À Tibériade, la «révolution» du nouveau maire bouscule les religieux

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Élu en octobre 2018, Ron Cobi entend faire « revivre » la ville israélienne durant le shabbat au grand dam des ultraorthodoxes, qui craignent pour leurs acquis à l’approche des élections législatives du 9 avril.

Nathalie (prénom changé) voit la vie en noir, un noir sans nuance comme celui de ses cheveux fins, de son pantalon en simili cuir et de cette déception qui la ronge puis, soudain, jaillit : « Depuis plus de trois ans je m’ennuie, il n’y a rien à faire ici! » « Ici », c’est la ville israélienne de Tibériade, 40 000 habitants dans un fouillis d’immeubles gris qui s’agrippe aux rives escarpées du lac biblique.

Théâtre, pour les chrétiens, d’une grande partie de la vie de Jésus – l’appel des premiers disciples, la pêche miraculeuse –, le site est également chargé de lieux saints pour les juifs. Parmi ceux-ci, la tombe d’un vénéré docteur de la Mishna (la Torah orale), rabbi Meir, où de nombreux pèlerins espèrent des miracles, ainsi que celle de son maître, rabbi Akiva.

Tibériade évoque aussi d’exaltants souvenirs à Nathalie, mais dans un autre registre. Franco-israélienne, 48 ans aujourd’hui, elle en avait 17 quand elle quitta Paris pour des vacances au bord de la mer de Galilée (autre nom du lac). « Ce qu’on s’est marréles gens de Tel-Aviv venaient même faire la fête ici, il y avait des pubs, de la jeunesse, ça bougeait ! » se souvient-elle.

La ville sombre dans l’ennui

Mérite supplémentaire et non négligeable de la ville : lors du même séjour, Nathalie y rencontra son mari, qui, aussi vite, la suivit « par amour » en France. Ensemble, ils y firent leur vie, jusqu’au jour où, cinq enfants et quelque 25 ans plus tard, ils décidèrent de s’établir là où tout avait commencé : Tibériade. En 2015, le couple y a ouvert un commerce après avoir abandonné appartement et emplois à Paris.

Le début de la période noire de Nathalie, qui n’en peut plus de pester : « Avant, il y avait de bonnes choses et de belles personnes ici, mais aujourd’hui, la ville est morte. » Et de désigner les coupables de ce funeste ennui : « les religieux ».

Nathalie n’a pas tort. Tibériade n’échappe pas à une tendance générale en Israël, marquée par l’accroissement de l’influence des ultraorthodoxes sur l’espace public, les institutions et la vie politique, notamment via leurs partis. « Tibériade est l’exemple parfait de phénomènes qui se déroulent plus lentement ailleurs dans le pays », note Sagi Agmon, juriste au sein de Hiddush, ONG défendant la liberté religieuse et l’égalité.

Le maire bouscule les interdits

Magasins et restaurants fermés pendant le shabbat, quasi-absence de divertissements, touristes exclusivement religieux, promenade déserte le long du « Kinneret » (la mer de Galilée)… Les ultraorthodoxes représentent aujourd’hui 22 % de la population de Tibériade, (contre 10 % en Israël). Et à mesure qu’a progressé leur présence, la ville s’est repliée sur une version rigoureuse de la religion, où seules valent l’étude de la Torah et l’application stricte des « mitzvot » (les commandements). Les rues ont gagné en austérité et perdu en visiteurs.

Selon Nathalie, seule une volonté peut refaire vibrer la ville : celle de Ron Cobi, 47 ans, ancien homme d’affaires dans le secteur de l’énergie et nouveau maire. Un sauveur pour la commerçante, pour qui elle laisse échapper son unique cri du coeur : « J’ai voté pour lui  ! »

Élu sans étiquette en octobre 2018 sur la promesse de faire « revivre »la cité, l’édile s’évertue à bousculer les interdits. Quitte à indigner, voire enflammer les religieux, dont la colère et l’inquiétude redoublent à l’approche des élections législatives du 9 avril.

Les ultra-orthodoxes s’alarment

« Yahadut Hatorah et Shass (les principales formations ultraorthodoxes : NDLR) font de ces élections une guerre pour l’identité d’Israël, explique Sagi Agmon, de l’ONG Hiddush. Ils répandent la peur en expliquant que s’ils sont absents du futur gouvernement, celui-ci autorisera l’ouverture des magasins pendant shabbat et le mariage civil » – seule l’union religieuse est possible aujourd’hui.

Dépendant du soutien des religieux au parlement, le gouvernement du premier ministre sortant, Benyamin Netanyahou, leur a été « très favorable », rappelle le juriste. Il cite notamment l’accroissement des dotations aux yeshivas, les centre d’études de la Torah, ou le transfert de la prérogative d’autoriser l’ouverture des commerces pendant shabbat au ministère de l’intérieur, occupé par le leader du Shass, Arye Deri. Des acquis que les ultraorthodoxes tremblent de perdre en cas de victoire des adversaires centristes de Benyamin Netanyahou.

Des bus pendant le shabbat

Sur les rives du lac de Tibériade, la défaite a déjà commencé. Depuis février, une ligne de bus fonctionne pendant shabbat, presque une exception en Israël, où les transports publics sont à l’arrêt durant ces 24 heures. Ron Cobi, pardessus noir et téléphone portable toujours à portée de main, justifie sa décision à la terrasse du « Big Ben », un bar près de la promenade : « Nous nous levons pour nos droits, personne ne peut nous dire ce que nous devons manger ou quand nous devons conduire ! »

Malgré ses accents émancipateurs, le maire se défend de toute provocation à l’endroit des « haredim », les ultraorthodoxes, en arguant de ses origines – naissance à Tibériade, un grand-père et un arrière grand-père rabbins. Il insiste : son intention est sociale. « Ce bus doit profiter aux habitants qui n’ont pas de moyens de locomotion pour se rendre jusqu’au bord du lac. »

Faire revenir les touristes

Mais voilà, Ron Cobi ne s’arrête pas là. Depuis son élection, il permet aux magasins d’ouvrir pendant shabbat et organise des fêtes sur la promenade, le vendredi, avec baffles, danse, alcool et relais sur les réseaux sociaux… « Il y a quatre ou cinq mois, vous auriez vu la promenade vide, mais regardez comment c’était, vendredi dernier », se félicite-t-il en montrant la photo d’une foule jeune et joyeuse sous les eucalyptus bordant le lac.

Pour prouver que sa politique a déjà fait grimper le tourisme à Tibériade, il arbore un graphique à l’écran de son téléphone – en février, les hôtels ont affiché un taux d’occupation de 71 %, contre 47 % à la même période en 2015.

L’étude de la Torah avant tout

Cette renaissance n’en est pas une pour tous. Avriel, 44 ans et professeur dans une yeshiva, regrette l’époque récente où « tous les habitants de Tibériade étaient bien ensemble ». Vivant à Kiryat Shmuel, quartier religieux en bordure de la mairie, sur les hauteurs de la ville, il refuse tout regard à son interlocutrice mais consent à lui livrer ses états d’âme.

« En Israël, chacun peut faire ce qu’il veut, mais quand même, permettre aux gens profaner le shabbat ! s’indigne-t-il, bras croisés, chapeau noir et costume bleu sombre. C’est le jour le plus beau et maintenant, des voitures passent, c’est comme à Tel-Aviv ! »

Pour Avriel, père de onze enfants, « le plus important » tient à l’étude de la Torah, à laquelle il espère que ses fils se consacreront. « C’est un travail, car c’est un mérite d’étudier », explique-t-il. Un travail pour lequel lui et ses pairs reçoivent une indemnisation de l’État (environ 800 shekels par mois, soit 196 €) et qui les dispense d’une grande partie des impôts. Autant de manques à gagner pour les budgets municipaux, et une raison de plus à la bataille du nouveau maire.

Des habitants qui préfèrent se taire

Ron Cobi est certain que les ultraorthodoxes, très visibles, sont pourtant minoritaires. Et que la plupart des habitants attendaient sa « révolution » mais « avaient peur de dire quelque chose ». « Je fume le samedi, mais chut », dit une jeune femme travaillant à Kiryat Shmuel en taisant son identité.

Une forme de compromis que constate Sagi Avrom, le juriste de l’ONG Hiddush : « Les juifs les plus extrêmes dictent leurs règles aux laïcs ou aux traditionnels. » À ses yeux, ce rapport de force nuit à l’État hébreu : « Il approfondit les fossés dans les structures même de la société ainsi qu’entre les Israéliens et les juifs hors du payssurtout aux États-Unis. Ce peut être très dangereux pour Israëlcar sa situation internationale est complexe et, en cas de problème, nous avons besoin de leur soutien. ».

Source lacroix