Vous avez dit «crime contre l’humanité» ? Par Sabine Prokhoris

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Dans un moment de recrudescence de l’antisémitisme, les dérapages sémantiques, qui mettent sur le même plan Shoah et violences des forces de l’ordre, participent de l’antisémitisme ambiant et ne résolvent pas l’usage disproportionné de la force par la police.

«J’accuse Macron et Castaner de crimes contre l’humanité.» Tels sont les premiers mots d’une pétition initiée fin février par Francis Lalanne et le collectif Article 35 des Droits de l’homme (1) en vue de «forcer Emmanuel Macron et Christophe Castaner à répondre de leurs actes devant la Cour pénale internationale». A l’heure où j’écris ces lignes, elle a recueilli pas moins de 76 800 signatures.

Le texte commence par expliquer ce qu’est cette Cour, issue d’un traité entré en vigueur le 1er juillet 2002, et la définition qu’elle donne du crime contre l’humanité : «On entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile […].» Suit une série d’actes, qui seront qualifiés comme crimes contre l’humanité pour autant qu’ils résulteront de ce type d’agression.

Il passe ensuite à la mobilisation des «gilets jaunes», objets, si l’on suit les auteurs, de ce type d’«attaque généralisée et systématique» menée par le pouvoir contre sa population – police comprise puisque des blessés se comptent aussi parmi les forces de l’ordre.

Suit ceci : «Cette pétition est un outil pour additionner nos forces[…]. [Elle] est le premier moyen de pression qui appellera d’autres actions […] : objectif 250 000 signatures !»

Dans un moment de recrudescence exponentielle de l’antisémitisme – visant non seulement des juifs et/ou autres «grosses merdes sionistes» mais quiconque serait du côté des «puissants» (ou que l’on soupçonne de leur être «vendu»), de «Macron, pute à juifs» à Ingrid Levavasseur, ex-égérie des «gilets jaunes» exfiltrée d’une manifestation de «gilets jaunes» aux cris de «sale juive» -, il n’est pas inutile de questionner une initiative de cette nature.

Quel rapport, me direz-vous, avec l’antisémitisme ? Auriez-vous vu le mot «juif» dans cette pétition ? Certes, non. C’est là le point.

Qu’efface cette prose, là même où elle y fait allusion – très cyniquement au demeurant, car si l’accusation de crime contre l’humanité vaut comme «moyen de pression», cela démontre à quel point ce qu’il en est réellement de tels crimes importe peu aux belles âmes qui prétendent la lancer ?

D’abord, il n’aura échappé à personne (quoique…) que l’incipit de la pétition est une référence au J’accuse d’Emile Zola : lettre ouverte adressée au président Félix Faure publiée dans l’Aurore en défense du capitaine Dreyfus. Autrement dit, ces nouveaux Zola autoproclamés commencent par se placer sous l’égide d’une figure du combat politique non pas en l’occurrence contre l’injustice en général, mais contre une injustice spécifiquement antisémite. A moins que pour nos activistes ce fait n’ait aucune importance, et que seul compte désormais le geste d’accuser ? Allez savoir. Gageons que la spécificité historique du combat dreyfusard compte ici – elle est une source de légitimité superlative, à raison de ses traces dans l’imaginaire collectif -, mais pour être aussitôt gommée. On ne retiendra que la lutte, ici en défense des «gilets jaunes» injustement attaqués, en oblitérant (c’est plus prudent, au vu des incidents antisémites qui impliquèrent certains d’entre eux) l’essentiel du sens de la référence au geste de Zola.

La suite est à l’avenant – en pire.

Faut-il rappeler que la catégorie juridique de crime contre l’humanité n’a pas surgi ex nihilo en 2002, mais fut élaborée en 1945, lors du procès de Nuremberg, comme celle de génocide (2) ? Pour qualifier l’extermination des Juifs par les nazis. Elle fut ensuite utilisée – et pas à la légère, ou comme «moyen de pression» -, pour d’autres crimes d’Etat et génocides.

Assurément, les violences policières (un usage disproportionné de la force) – face à des manifestants dont certains ne se sont pas illustrés par leur pacifisme, et ne se sont pas contentés de «manifester leur droit à vivre dignement» – sont condamnables.

A les mettre subrepticement sur le même plan que la Shoah, que fait-on ? Que fait-on lorsqu’on prononce : «On nous gaze, c’est Auschwitz» (pour qui n’aurait pas compris) ? L’on convoque une réalité historique. Mais par un jeu douteux d’effets d’équivalences, et un littéralisme pervers (lacrymogène ou zyklon B, c’est toujours du «gaz»), on la dénie. Effet – sinon visée – négationniste. Question indissociable de l’antisémitisme après la Shoah.

(1) Référence à un article de la Constitution de juin 1793 (jamais appliquée pour cause de Terreur) qui reconnaît le droit à l’insurrection.
(2) Sur ce point, on ne saurait trop recommander la lecture du livre de Philippe Sands, Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017), qui retrace de façon passionnante et précise les débats qui ont conduit à l’élaboration de ces concepts dans le droit international.

Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste

Source liberation