mais les attentats n’ont pas cessé. Au procès, j’avais regretté que l’on n’aille pas plus loin dans l’examen des rapports de l’islam avec la violence. Je sais bien qu’il n’y a pas de pape en islam, mais je trouve dommage qu’aucune autorité musulmane n’ait pris un jour une fatwa contre le terrorisme, et dit haut et fort : ces gens-là dénaturent notre religion.

Vous avez subi enfant une autre violence, celle de la Shoah. Que pouvez-vous en dire ?

L’humanité a connu beaucoup de génocides. Ce qui fait la caractéristique de la Shoah, c’est d’abord que c’est un massacre organisé par un peuple considéré à juste titre comme l’un des plus civilisés et cultivés de la Terre. Et ce massacre a visé des gens parce qu’ils étaient nés juifs, ce qui était une indication très vague. Mon père est mort à Auschwitz, ma sœur en est revenue, mais est morte aussi.

Les témoins directs sont de plus en plus rares. Raison de plus pour que les jeunes sachent de quoi l’humanité est capable dans ses mauvais penchants. Aujourd’hui encore, il faut se saisir de toutes les occasions pour lutter contre le retour du mal. Je regrette que les jeunes qui ont toujours vécu en paix ne réalisent pas que l’Europe a été l’un des moyens de leur assurer cette paix.

Est-il facile de raconter, pour les survivants de la Shoah ?

Non. Et vous avez des gens comme moi qui ont du mal à participer à des actions mémorielles. J’encourage tout le monde à y participer, mais assez lâchement, j’évite souvent d’être confronté à une douleur lancinante. Beaucoup de ceux qui ont survécu ont le sentiment d’avoir bénéficié non pas de la protection de Dieu, parce que Dieu était bien absent dans toute cette histoire, mais d’avoir eu tout vulgairement une chance que peut-être ils ne méritaient pas. Pourquoi ai-je échappé deux fois à la déportation ? Pourquoi ai-je survécu ? Pourquoi mon père n’a pas survécu ? J’ai écrit : « Pardon d’avoir survécu » sur le livre d’or d’Auschwitz, ce qui peut paraître une phrase étonnante, mais je crois que c’est un sentiment très fort chez beaucoup de juifs rescapés.

Vous êtes avocat depuis 1953. Par vocation, par mission, par passion ?

Ce métier a sûrement été pour moi une passion. J’ai eu, en raison d’une enfance difficile, la conviction que le monde était assez injuste, et que les avocats pouvaient contribuer à rendre la société plus libérale, plus indulgente, plus ouverte. J’appartiens à une génération, celle d’Henri Leclerc, de Badinter, de Thierry Levy, qui croyait cela très fort. Est-ce qu’on a réussi ? Je n’en suis pas sûr.

Vous semblez désenchanté par votre parcours…

J’ai un discours un peu désenchanté, non pas que je me reproche quoi que ce soit, mais je ne me fais pas d’illusion sur l’efficacité de mon action. Je ne la regrette pas, j’ai toujours eu le sentiment d’agir dans le bon sens, mais agir dans le bon sens et réussir sont deux notions distinctes. Je ne suis pas Rousseauiste, je crois que chacun de nous est capable de commettre un acte plus ou moins mauvais. Et je ne pense pas que nous ayons aujourd’hui ce sens de l’intérêt général auquel nous avons cru dans notre jeunesse. On assiste à un triomphe de l’individualisme, et c’est assez triste.

Avez-vous perdu tout espoir d’améliorer la société ?

Pour trouver un peu de cohérence à mon attitude, je me sers d’une phrase de Scott Fitzgerald : « Il faudrait comprendre que les choses sont sans espoir et être pourtant décidé à les changer. » Bien sûr qu’il faut continuer à espérer, mais on affronte une société nouvelle, et les gens de ma génération ne sont pas faits pour elle.

Comment jugez-vous l’évolution de votre métier ?

Je me suis inscrit au barreau en 1953. Ce n’était pas hier… Il y avait à Paris 2 000 avocats. Aujourd’hui, il y en a 30 000. Je vais dire, par euphémisme, que si le nombre d’avocats a été multiplié par 15, je ne crois pas que ce soit le cas au plan des gentlemen dans la profession. Aujourd’hui, cette profession recouvre des réalités très différentes, entre certains, aux sommets somptueux, qui sont des banquiers d’affaires, et les plus démunis réduits au rang de travailleurs sociaux.

Est-ce que tous ces avocats sont utiles ? Je veux le croire. Mais entre de simples techniciens du droit et ceux qui sont restés des espèces de médecins de famille humanistes propres à prendre en charge les angoisses de leurs concitoyens, il y a un fossé. Aujourd’hui, la plupart des avocats n’ont jamais mis les pieds dans une prison, et ne savent pas ce qu’est l’exercice du droit pénal, avec l’angoisse que cela suppose.

Et la justice ?

Sur la justice, quelques progrès ont été faits. Beaucoup de magistrats sont, au moins dans la forme, respectueux de ceux qu’ils ont à juger. Je fais la distinction entre les magistrats, qui sont des fonctionnaires de l’ordre judiciaire, et les juges, qui sont des femmes ou des hommes exceptionnels, capables de réfléchir et de distinguer le bien du mal. Je ne les confonds pas. Il y a plus de 10 000 magistrats. Combien y a-t-il de juges ? Je laisse à chacun d’eux le soin d’en décider.

« Le pouvoir ? Non. Je préfère les femmes en voyage »

Il fut l’époux de Marie-France Pisier et a la réputation d’un grand séducteur.

Avocat de la famille de Marie Trintignant, tuée par Bertrand Cantat en 2003, Georges Kiejman garde du recul face au mouvement#metoo. « J’accueille avec beaucoup de méfiance certains de ses excès : on finit par oublier qu’avant de condamner quelqu’un, même médiatiquement, il faut être certain des faits, et c’est parfois oublié par certaines dénonciatrices. » « Cela ne veut pas dire que sur l’essentiel, je ne suis pas d’accord avec elles, c’est-à-dire sur le fait que les hommes abusent trop souvent du pouvoir qu’ils tiennent, de leur force physique ou de leur position sociale.

Mais au moment de l’affaire Marie Trintignant, sa mort est quand même apparue comme un accident triste. L’aspect accidentel l’emportait sur tout le reste. Aujourd’hui, ce n’est pas l’aspect accidentel qui serait mis en lumière, mais le fait que trop d’hommes considèrent avec naturel que la violence est un moyen légitime d’utiliser. Je pense qu’aujourd’hui, l’affaire aurait un retentissement plus grand. »

En miroir, l’avocat, un grand séducteur qui fut l’époux de Marie-France Pisier, cite ces phrases de son ami Pierre Lazareff, l’ancien directeur de France Soir, recueillies juste avant sa mort : « Les gens croient que tout ce qui m’intéresse, c’est l’argent et le pouvoir. Mais je n’ai aimé que deux choses dans la vie : les femmes et les voyages. Ou plutôt non, une seule chose : les femmes en voyage. »

Ministre à trois reprises, sous François Mitterrand, Georges Kiejman en tire un constat : « Le vrai pouvoir, je ne l’ai jamais eu. Dans un gouvernement, on peut compter sur la moitié d’une main les ministres qui ont du pouvoir : les Finances, les Affaires étrangères et l’Intérieur, un peu. Les autres sont quand même très soumis au Président. Alors, le pouvoir pour le pouvoir… Non. Comme dirait Lazareff, je préfère les femmes en voyage. Les femmes, c’est le seul domaine sur lequel je n’ai aucun recul critique. » (rires)

RECUEILLI PAR FRANÇOIS BARRÈRE