La ville de Genève a inauguré hier une plaque commémorative à l’école des Cropettes. En 1943, l’armée y décidait du sort des réfugiés.
Aujourd’hui, l’école rénovée des Cropettes résonne de rires d’enfants et scintille sous ses façades dorées. Mais le tableau idyllique masque un sombre passé. A cet emplacement se tenait une ancienne école primaire réquisitionnée en 1943 pour faire office de centre de triage des réfugiés passés clandestinement en Suisse. Vingt-cinq mille personnes ont été enregistrées à la frontière franco-genevoise durant la Seconde Guerre mondiale et l’école des Cropettes a vu transiter 2526 réfugiés (lire le Témoignage ci-dessous et ci-contre); 1622 étaient juifs, près de 80 ont été refoulés et 17 ont été déportés vers les camps de la mort.
A l’occasion de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, la Ville a inauguré hier une plaque commémorative. L’initiative émane d’une Genevoise, Claire Luchetta-Rentchnik, et se veut un hommage aux refoulés et un devoir de mémoire. «Ce lieu demeure significatif de la mémoire de cet épisode sombre de notre histoire et cette inauguration fait écho à l’actualité tragique», ont rappelé Rémy Pagani, conseiller administratif, et Esther Alder, maire de Genève.
Genève, zone de transit
A Genève, la politique d’accueil des réfugiés n’a cessé de fluctuer pendant la guerre. Elle n’était pas du ressort des autorités cantonales, explique Pierre Flückiger, archiviste d’Etat. «Le Département fédéral de justice et police fixait les règles d’accueil et l’armée se chargeait de les faire appliquer.» Qui étaient ces réfugiés? «Des juifs, des Français qui fuyaient la domination allemande et le STO (ndlr: Service du travail obligatoire, créé pour réquisitionner de force de la main-d’œuvre pour les Allemands), des résistants, des déserteurs.» Lorsqu’un réfugié était arrêté à la frontière, il subissait un interrogatoire et était envoyé dans un centre d’accueil aux Charmilles, à Varembé ou encore au Bout-du-Monde. Les réfugiés refoulés étaient ramenés à la frontière. «Les autres partaient dans un camp de quarantaine, avant d’être mutés hors de Genève dans des camps de travail, chez des agriculteurs ou dans un hébergement privé s’ils en avaient les moyens, tout en restant surveillés. Le canton était une zone de transit et la Confédération refusait que les réfugiés accueillis restent près des frontières.»
Qui pouvait espérer obtenir l’asile? «Les enfants, les familles avec enfants de moins de 16 ans, les seniors, les réfugiés politiques, ceux qui avaient des parents en Suisse, les militaires, entre autres. Mais les règles évoluaient sans cesse, selon ce qui se passait à l’extérieur de la Suisse et selon les réactions à l’intérieur du pays.»
L’arbitraire qui dirigeait
Un premier durcissement de la politique d’accueil intervient en décembre 1940: la Confédération ordonne la fermeture partielle de ses frontières. Durant l’été 1942, les rafles de juifs s’enchaînent en France, Berne craint alors un afflux massif de réfugiés. Ses directives précisent qu’il faudra dorénavant «refouler plus souvent les réfugiés, même s’il peut en résulter pour eux des inconvénients sérieux, de type mise en péril de la vie ou de l’intégrité corporelle…». Quelques jours plus tard, la frontière est fermée, Berne explique que «la barque est pleine». Mais sur le terrain, les directives ne sont pas forcément appliquées à la lettre, comme l’explique Pierre Flückiger: «C’était souvent l’arbitraire qui dirigeait. On constate des appréciations au cas par cas selon si le réfugié peut subvenir à ses besoins, s’il a des proches en Suisse. Certains ont été accueillis alors qu’ils n’auraient pas dû l’être et vice versa.» Ce n’est qu’après le débarquement de Normandie que Berne décrète que ceux dont la vie est menacée seront accueillis. Les persécutions raciales justifient enfin l’asile.
Entre 1942 et 1945, près de 86% des réfugiés civils étrangers arrêtés à la frontière franco-genevoise ont été accueillis, selon un rapport de chercheurs genevois paru en 2000. 14% ont été rejetés, avec des destins souvent tragiques. C’est le cas de Rosette Wolczak, juive de 15 ans, refoulée arbitrairement des Cropettes. Déportée, elle est décédée à Auschwitz…
Témoignage de François Bocquet, ancien réfugié
François Bocquet a passé deux nuits à l’école des Cropettes, en 1944, alors qu’il avait 21 ans. Aujourd’hui, à 93 ans, le Bernésien d’adoption se souvient: «En 1943, j’habitais avec ma famille à Chambéry. Un jour, j’ai reçu une lettre de la police française qui m’ordonnait de partir en Allemagne, pour le Service du travail obligatoire. Mon père m’a dit de fuir chez ma grand-mère à Vulbens.» Quelques jours plus tard, la police retrouve sa trace, il doit se cacher. Le courrier de sa famille est ouvert, tous sont surveillés. Sa tante lui conseille alors de se rendre en Suisse, à Bernex, où vivent des proches.
A pied jusqu’à Perly
«Le 19 janvier 1944, j’ai donc quitté Vulbens, à vélo jusqu’à Saint-Julien puis à pied jusqu’à la douane française de Perly. Seul, sans valise, sans rien. Je me suis caché et j’ai attendu. Une première patrouille allemande est passée. Puis une deuxième. Il s’était écoulé vingt?minutes entre leurs passages. Je disposais donc de ce même laps de temps avant que les gardes ne reviennent.»
Il court jusqu’au mur de barbelés haut de 1,80 m. «On m’avait conseillé de l’escalader comme une échelle, près du pilier en béton où il y avait le moins d’élasticité. J’ai donc grimpé à mains nues… Les barbelés s’enfonçaient dans ma peau mais je ne sentais rien, j’avais trop peur.» Il se retrouve de l’autre côté et se remet à courir. Mais pas pour longtemps, un policier l’intercepte. «Ce grand type m’a emmené à la douane. Sa femme a soigné mes mains avant qu’on me mette en cellule. Puis une camionnette est venue me chercher, estampillée «Grand Passage», du nom du bien connu magasin. Ses camionnettes de livraison avaient été réquisitionnées!» Trois autres réfugiés, juifs, montent à Bernex et tous sont emmenés à l’école des Cropettes. «Et là, mon Dieu… la salle de classe était jonchée de paillasses, il y avait des gens partout, des enfants qui pleuraient…» Le lendemain, le jeune Français subit un interrogatoire, il doit donner les noms des personnes qu’il connaît en Suisse et la police vérifie ses dires. «C’est grâce à ces proches que j’ai pu rester en Suisse.» Après deux nuits aux Cropettes, il est placé en quarantaine au camp des Charmilles. «J’y suis resté 42 jours. C’était dur mais on ne faisait pas les difficiles, on avait à manger, et c’était toujours mieux que ce qui nous attendait dans nos pays.»
Au terme de la quarantaine, on veut l’envoyer en Suisse alémanique, «pour travailler dans les tourbières. Mais mon autre grand-mère, qui habitait à Bernex, a convaincu un voisin de m’offrir du travail. Je suis resté chez lui dix mois, je suis tombé amoureux de sa fille et quelques années plus tard, il est devenu mon beau-père!»
«Fusillés sous mes yeux»
Avant cet épilogue heureux, François Bocquet a dû repartir en France, à la fin de 1944. «J’avais peur d’être pris pour un déserteur et de ne plus jamais pouvoir mettre les pieds en France… Quand je suis arrivé à la douane de La Croix-de-Rozon, trois types mitraillette au poing ont déboulé dans le bistrot voisin et ont tiré en rafale. C’étaient des collabos. Ils ont pris la fuite mais ont vite été arrêtés. Ils ont été fusillés sous mes yeux. Je n’oublierai jamais ces images.»
Le jeune homme passera dix-huit mois à Constance dans les troupes d’occupation avant d’être démobilisé. Il deviendra employé de la SNCF, sera muté à Genève en 1947 et travaillera trente-deux ans à la gare Cornavin.
«Sauvé par un réseau clandestin»
Edmond Richemond a 86 ans et est juif français. Après avoir fui Paris, il a séjourné deux jours aux Cropettes en 1943. «J’avais 12 ans quand a eu lieu la rafle de juillet 1942 à Paris. Mon père et mon frère se sont cachés. On pensait que les Allemands ne prendraient pas les enfants et les mères. Or ils ont embarqué la mienne… J’ai dû me cacher. Mon père m’a confié à des amis, j’étais trop jeune pour me sauver avec lui. Quand ils n’ont plus voulu me garder, je me suis retrouvé livré à moi-même. J’ai finalement trouvé de l’aide auprès d’un réseau clandestin qui acheminait des jeunes juifs en Suisse.» Il arrive à Annemasse avec d’autres enfants et un guide les conduit à la frontière à Veyrier. Mais une fois sur place, il les abandonne. «On a mis nos habits sur les barbelés et on a réussi à passer. Mais une sentinelle nous a repérés… On a cru que c’était un Allemand, leur uniforme ressemblait beaucoup à celui des Suisses!»
Les enfants sont emmenés au centre des Cropettes. «Ils m’ont interrogé, j’y suis resté deux jours avant d’être placé dans plusieurs autres camps.» Il est finalement installé à Champéry, dans un hôtel réquisitionné pour les réfugiés. Mais il craint d’être envoyé dans un camp de travail. «J’ai voulu me rendre utile pour qu’on me garde là où j’étais! Alors j’ai proposé de créer une équipe chargée de gérer les arrivées et départs des réfugiés, de nettoyer les chambres, etc.» Sa proposition est acceptée, il reste à l’hôtel plusieurs saisons. En 1945, Edmond Richemond a pu rentrer à Paris. Son père et son frère ont survécu à Auschwitz. Pas sa mère.
Le cas de Rosette
Edmond Richemond et François Bocquet ont pu rester en Suisse. D’autres n’ont pas eu cette chance. C’est le cas de Rosette Wolczak, juive de 15 ans qui arrive aux Cropettes après avoir fui la France. Son âge lui permet d’être accueillie. Or, elle est refoulée pour avoir «outragé les mœurs». En réalité, elle a subi des gestes déplacés de la part de soldats. Déportée, elle meurt à Auschwitz. Claude Torracinta, journaliste et producteur genevois, a mené l’enquête pour comprendre les raisons de la décision prise aux Cropettes. Il vient de publier un livre.