Dans son ouvrage « Savant cherche refuge », le physicien Sébastien Balibar raconte comment les grands noms juifs de la science ont survécu à la Seconde guerre mondiale.
En octobre 2016, l’historien Patrick Boucheron organisait au Collège de France un grand colloque dont le thème était « Migration, réfugiés, exil ». Un sujet d’actualité qui résonne fortement avec les pages les plus sombres de l’histoire. Sébastien Balibar, physicien, directeur de recherche au CNRS et membre de l’Académie des sciences, y a présenté deux figures importantes de sa discipline : le Hongrois Laszlo Tisza et l’Allemand Fritz London, deux savants qui fuirent l’antisémitisme de leurs pays pour se réfugier en France. Deux acteurs de premier plan dans la compréhension des manifestations macroscopiques de la nouvelle physique quantique qui semblait, à l’époque, cantonnée au monde microscopique des atomes. De leur difficile survie qu’il a reconstituée à travers archives et rencontres, il a tiré un livre publié aux éditions Odile Jacob, intitulé « Savant cherche refuge ». Vibrant au rythme de leur fuite périlleuse, l’ouvrage raconte une histoire de la physique qui n’est pas sans rappeler la situation de certains migrants qui tentent aujourd’hui de survivre. Rencontre avec Sébastien Balibar.
Sciences et Avenir : Le personnage principal de votre livre est le physicien Laszlo Tisza. Comment l’avez-vous connu ?
Sébastien Balibar : Je l’ai rencontré en l’an 2000. Je préparais pour l’Université de tous les savoirs une conférence sur la superfluidité, cette propriété de certains fluides comme l’hélium liquide dont la viscosité disparaît à très basse température. Dans un verre très froid, l’hélium liquide remonte le long des parois et s’écoule en dehors jusqu’à la dernière goutte. Le verre se vide tout seul ! Il coule aussi à grande vitesse à travers la moindre fente ou le plus fin capillaire. Je cherchais à reconstituer l’histoire de cette surprenante découverte dans les années 1935-1941, lorsqu’un collègue américain m’a dit que Tisza, à 93 ans, était toujours actif. J’ai alors échangé avec lui correspondance et visites. Puis, en 2007, j’ai été invité à fêter son centième anniversaire au Massachusetts Institute of Technology, le célèbre MIT de Boston (Etats-Unis) où Laszlo Tisza était professeur honoraire. Mais lorsque je suis arrivé, il venait d’être hospitalisé à la suite d’un accident vasculaire cérébral. Je suis allé le voir. C’était très émouvant. Il est mort deux ans plus tard.
C’est à Paris que Tisza a rencontré le second personnage important de ce récit …
En effet, il y a rencontré Fritz London qui, lui, fuyait l’Allemagne nazie. Né en 1900, London avait fondé la chimie moderne en y introduisant la physique du célèbre Erwin Schrödinger, père de la physique quantique. Fuyant l’antisémitisme à Berlin, il s’était réfugié à Oxford puis à Paris en 1936. C’est là qu’il rencontra Tisza qui, lui, fuyait les nazis hongrois. London travaillait à l’Institut Henri Poincaré et Tisza en face, au Collège de France. C’est ensemble qu’ils firent une découverte majeure pour la physique de l’époque : la physique quantique se manifestait aussi dans le monde visible à l’œil nu.
Comment et dans quelles conditions ont-ils été accueillis?
En 1936 le Front Populaire arrive au pouvoir et forme un gouvernement où deux éminents prix Nobel – Irène Joliot-Curie puis Jean Perrin – sont nommés sous-secrétaires d’État à la Recherche scientifique. Avec d’autres scientifiques liés au Front Populaire tels que Jean Perrin, Paul Langevin, Frédéric Joliot-Curie et bien d’autres, Louis Rapkine crée le Comité français pour l’accueil et l’organisation du travail des savants étrangers. Le but principal était d’attribuer une bourse d’un an pour répondre à l’urgence : il fallait d’abord sauver la vie de ces réfugiés en fuite. Puis réorganiser leur existence entre l’adaptation à un nouvel environnement et la douleur d’avoir abandonné leurs parents derrière eux : Fritz London avait quitté sa mère et Tisza ses deux parents. Ce comité, organisé par un groupe d’intellectuels courageux, a bénéficié d’une reconnaissance d’utilité publique qui lui permit d’obtenir des financements de la part de mécènes comme la fondation Rothschild et Robert Debré. Au bout d’un an la Caisse nationale de Recherche scientifique, la » CNRS » devenue aujourd’hui le CNRS, prenait généralement le relai. Mais dès 1939, les mesures antijuives font leur apparition en France. C’est de nouveau l’exil : par miracle, London réussit à quitter la France pour les États-Unis en septembre 1939 et Tisza n’y parvient qu’en mars 1941.
Les réfugiés sont nombreux aujourd’hui et parmi eux des scientifiques. Vous participez au programme PAUSE. De quoi s’agit-il ?
C’est le « Programme national d’aide à l’accueil en urgence des scientifiques en exil » fondé en 2016. Les deux présidents sont les biologistes Alain Prochiantz et Edith Heard, tous deux professeurs au Collège de France. En 1936, le Collège était déjà en première ligne du combat politique pour les savants immigrés. Nous avons reçu le soutien financier de nos deux derniers gouvernements. Les demandes affluent et malheureusement ne tarissent pas. Aujourd’hui, environ 120 personnes bénéficient chaque année de ce programme, ce qui leur permet de reprendre leur métier de chercheur. Qui sait ? De leurs efforts surgiront peut-être des découvertes majeures !
« Savant cherche refuge. Comment les grands noms de la science ont survécu à la Seconde Guerre mondiale« , Editions Odile Jacob, 256 pages, 24 euros.